XIXE SIÈCLE : QUOI DE NEUF ?
C’est une immense chance de voir paraître en même temps deux ouvrages sur le xixe siècle. Loin de faire double emploi, chaque volume a sa personnalité propre : oeuvre d’un seul ou écrit par une centaine de collaborateurs, leur approche diffère, même s’ils
P. Singaravélou, S. Venayre (dir.), Histoire du monde au xixe siècle,
Fayard, 2017. J. Osterhammel, La Transformation du monde au xixe siècle, traduit de l’allemand par H. Vanbesien, Nouveau Monde éditions, 2017.
L’histoire : Quelle est, à vos yeux, la principale originalité de votre projet par rapport aux autres histoires du xixe siècle ? Jürgen Osterhammel : Il est assez rare qu’un auteur seul écrive l’histoire d’une époque tout entière. Mais il n’existe pas de règles en la matière. J’ai consacré une partie de ces dernières années à diriger, avec le professeur Akira Iriye de l’université de Harvard, une histoire collective du monde en six volumes1. Pour ce qui est du xixe siècle, cet ouvrage collectif complète mon livre personnel. Mais il ne le remplace pas. Un auteur seul court un risque plus grand de faire des erreurs dans des domaines avec lesquels il ou elle est moins familier. Dans mon cas, mes connaissances sont bien plus solides sur la Chine que sur le Brésil, sur l’europe de l’ouest que sur l’europe orientale. Par ailleurs, je n’ai pas de formation technique en histoire économique. Mais, d’un autre côté, le lecteur appréciera sans doute un ouvrage à l’architecture totalement maîtrisée, et dont la cohérence est assurée par la voix d’un seul.
A la différence du xxe siècle, il y a eu très peu d’histoires globales sur le xixe. Eric Hobsbawm l’a couvert avec une série de trois livres ( L’ère des révolutions, L’ère du capital, L’ère des empires) qui sont peut-être dépassés à bien des égards mais qui demeurent des classiques de l’historiographie. Cependant, Hobsbawm lui-même aurait été le premier à reconnaître que ses trois volumes s’attachent essentiellement à l’europe2. Et puis, en 2004, est paru, à ma surprise ( j’avais déjà commencé à préparer mon livre) La Naissance du monde moderne de Christopher Bayly3. Après avoir quelque peu hésité, j’ai décidé de poursuivre mon propre projet. Nos deux ouvrages sont écrits dans un même esprit et reposent sur une conception commune de ce que l’histoire globale peut faire. Leur comparaison pourra bénéficier au lecteur. Par exemple, Christopher Bayly a bien plus à dire que moi sur la religion, quand, grâce à ma formation d’historien des relations internationales, je propose un long chapitre sur la guerre et la paix. Il entretient une plus forte affinité que moi avec le postcolonialisme (même s’il n’est pas exempt de critique à son égard) alors que j’ai toujours été influencé par la sociologie historique.
Y a-t-il une ligne directrice de l’ouvrage ? J. O. : En réalité, mon livre ne traite pas une histoire unique, mais plutôt une polyphonie d’histoires, racontées depuis de nombreux points de vue différents. Un siècle est trop complexe pour rentrer dans un moule simple. C’est aussi la raison pour laquelle vous ne trouverez pas une thèse centrale dans mon livre. Je ne dis pas : le xixe siècle est celui dans lequel tel grand phénomène dominant tout le reste a eu lieu (la démocratisation, l’industrialisation, la globalisation, la sécularisation, etc.). Ce que je cherche à montrer c’est la variété de solutions aux nombreux problèmes et défis auxquels les hommes sont confrontés. Ce faisant, je ne me concentre pas uniquement sur les « grandes civilisations » et les « tendances lourdes », pas seulement sur les progrès, mais aussi sur l’absence de changements et même sur les régressions. J’essaie de couvrir autant de coins du monde
que possible, même les plus reculés et « attardés », sans perdre de vue la cohérence de l’ensemble. Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre : Contrairement aux brillantes tentatives individuelles de Christopher Bayly et Jürgen Osterhammel, notre entreprise revendique son caractère collectif : une centaine de spécialistes français et étrangers (parmi lesquels Alain Corbin, Christophe Charle, Patrick Boucheron, François- Xavier Fauvelle ou Kenneth Pomeranz) ne sont pas trop pour donner à entendre les voix émanant des innombrables archives éparpillées sur toute la planète. Ce projet d’histoire plurielle a pour origine une injonction moins politique que savante : l’histoire du monde pour être plus complète, pour être l’histoire de tous, doit s’efforcer de restituer et de comprendre tous les points de vue des femmes et des hommes du passé. Il fallait donc faire varier les perspectives : pour les colons australiens, le xixe siècle est une extraordinaire séquence d’enrichissement, pour les bisons d’amérique, ce fut une extermination de masse.
