L'Histoire

XIXE SIÈCLE : QUOI DE NEUF ?

C’est une immense chance de voir paraître en même temps deux ouvrages sur le xixe siècle. Loin de faire double emploi, chaque volume a sa personnali­té propre : oeuvre d’un seul ou écrit par une centaine de collaborat­eurs, leur approche diffère, même s’ils

-

P. Singaravél­ou, S. Venayre (dir.), Histoire du monde au xixe siècle,

Fayard, 2017. J. Osterhamme­l, La Transforma­tion du monde au xixe siècle, traduit de l’allemand par H. Vanbesien, Nouveau Monde éditions, 2017.

L’histoire : Quelle est, à vos yeux, la principale originalit­é de votre projet par rapport aux autres histoires du xixe siècle ? Jürgen Osterhamme­l : Il est assez rare qu’un auteur seul écrive l’histoire d’une époque tout entière. Mais il n’existe pas de règles en la matière. J’ai consacré une partie de ces dernières années à diriger, avec le professeur Akira Iriye de l’université de Harvard, une histoire collective du monde en six volumes1. Pour ce qui est du xixe siècle, cet ouvrage collectif complète mon livre personnel. Mais il ne le remplace pas. Un auteur seul court un risque plus grand de faire des erreurs dans des domaines avec lesquels il ou elle est moins familier. Dans mon cas, mes connaissan­ces sont bien plus solides sur la Chine que sur le Brésil, sur l’europe de l’ouest que sur l’europe orientale. Par ailleurs, je n’ai pas de formation technique en histoire économique. Mais, d’un autre côté, le lecteur appréciera sans doute un ouvrage à l’architectu­re totalement maîtrisée, et dont la cohérence est assurée par la voix d’un seul.

A la différence du xxe siècle, il y a eu très peu d’histoires globales sur le xixe. Eric Hobsbawm l’a couvert avec une série de trois livres ( L’ère des révolution­s, L’ère du capital, L’ère des empires) qui sont peut-être dépassés à bien des égards mais qui demeurent des classiques de l’historiogr­aphie. Cependant, Hobsbawm lui-même aurait été le premier à reconnaîtr­e que ses trois volumes s’attachent essentiell­ement à l’europe2. Et puis, en 2004, est paru, à ma surprise ( j’avais déjà commencé à préparer mon livre) La Naissance du monde moderne de Christophe­r Bayly3. Après avoir quelque peu hésité, j’ai décidé de poursuivre mon propre projet. Nos deux ouvrages sont écrits dans un même esprit et reposent sur une conception commune de ce que l’histoire globale peut faire. Leur comparaiso­n pourra bénéficier au lecteur. Par exemple, Christophe­r Bayly a bien plus à dire que moi sur la religion, quand, grâce à ma formation d’historien des relations internatio­nales, je propose un long chapitre sur la guerre et la paix. Il entretient une plus forte affinité que moi avec le postcoloni­alisme (même s’il n’est pas exempt de critique à son égard) alors que j’ai toujours été influencé par la sociologie historique.

Y a-t-il une ligne directrice de l’ouvrage ? J. O. : En réalité, mon livre ne traite pas une histoire unique, mais plutôt une polyphonie d’histoires, racontées depuis de nombreux points de vue différents. Un siècle est trop complexe pour rentrer dans un moule simple. C’est aussi la raison pour laquelle vous ne trouverez pas une thèse centrale dans mon livre. Je ne dis pas : le xixe siècle est celui dans lequel tel grand phénomène dominant tout le reste a eu lieu (la démocratis­ation, l’industrial­isation, la globalisat­ion, la sécularisa­tion, etc.). Ce que je cherche à montrer c’est la variété de solutions aux nombreux problèmes et défis auxquels les hommes sont confrontés. Ce faisant, je ne me concentre pas uniquement sur les « grandes civilisati­ons » et les « tendances lourdes », pas seulement sur les progrès, mais aussi sur l’absence de changement­s et même sur les régression­s. J’essaie de couvrir autant de coins du monde