L’histoire globale ne doit pas être le contraire de la microhistoire. C’est pourquoi nous avons pris le parti d’abandonner les fresques surplombantes, les grandes périodisations hors sol et les concepts englobants qui généralisent excessivement et aboutissent bien souvent à un récit européocentré. Cette approche nous oblige à réexaminer les grandes catégories de l’entendement historique qui font la part belle aux façons de penser des Européens et qui sont en outre le produit de l’époque qu’elles prétendent expliquer : en effet, que signifie un « Étatnation », la « science », une « classe sociale » en dehors des pays occidentaux ?
Dans ces conditions, comment, en abandonnant tout étalon, restituer concrètement la pluralité des points de vue tout en rendant possible comparaisons et croisements ? Nous avons mis un accent particulier sur la culture matérielle et nous avons découpé le monde en dix grandes régions afin de « provincialiser l’europe », pour reprendre le titre devenu programme du livre de Dipesh Chakrabarty4.
Comment définissez-vous le xixe siècle ? Quelles en sont les bornes chronologiques ? Quelles en sont les grandes inflexions? J. O. : Comme on peut le constater, aucune indication chronologique ne figure dans mon titre. Ce n’est pas un hasard. Je refuse de m’enfermer dans le « long » xixe siècle traditionnel qui s’étend de 1789 à 1914. Du point de vue d’un habitant d’afrique centrale, des Caraïbes ou de l’inde, ces célèbres césures perdent beaucoup de l’évidence qu’elles ont pour nous. Il a fallu plus de huit mois pour que la nouvelle de la Révolution française arrive jusqu’en Chine, et la Révolution n’y aura pas d’impact significatif au cours des cent années qui suivent. J’opte pour des bornes ouvertes. Chacune des nombreuses histoires que je raconte dans le livre a son propre début, sa propre fin et sa propre longueur. Il existe cependant
des décennies-charnières où les processus de changement se rejoignent et s’intensifient partout dans le monde. Les années 1880, au cours desquelles la transformation s’accélère, sont de celles-là. P. S. et S. V. : On dit souvent que c’est le premier siècle à être doté d’un numéro et c’est vrai car une partie des contemporains ont conscience de vivre « au xixe siècle ». Mais cette dernière expression n’a aucun sens, en dehors de l’europe et de l’amérique, c’est-à-dire pour la majeure partie des habitants de la planète. En Chine, le calendrier se fonde sur les dynasties impériales successives tandis que les musulmans débutent la nouvelle ère à partir du premier jour de l’hégire. L’usage du chrononyme « xixe » siècle n’est donc pas neutre : l’apparente objectivité du numéro masque le puissant imaginaire occidental de la « modernité » qui mêle le rêve du progrès et l’idée de révolution. A l’échelle du monde, la découpe du « xixe » siècle est donc forcément arbitraire. Ses bornes varient ainsi au gré des recherches empiriques, selon les lieux considérés, les thèmes et les objets étudiés. Par exemple, le siècle des migrations débute dans les années 1830 avec la massification des flux intercontinentaux et s’achève dans les années 1920 avec le renforcement des politiques de restriction. Le xixe siècle est une séquence où différentes historicités – rapports au temps – coexistent et se confrontent parfois jusqu’au triomphe de l’espace-temps européen (notamment à travers le méridien de Greenwich et le calendrier grégorien) à la fin du siècle.
La révolution industrielle se limite-t-elle à l’occident ? Pourquoi l’europe prend-elle une telle avance ? J. O. : Beaucoup de théories intelligentes ont été développées pour expliquer pourquoi la révolution industrielle était née en Angleterre et pas dans la province de Shanghaï. Il est incontestable que des régions d’europe occidentale et d’amérique du Nord ont acquis un avantage considérable sur le reste du monde où l’industrialisation a démarré timidement à partir des années 1880. Deux facteurs ont été décisifs : l’utilisation des énergies fossiles, et une nouvelle organisation des sociétés favorisant la créativité technologique à tous les niveaux, du petit inventeur dans son jardin à la Grande Science institutionnalisée qui a émergé tardivement dans le siècle. P. S. et S. V. : La GrandeBretagne propose un nouveau modèle avec le passage d’une économie qui reposait sur des matières et des énergies rares mais renouvelables à un système fondé sur les ressources fossiles (charbon et pétrole) plus efficaces mais limitées.
Toutefois, le grand récit diffusionniste de l’industrialisation, laquelle serait née en Europe avant de toucher progressivement le reste du monde, a été récemment réexaminé. Aux analyses en termes de « révolution », les chercheurs ont substitué des approches dites gradualistes. François Jarrige rappelle à juste titre que ce processus d’industrialisation débute bien avant le xixe siècle et qu’il n’existe pas en 1800 de différences notables entre d’une part l’industrie de l’europe du Nord-ouest et d’autre part celle de la Chine et de l’inde, qui représentent alors plus de 50 % de la production manufacturière mondiale. La « grande divergence » (K. Pomeranz) entre l’europe et le reste du monde intervient surtout à partir du milieu du siècle avec la possibilité pour chaque pays d’exploiter les ressources énergétiques et les richesses ultramarines. Cette avance économique de l’europe est d’ailleurs toute relative. Les autres régions du monde connaissent également une croissance significative même si beaucoup plus modeste, à l’instar de l’afrique dont le revenu moyen par habitant augmente de 50 % au cours du siècle. On a oublié que l’afrique de l’ouest a connu au milieu du siècle une succession de booms commerciaux
« L’usage du chrononyme “XIXE” siècle n’est pas neutre : l’apparente objectivité du numéro masque le puissant imaginaire occidental de la “modernité” qui mêle le rêve du progrès et l’idée de révolution »
avec notamment les exportations d’huile de palme, de caoutchouc et de cacao qui profitent dans un premier temps aux entrepreneurs locaux avant l’exacerbation des impérialismes coloniaux à partir des années 1880. L’approche globale nous invite ainsi à décentrer notre regard : nous savons désormais que les premiers prototypes d’usines se trouvent non pas en Grande-bretagne ou en France, mais sans doute dans les plantations sucrières des Antilles, de l’océan Indien et de l’amérique latine du début du xixe siècle.
On dit que le xixe est celui des nations : n’est-ce pas là une vision très européenne ? P. S. et S. V. : Le concept d’étatnation, qui introduit les principes d’une légitimité politique séculière et d’une homogénéité des populations et des lois qui les gouvernent, est anachronique pour la plupart des pays du monde au xixe siècle. Les empires, comme formations pluriethniques et multiculturelles, prévalent encore même si le processus de mondialisation, en s’exacerbant, a paradoxalement favorisé l’idée nationale. Un désir de nation se cristallise il est vrai en Europe à partir du xviiie siècle. La recherche d’identités collectives devient alors une passion, légitimée par l’histoire et la géographie. Toutefois si les grands empires continentaux (moghol, Qing, ottoman, etc.) finissent par s’effondrer, d’immenses formations impériales ultramarines continuent à s’étendre jusqu’à la fin du siècle. Là encore, contrairement aux apparences, pas d’exception européenne, le « Vieux Continent » ne possède pas le monopole de l’impérialisme colonial comme en témoignent les expansionnismes chinois, vietnamien puis japonais à la fin du siècle. Cependant les empires coloniaux occidentaux se distinguent par leur ambition planétaire : ils forment, à partir du mitan du siècle, des vecteurs majeurs de ce qu’on peut appeler la mondialisation économique et culturelle. J. O. : L’état-nation est l’invention politique la plus importante qui soit née en Europe au xixe siècle. Malgré ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une position européocentrée d’autocélébration. Le grand moment de diffusion de l’étatnation dans le monde, c’est la seconde moitié du xxe siècle, lorsque les anciennes colonies se réinventent sur ce modèle. Ce qui a entraîné parfois une fragmentation en entités nationales plus petites. L’alternative de la structure fédérale (qui a été une réussite immense dans le cas des États-unis) n’a même pas fait l’objet de débats. Tous ces pays se sont reconstitués comme des États-nations postcoloniaux : de leur propre chef et en opposition à l’europe.