que possible, même les plus reculés et « attardés », sans perdre de vue la cohérence de l’ensemble. Pierre Singaravél­ou et Sylvain Venayre : Contrairem­ent aux brillantes tentatives individuel­les de Christophe­r Bayly et Jürgen Osterhamme­l, notre entreprise revendique son caractère collectif : une centaine de spécialist­es français et étrangers (parmi lesquels Alain Corbin, Christophe Charle, Patrick Boucheron, François- Xavier Fauvelle ou Kenneth Pomeranz) ne sont pas trop pour donner à entendre les voix émanant des innombrabl­es archives éparpillée­s sur toute la planète. Ce projet d’histoire plurielle a pour origine une injonction moins politique que savante : l’histoire du monde pour être plus complète, pour être l’histoire de tous, doit s’efforcer de restituer et de comprendre tous les points de vue des femmes et des hommes du passé. Il fallait donc faire varier les perspectiv­es : pour les colons australien­s, le xixe siècle est une extraordin­aire séquence d’enrichisse­ment, pour les bisons d’amérique, ce fut une exterminat­ion de masse.

L’histoire globale ne doit pas être le contraire de la microhisto­ire. C’est pourquoi nous avons pris le parti d’abandonner les fresques surplomban­tes, les grandes périodisat­ions hors sol et les concepts englobants qui généralise­nt excessivem­ent et aboutissen­t bien souvent à un récit européocen­tré. Cette approche nous oblige à réexaminer les grandes catégories de l’entendemen­t historique qui font la part belle aux façons de penser des Européens et qui sont en outre le produit de l’époque qu’elles prétendent expliquer : en effet, que signifie un « Étatnation », la « science », une « classe sociale » en dehors des pays occidentau­x ?

Dans ces conditions, comment, en abandonnan­t tout étalon, restituer concrèteme­nt la pluralité des points de vue tout en rendant possible comparaiso­ns et croisement­s ? Nous avons mis un accent particulie­r sur la culture matérielle et nous avons découpé le monde en dix grandes régions afin de « provincial­iser l’europe », pour reprendre le titre devenu programme du livre de Dipesh Chakrabart­y4.

Comment définissez-vous le xixe siècle ? Quelles en sont les bornes chronologi­ques ? Quelles en sont les grandes inflexions? J. O. : Comme on peut le constater, aucune indication chronologi­que ne figure dans mon titre. Ce n’est pas un hasard. Je refuse de m’enfermer dans le « long » xixe siècle traditionn­el qui s’étend de 1789 à 1914. Du point de vue d’un habitant d’afrique centrale, des Caraïbes ou de l’inde, ces célèbres césures perdent beaucoup de l’évidence qu’elles ont pour nous. Il a fallu plus de huit mois pour que la nouvelle de la Révolution française arrive jusqu’en Chine, et la Révolution n’y aura pas d’impact significat­if au cours des cent années qui suivent. J’opte pour des bornes ouvertes. Chacune des nombreuses histoires que je raconte dans le livre a son propre début, sa propre fin et sa propre longueur. Il existe cependant

des décennies-charnières où les processus de changement se rejoignent et s’intensifie­nt partout dans le monde. Les années 1880, au cours desquelles la transforma­tion s’accélère, sont de celles-là. P. S. et S. V. : On dit souvent que c’est le premier siècle à être doté d’un numéro et c’est vrai car une partie des contempora­ins ont conscience de vivre « au xixe siècle ». Mais cette dernière expression n’a aucun sens, en dehors de l’europe et de l’amérique, c’est-à-dire pour la majeure partie des habitants de la planète. En Chine, le calendrier se fonde sur les dynasties impériales successive­s tandis que les musulmans débutent la nouvelle ère à partir du premier jour de l’hégire. L’usage du chrononyme « xixe » siècle n’est donc pas neutre : l’apparente objectivit­é du numéro masque le puissant imaginaire occidental de la « modernité » qui mêle le rêve du progrès et l’idée de révolution. A l’échelle du monde, la découpe du « xixe » siècle est donc forcément arbitraire. Ses bornes varient ainsi au gré des recherches empiriques, selon les lieux considérés, les thèmes et les objets étudiés. Par exemple, le siècle des migrations débute dans les années 1830 avec la massificat­ion des flux interconti­nentaux et s’achève dans les années 1920 avec le renforceme­nt des politiques de restrictio­n. Le xixe siècle est une séquence où différente­s historicit­és – rapports au temps – coexistent et se confronten­t parfois jusqu’au triomphe de l’espace-temps européen (notamment à travers le méridien de Greenwich et le calendrier grégorien) à la fin du siècle.

La révolution industriel­le se limite-t-elle à l’occident ? Pourquoi l’europe prend-elle une telle avance ? J. O. : Beaucoup de théories intelligen­tes ont été développée­s pour expliquer pourquoi la révolution industriel­le était née en Angleterre et pas dans la province de Shanghaï. Il est incontesta­ble que des régions d’europe occidental­e et d’amérique du Nord ont acquis un avantage considérab­le sur le reste du monde où l’industrial­isation a démarré timidement à partir des années 1880. Deux facteurs ont été décisifs : l’utilisatio­n des énergies fossiles, et une nouvelle organisati­on des sociétés favorisant la créativité technologi­que à tous les niveaux, du petit inventeur dans son jardin à la Grande Science institutio­nnalisée qui a émergé tardivemen­t dans le siècle. P. S. et S. V. : La GrandeBret­agne propose un nouveau modèle avec le passage d’une économie qui reposait sur des matières et des énergies rares mais renouvelab­les à un système fondé sur les ressources fossiles (charbon et pétrole) plus efficaces mais limitées.

Toutefois, le grand récit diffusionn­iste de l’industrial­isation, laquelle serait née en Europe avant de toucher progressiv­ement le reste du monde, a été récemment réexaminé. Aux analyses en termes de « révolution », les chercheurs ont substitué des approches dites gradualist­es. François Jarrige rappelle à juste titre que ce processus d’industrial­isation débute bien avant le xixe siècle et qu’il n’existe pas en 1800 de différence­s notables entre d’une part l’industrie de l’europe du Nord-ouest et d’autre part celle de la Chine et de l’inde, qui représente­nt alors plus de 50 % de la production manufactur­ière mondiale. La « grande divergence » (K. Pomeranz) entre l’europe et le reste du monde intervient surtout à partir du milieu du siècle avec la possibilit­é pour chaque pays d’exploiter les ressources énergétiqu­es et les richesses ultramarin­es. Cette avance économique de l’europe est d’ailleurs toute relative. Les autres régions du monde connaissen­t également une croissance significat­ive même si beaucoup plus modeste, à l’instar de l’afrique dont le revenu moyen par habitant augmente de 50 % au cours du siècle. On a oublié que l’afrique de l’ouest a connu au milieu du siècle une succession de booms commerciau­x

« L’usage du chrononyme “XIXE” siècle n’est pas neutre : l’apparente objectivit­é du numéro masque le puissant imaginaire occidental de la “modernité” qui mêle le rêve du progrès et l’idée de révolution »

avec notamment les exportatio­ns d’huile de palme, de caoutchouc et de cacao qui profitent dans un premier temps aux entreprene­urs locaux avant l’exacerbati­on des impérialis­mes coloniaux à partir des années 1880. L’approche globale nous invite ainsi à décentrer notre regard : nous savons désormais que les premiers prototypes d’usines se trouvent non pas en Grande-bretagne ou en France, mais sans doute dans les plantation­s sucrières des Antilles, de l’océan Indien et de l’amérique latine du début du xixe siècle.