Au cours du xixe siècle, Étatsnations et empires ont coexisté sous de nombreuses formes. La France et le Royaume-uni étaient des États-nation impériaux. « Posséder » un empire est devenu une dimension très importante dans la construction de l’identité nationale. Vers la fin du xixe siècle, même les élites politiques des États-unis et du Japon jugeaient qu’il leur fallait une forme d’empire colonial pour être pris au sérieux en tant que grandes puissances. La vraie crise des empires n’a eu lieu qu’après la Première Guerre mondiale.
A l’échelle du monde, peut-on dire que la démocratie progresse ? J. O. : Si on cartographie l’avancée de la démocratie dans le monde au xixe siècle, on prend le risque d’être déçu ! L’état de droit a fait de timides progrès. Se doter d’une Constitution est devenu une question de prestige pour beaucoup de pays – mais ne constitue pas une garantie de démocratie comme le montrent les exemples ottoman et japonais. Toutes les colonies, à l’exception des dominions britanniques (Australie, Canada, Nouvelle-zélande), sont gouvernées d’une façon autoritaire. C’est en Amérique latine que l’on recense le plus de républiques. Mais même là, comme dans plusieurs pays européens, il n’est pas certain que la majorité de la population ait eu une influence décisive sur la politique. Les Néozélandaises ont obtenu le droit de vote en 1893. Ce qui reste une exception. Le suffrage féminin ne commence à se diffuser qu’après la Première Guerre mondiale. Comme le savent nos lecteurs, les premières élections auxquelles les femmes ont participé en France n’ont eu lieu qu’en 1945. P. S. et S. V. : On peut en effet lire l’histoire du xixe comme celle où se poserait en sa première moitié la question institutionnelle de la démocratie politique, notamment de la défense des libertés publiques. Tandis que dans un second temps, s’imposerait la question concrète de l’organisation économique et de la transformation sociale. A partir de 1848, le suffrage
« universel » masculin est instauré dans un nombre croissant de pays. Les exilés politiques à Paris, Londres, Bruxelles, Genève puis Tokyo jouent un rôle décisif dans la circulation des idées et des usages démocratiques. Garibaldi a été successivement député italien, uruguayen et français. Les nouvelles politiques d’europe et d’amérique se diffusent dans le monde entier à travers les journaux, les affiches, les chansons et des symboles ou des pratiques nouvelles (comme le 1er mai). Néanmoins, la perspective mondiale nous invite à nuancer ce schéma évolutionniste, voire à réinterpréter l’idée même de démocratie, concept clé de la « modernité occidentale ». Clément Thibaud rappelle dans un chapitre du livre que les ruptures politiques ont pris une multitude de formes dont il faut accepter que certaines ont été tentées au nom de valeurs que nous jugeons, aujourd’hui, réactionnaires (protection de la communauté locale, religion, défense d’un ordre ancien). Les révoltes de la faim comme les mouvements messianiques ont souvent possédé une puissante dimension politique. De même, les confréries religieuses africaines comme les sociétés secrètes chinoises ont été bien souvent des lieux de production idéologique et des outils d’action politique. Certaines grandes « révoltes » portent une forme de « modernité » à l’instar des Taiping chinois qui, au milieu du xixe siècle, militent en faveur d’une stricte égalité entre hommes et femmes tout en promouvant une réforme agraire radicale.