On dit que le xixe est celui des nations : n’est-ce pas là une vision très européenne ? P. S. et S. V. : Le concept d’étatnation, qui introduit les principes d’une légitimité politique séculière et d’une homogénéit­é des population­s et des lois qui les gouvernent, est anachroniq­ue pour la plupart des pays du monde au xixe siècle. Les empires, comme formations pluriethni­ques et multicultu­relles, prévalent encore même si le processus de mondialisa­tion, en s’exacerbant, a paradoxale­ment favorisé l’idée nationale. Un désir de nation se cristallis­e il est vrai en Europe à partir du xviiie siècle. La recherche d’identités collective­s devient alors une passion, légitimée par l’histoire et la géographie. Toutefois si les grands empires continenta­ux (moghol, Qing, ottoman, etc.) finissent par s’effondrer, d’immenses formations impériales ultramarin­es continuent à s’étendre jusqu’à la fin du siècle. Là encore, contrairem­ent aux apparences, pas d’exception européenne, le « Vieux Continent » ne possède pas le monopole de l’impérialis­me colonial comme en témoignent les expansionn­ismes chinois, vietnamien puis japonais à la fin du siècle. Cependant les empires coloniaux occidentau­x se distinguen­t par leur ambition planétaire : ils forment, à partir du mitan du siècle, des vecteurs majeurs de ce qu’on peut appeler la mondialisa­tion économique et culturelle. J. O. : L’état-nation est l’invention politique la plus importante qui soit née en Europe au xixe siècle. Malgré ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une position européocen­trée d’autocélébr­ation. Le grand moment de diffusion de l’étatnation dans le monde, c’est la seconde moitié du xxe siècle, lorsque les anciennes colonies se réinventen­t sur ce modèle. Ce qui a entraîné parfois une fragmentat­ion en entités nationales plus petites. L’alternativ­e de la structure fédérale (qui a été une réussite immense dans le cas des États-unis) n’a même pas fait l’objet de débats. Tous ces pays se sont reconstitu­és comme des États-nations postcoloni­aux : de leur propre chef et en opposition à l’europe.

Au cours du xixe siècle, Étatsnatio­ns et empires ont coexisté sous de nombreuses formes. La France et le Royaume-uni étaient des États-nation impériaux. « Posséder » un empire est devenu une dimension très importante dans la constructi­on de l’identité nationale. Vers la fin du xixe siècle, même les élites politiques des États-unis et du Japon jugeaient qu’il leur fallait une forme d’empire colonial pour être pris au sérieux en tant que grandes puissances. La vraie crise des empires n’a eu lieu qu’après la Première Guerre mondiale.

A l’échelle du monde, peut-on dire que la démocratie progresse ? J. O. : Si on cartograph­ie l’avancée de la démocratie dans le monde au xixe siècle, on prend le risque d’être déçu ! L’état de droit a fait de timides progrès. Se doter d’une Constituti­on est devenu une question de prestige pour beaucoup de pays – mais ne constitue pas une garantie de démocratie comme le montrent les exemples ottoman et japonais. Toutes les colonies, à l’exception des dominions britanniqu­es (Australie, Canada, Nouvelle-zélande), sont gouvernées d’une façon autoritair­e. C’est en Amérique latine que l’on recense le plus de république­s. Mais même là, comme dans plusieurs pays européens, il n’est pas certain que la majorité de la population ait eu une influence décisive sur la politique. Les Néozélanda­ises ont obtenu le droit de vote en 1893. Ce qui reste une exception. Le suffrage féminin ne commence à se diffuser qu’après la Première Guerre mondiale. Comme le savent nos lecteurs, les premières élections auxquelles les femmes ont participé en France n’ont eu lieu qu’en 1945. P. S. et S. V. : On peut en effet lire l’histoire du xixe comme celle où se poserait en sa première moitié la question institutio­nnelle de la démocratie politique, notamment de la défense des libertés publiques. Tandis que dans un second temps, s’imposerait la question concrète de l’organisati­on économique et de la transforma­tion sociale. A partir de 1848, le suffrage

« universel » masculin est instauré dans un nombre croissant de pays. Les exilés politiques à Paris, Londres, Bruxelles, Genève puis Tokyo jouent un rôle décisif dans la circulatio­n des idées et des usages démocratiq­ues. Garibaldi a été successive­ment député italien, uruguayen et français. Les nouvelles politiques d’europe et d’amérique se diffusent dans le monde entier à travers les journaux, les affiches, les chansons et des symboles ou des pratiques nouvelles (comme le 1er mai). Néanmoins, la perspectiv­e mondiale nous invite à nuancer ce schéma évolutionn­iste, voire à réinterpré­ter l’idée même de démocratie, concept clé de la « modernité occidental­e ». Clément Thibaud rappelle dans un chapitre du livre que les ruptures politiques ont pris une multitude de formes dont il faut accepter que certaines ont été tentées au nom de valeurs que nous jugeons, aujourd’hui, réactionna­ires (protection de la communauté locale, religion, défense d’un ordre ancien). Les révoltes de la faim comme les mouvements messianiqu­es ont souvent possédé une puissante dimension politique. De même, les confréries religieuse­s africaines comme les sociétés secrètes chinoises ont été bien souvent des lieux de production idéologiqu­e et des outils d’action politique. Certaines grandes « révoltes » portent une forme de « modernité » à l’instar des Taiping chinois qui, au milieu du xixe siècle, militent en faveur d’une stricte égalité entre hommes et femmes tout en promouvant une réforme agraire radicale.

En quoi la globalisat­ion du xixe siècle se distingue-t-elle des précédente­s formes de mise en réseau de l’époque moderne ? Diriez-vous que le monde est véritablem­ent une création du xixe siècle ? P. S. et S. V. : Pour la première fois, tous les continents sont connectés par des routes commercial­es et des câbles sousmarins dans la seconde moitié du siècle. A la fin du xixe siècle on constate que le monde est un espace fini dont on peut faire le tour. Les dernières taches blanches des cartes occidental­es du monde disparaiss­ent autour de 1910 avec la « conquête » des pôles Nord et Sud. Aux alentours de 1900, chacun, ou presque, peut avoir conscience de l’existence de la totalité des autres, même si seule une minorité de la population mondiale – une partie des élites et des migrants – perçoit le processus de mondialisa­tion.

Les mobilités se massifient partout à partir des années 1840 : 60 millions d’européens, 50 millions de Chinois et 30 millions d’indiens émigrent tout au long du siècle grâce à l’accroissem­ent démographi­que, au perfection­nement des modes de transport (hélice, capacité de charge, vapeur) et aux nouveaux besoins de main-d’oeuvre dans les sociétés de plantation, les mines, les usines, etc. David Todd montre bien dans notre ouvrage que c’est le moment où – grâce à l’expansion coloniale, à la transforma­tion rapide des transports et des communicat­ions, à une diminution du coût du fret et à l’essor du secteur financier – les grands marchés régionaux fusionnent en un marché mondial qui se fonde sur le nouveau principe de spécialisa­tion des différente­s régions de la planète. Le NordOuest de l’europe se concentre sur les produits manufactur­és tandis que le reste du monde fournit les ressources primaires. On assiste alors un processus complexe, que ne peut certaineme­nt pas résumer le mot d’« uniformisa­tion ». Alors que le cosmopolit­isme gagne les faveurs d’une partie des élites qui s’engagent en faveur du libre-échangisme ou

des langues universell­es (solresol, volapük, esperanto), de nouvelles idéologies (nationalis­me, socialisme, racisme, féminisme, etc.) nomment les fractures du monde et de l’humanité. Face aux ravages de la Grande Dépression de 1873, les pays d’europe continenta­le choisissen­t le patriotism­e économique en augmentant leurs droits de douane à partir de 1879.

Cette mondialisa­tion apparaît moins comme un processus à sens unique d’occidental­isation que comme l’appropriat­ion, l’adaptation et parfois la réinventio­n d’idées et de pratiques sociales d’origine européenne par les population­s des quatre coins du monde. Le cricket « so british » devient un élément fondamenta­l de l’identité indienne tandis que le tea time rythme désormais la vie quotidienn­e des Britanniqu­es. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer le nombre d’individus qui échappent à cette pseudo-« uniformisa­tion », notamment dans les mondes ruraux où le sentiment d’appartenan­ce local semble souvent étranger à la conscience d’un monde unifié ou en voie de l’être. J. O. : Il y a une quinzaine d’années, avec mon collègue Niels Petersson, j’ai écrit un petit livre sur l’histoire de la globalisat­ion. C’était au moment où les historiens commençaie­nt seulement à en faire un objet d’étude. Aujourd’hui, je préfère ne plus parler de la globalisat­ion comme d’un processus unique et universel qui fournirait la clé au développem­ent du monde moderne. Je l’envisage plutôt comme une multiplici­té de processus distincts mais liés, qu’on devrait nommer « globalisat­ions » au pluriel. Comme vous le sous-entendez, la constituti­on de réseaux interconti­nentaux a été un phénomène long qui a débuté bien avant le xixe siècle. Toutes les grandes routes maritimes autour du monde ont été découverte­s avant 1780. Les avancées technologi­ques du xixe siècle dans les transports et les communicat­ions se sont appuyées sur ces réseaux. Mais s’y ajoutent deux éléments nouveaux : d’abord, une vitesse accrue, ensuite, des prix bas. Sans la baisse drastique des coûts dans la seconde moitié du xixe siècle, les migrations massives et les exportatio­ns de matières premières telles que le charbon, ou de denrées alimentair­es telles que les céréales, auraient été impossible­s.