En quoi la globalisation du xixe siècle se distingue-t-elle des précédentes formes de mise en réseau de l’époque moderne ? Diriez-vous que le monde est véritablement une création du xixe siècle ? P. S. et S. V. : Pour la première fois, tous les continents sont connectés par des routes commerciales et des câbles sousmarins dans la seconde moitié du siècle. A la fin du xixe siècle on constate que le monde est un espace fini dont on peut faire le tour. Les dernières taches blanches des cartes occidentales du monde disparaissent autour de 1910 avec la « conquête » des pôles Nord et Sud. Aux alentours de 1900, chacun, ou presque, peut avoir conscience de l’existence de la totalité des autres, même si seule une minorité de la population mondiale – une partie des élites et des migrants – perçoit le processus de mondialisation.
Les mobilités se massifient partout à partir des années 1840 : 60 millions d’européens, 50 millions de Chinois et 30 millions d’indiens émigrent tout au long du siècle grâce à l’accroissement démographique, au perfectionnement des modes de transport (hélice, capacité de charge, vapeur) et aux nouveaux besoins de main-d’oeuvre dans les sociétés de plantation, les mines, les usines, etc. David Todd montre bien dans notre ouvrage que c’est le moment où – grâce à l’expansion coloniale, à la transformation rapide des transports et des communications, à une diminution du coût du fret et à l’essor du secteur financier – les grands marchés régionaux fusionnent en un marché mondial qui se fonde sur le nouveau principe de spécialisation des différentes régions de la planète. Le NordOuest de l’europe se concentre sur les produits manufacturés tandis que le reste du monde fournit les ressources primaires. On assiste alors un processus complexe, que ne peut certainement pas résumer le mot d’« uniformisation ». Alors que le cosmopolitisme gagne les faveurs d’une partie des élites qui s’engagent en faveur du libre-échangisme ou
des langues universelles (solresol, volapük, esperanto), de nouvelles idéologies (nationalisme, socialisme, racisme, féminisme, etc.) nomment les fractures du monde et de l’humanité. Face aux ravages de la Grande Dépression de 1873, les pays d’europe continentale choisissent le patriotisme économique en augmentant leurs droits de douane à partir de 1879.
Cette mondialisation apparaît moins comme un processus à sens unique d’occidentalisation que comme l’appropriation, l’adaptation et parfois la réinvention d’idées et de pratiques sociales d’origine européenne par les populations des quatre coins du monde. Le cricket « so british » devient un élément fondamental de l’identité indienne tandis que le tea time rythme désormais la vie quotidienne des Britanniques. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer le nombre d’individus qui échappent à cette pseudo-« uniformisation », notamment dans les mondes ruraux où le sentiment d’appartenance local semble souvent étranger à la conscience d’un monde unifié ou en voie de l’être. J. O. : Il y a une quinzaine d’années, avec mon collègue Niels Petersson, j’ai écrit un petit livre sur l’histoire de la globalisation. C’était au moment où les historiens commençaient seulement à en faire un objet d’étude. Aujourd’hui, je préfère ne plus parler de la globalisation comme d’un processus unique et universel qui fournirait la clé au développement du monde moderne. Je l’envisage plutôt comme une multiplicité de processus distincts mais liés, qu’on devrait nommer « globalisations » au pluriel. Comme vous le sous-entendez, la constitution de réseaux intercontinentaux a été un phénomène long qui a débuté bien avant le xixe siècle. Toutes les grandes routes maritimes autour du monde ont été découvertes avant 1780. Les avancées technologiques du xixe siècle dans les transports et les communications se sont appuyées sur ces réseaux. Mais s’y ajoutent deux éléments nouveaux : d’abord, une vitesse accrue, ensuite, des prix bas. Sans la baisse drastique des coûts dans la seconde moitié du xixe siècle, les migrations massives et les exportations de matières premières telles que le charbon, ou de denrées alimentaires telles que les céréales, auraient été impossibles.
Le télégraphe a accéléré la transmission des nouvelles. En 1890, pratiquement toutes les villes du monde avaient leur propre bureau télégraphique. Mais n’oublions pas que ce service demeurait très cher pour la plupart des particuliers qui n’y avaient pas accès. D’autre part, il était impossible de transférer de gros volumes de données à travers les câbles sous-marins. Internet est, de ce point de vue, bien plus qu’une version améliorée du réseau câblé.