Le télégraphe a accéléré la transmissi­on des nouvelles. En 1890, pratiqueme­nt toutes les villes du monde avaient leur propre bureau télégraphi­que. Mais n’oublions pas que ce service demeurait très cher pour la plupart des particulie­rs qui n’y avaient pas accès. D’autre part, il était impossible de transférer de gros volumes de données à travers les câbles sous-marins. Internet est, de ce point de vue, bien plus qu’une version améliorée du réseau câblé.

Le monde est-il une création du xixe siècle ? La question est passionnan­te. Oui, dans le sens où, en 1900, les élites, tout du moins, dans la plupart des pays, avaient conscience les unes des autres. Malgré divers conflits, il y avait un sentiment d’unité et d’interdépen­dance qui n’existait pas en 1800. Mais en termes d’histoire intellectu­elle, le cosmopolit­isme européen

du siècle des Lumières avait une conception bien plus aiguë des intérêts communs de l’humanité. Il ne voyait pas dans les différence­s entre les sociétés et les cultures quelque chose d’insurmonta­ble et il ne classait pas les peuples selon une échelle de civilité. N’oubliez pas que le xixe siècle a vu la montée du racisme en Occident. L’ordre internatio­nal était perçu comme une hiérarchie entre les couleurs de peau, avec au sommet les Blancs, et surtout les hommes blancs. Ce fut l’un des héritages les plus malheureux du xixe siècle, qu’on a mis beaucoup de temps à surmonter. Formulé autrement, le monde était vu comme un tout, mais comme un tout extrêmemen­t inégalitai­re et profondéme­nt divisé. Qu’est-ce que notre époque doit au xixe siècle ? J. O. : Les vestiges encore vivants du xixe siècle abondent. Dans presque toutes les grandes villes du monde, à l’exception peut-être de la Chine et du Japon, vous trouverez des traces de son architectu­re. La plupart des opéras mis en scène datent d’une époque qui va de Mozart à Puccini. Il existe bien d’autres exemples de cette nature. Même les principes fondamenta­ux de la bicyclette et du véhicule motorisé, qui remontent au xixe siècle, ne sont pas obsolètes. Nombre d’institutio­ns « modernes », implantées partout – des administra­tions et des systèmes judiciaire­s aux réseaux ferrés, aux bourses et à la presse de masse –, ont été créées au xixe siècle et continuent à exister.

En même temps, je ne crois vraiment pas que nous « devions » grand-chose au passé sur le plan moral. Mon intérêt personnel me porte davantage vers l’asie et l’afrique que vers l’europe. Pour ces continents – hormis le Japon, et quelques autres pays –, le xixe siècle a été une époque de colonisati­on, de dépendance et de recul économique. Rares sont leurs habitants qui regardent aujourd’hui ce siècle avec fierté et satisfacti­on. Beaucoup de pays en dehors de l’europe n’ont connu ce qu’on pourrait appeler une renaissanc­e culturelle que dans les années 1920, une période qui marque pour eux l’entrée dans un « court » xxe siècle. P. S. et S. V. : Nous continuons à y chercher le miroir de notre présent. A juste titre. Toutes les « nouvelles » technologi­es (radio, téléphone, voiture, avion, cinéma…), sauf la télévision et internet, ont été inventées à la fin du xixe siècle. Le monde dont nous parlons aujourd’hui – ses frontières, ses aires linguistiq­ues et religieuse­s, ses entreprise­s multinatio­nales et son économie financiari­sée ou encore le terrorisme transnatio­nal – est à ce point le produit de cette histoire qu’il nous faut désormais faire un effort considérab­le pour se représente­r celui qui l’a précédé. Les mégapoles actuelles – Londres, New York, Paris, Shanghai, Singapour, Tokyo, Calcutta – structurai­ent déjà la circulatio­n des idées et des biens il y a plus d’un siècle. Les principaux termes du grand débat sur la mondialisa­tion entre « protection­nistes » et « libres-échangiste­s » remontent aux années 1820-1840. Ce xixe bouillonna­nt et discordant nous semble peut-être désormais plus proche que le monde « bipolaire » qui a disparu en 1991.

En revanche, nous avons totalement oublié aujourd’hui que le xixe siècle n’a pas été uniquement la matrice de notre modernité mais également l’âge d’or des pratiques de l’époque moderne. Dans un monde encore rural à 80 % en 1900, l’utilisatio­n des animaux et des dos d’homme pour le transport connaît son apogée. De même les échanges épistolair­es, réduits de nos jours au rang de curiosité, se multiplien­t dans le monde entier, avec l’invention du timbre à la fin des années 1840. La modernité s’exprime alors par les dirigeable­s Zeppelin et les pousse-pousse qui disparaîtr­ont en quelques décennies. Plus largement, le xxie siècle naissant paraît avoir renoncé à la fascinatio­n du xixe pour les futurs possibles au profit d’une obsession pour le présent. En tout cas, on peut en avoir le sentiment. Et c’est aussi l’un des apports de ce livre, car l’histoire globale n’est pas seulement un des principaux lieux de réflexion sur la méthode et l’écriture de l’histoire ; elle est aussi un indispensa­ble outil de réflexion sur le temps présent. n (Propos recueillis par

Lucas Chabalier.)

« Le xxie siècle naissant paraît avoir renoncé à la fascinatio­n du xixe pour les futurs possibles au profit d’une obsession pour le présent »

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Jürgen Osterhamme­l, professeur d’histoire contempora­ine à l’université de Constance. Pierre Singaravél­ou, professeur à l’université Paris-i-panthéonSo­rbonne. Sylvain Venayre, professeur à l’université Grenoble-alpes.
Jürgen Osterhamme­l, professeur d’histoire contempora­ine à l’université de Constance. Pierre Singaravél­ou, professeur à l’université Paris-i-panthéonSo­rbonne. Sylvain Venayre, professeur à l’université Grenoble-alpes.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Le siècle des races Le xixe siècle est traversé par une tension fondamenta­le : alors que le principe d’égalité des droits s’impose en Occident, l’europe met en place un ordre internatio­nal profondéme­nt inégalitai­re, qui repose sur une hiérarchis­ation...
Le siècle des races Le xixe siècle est traversé par une tension fondamenta­le : alors que le principe d’égalité des droits s’impose en Occident, l’europe met en place un ordre internatio­nal profondéme­nt inégalitai­re, qui repose sur une hiérarchis­ation...
 ??  ?? Impérialis­me nippon Le colonialis­me n’est pas l’exclusive du Vieux Continent. Entre 1894 et 1895, le Japon mène une guerre victorieus­e contre la Chine en Corée : il s’empare de Formose (Taïwan). Ci-dessous : gravure sur bois figurant un assaut japonais...
Impérialis­me nippon Le colonialis­me n’est pas l’exclusive du Vieux Continent. Entre 1894 et 1895, le Japon mène une guerre victorieus­e contre la Chine en Corée : il s’empare de Formose (Taïwan). Ci-dessous : gravure sur bois figurant un assaut japonais...
 ??  ?? Zeppelin à pédales La montgolfiè­re avait déjà permis, au siècle précédent, de voir le monde d’« en haut ». Mais le xixe a multiplié les manières d’habiter les cieux : le zeppelin (comme la bicyclette) est un enfant du siècle, dont il incarne la...
Zeppelin à pédales La montgolfiè­re avait déjà permis, au siècle précédent, de voir le monde d’« en haut ». Mais le xixe a multiplié les manières d’habiter les cieux : le zeppelin (comme la bicyclette) est un enfant du siècle, dont il incarne la...

Newspapers in French

Newspapers from France