Le monde est-il une création du xixe siècle ? La question est passionnante. Oui, dans le sens où, en 1900, les élites, tout du moins, dans la plupart des pays, avaient conscience les unes des autres. Malgré divers conflits, il y avait un sentiment d’unité et d’interdépendance qui n’existait pas en 1800. Mais en termes d’histoire intellectuelle, le cosmopolitisme européen
du siècle des Lumières avait une conception bien plus aiguë des intérêts communs de l’humanité. Il ne voyait pas dans les différences entre les sociétés et les cultures quelque chose d’insurmontable et il ne classait pas les peuples selon une échelle de civilité. N’oubliez pas que le xixe siècle a vu la montée du racisme en Occident. L’ordre international était perçu comme une hiérarchie entre les couleurs de peau, avec au sommet les Blancs, et surtout les hommes blancs. Ce fut l’un des héritages les plus malheureux du xixe siècle, qu’on a mis beaucoup de temps à surmonter. Formulé autrement, le monde était vu comme un tout, mais comme un tout extrêmement inégalitaire et profondément divisé. Qu’est-ce que notre époque doit au xixe siècle ? J. O. : Les vestiges encore vivants du xixe siècle abondent. Dans presque toutes les grandes villes du monde, à l’exception peut-être de la Chine et du Japon, vous trouverez des traces de son architecture. La plupart des opéras mis en scène datent d’une époque qui va de Mozart à Puccini. Il existe bien d’autres exemples de cette nature. Même les principes fondamentaux de la bicyclette et du véhicule motorisé, qui remontent au xixe siècle, ne sont pas obsolètes. Nombre d’institutions « modernes », implantées partout – des administrations et des systèmes judiciaires aux réseaux ferrés, aux bourses et à la presse de masse –, ont été créées au xixe siècle et continuent à exister.
En même temps, je ne crois vraiment pas que nous « devions » grand-chose au passé sur le plan moral. Mon intérêt personnel me porte davantage vers l’asie et l’afrique que vers l’europe. Pour ces continents – hormis le Japon, et quelques autres pays –, le xixe siècle a été une époque de colonisation, de dépendance et de recul économique. Rares sont leurs habitants qui regardent aujourd’hui ce siècle avec fierté et satisfaction. Beaucoup de pays en dehors de l’europe n’ont connu ce qu’on pourrait appeler une renaissance culturelle que dans les années 1920, une période qui marque pour eux l’entrée dans un « court » xxe siècle. P. S. et S. V. : Nous continuons à y chercher le miroir de notre présent. A juste titre. Toutes les « nouvelles » technologies (radio, téléphone, voiture, avion, cinéma…), sauf la télévision et internet, ont été inventées à la fin du xixe siècle. Le monde dont nous parlons aujourd’hui – ses frontières, ses aires linguistiques et religieuses, ses entreprises multinationales et son économie financiarisée ou encore le terrorisme transnational – est à ce point le produit de cette histoire qu’il nous faut désormais faire un effort considérable pour se représenter celui qui l’a précédé. Les mégapoles actuelles – Londres, New York, Paris, Shanghai, Singapour, Tokyo, Calcutta – structuraient déjà la circulation des idées et des biens il y a plus d’un siècle. Les principaux termes du grand débat sur la mondialisation entre « protectionnistes » et « libres-échangistes » remontent aux années 1820-1840. Ce xixe bouillonnant et discordant nous semble peut-être désormais plus proche que le monde « bipolaire » qui a disparu en 1991.
En revanche, nous avons totalement oublié aujourd’hui que le xixe siècle n’a pas été uniquement la matrice de notre modernité mais également l’âge d’or des pratiques de l’époque moderne. Dans un monde encore rural à 80 % en 1900, l’utilisation des animaux et des dos d’homme pour le transport connaît son apogée. De même les échanges épistolaires, réduits de nos jours au rang de curiosité, se multiplient dans le monde entier, avec l’invention du timbre à la fin des années 1840. La modernité s’exprime alors par les dirigeables Zeppelin et les pousse-pousse qui disparaîtront en quelques décennies. Plus largement, le xxie siècle naissant paraît avoir renoncé à la fascination du xixe pour les futurs possibles au profit d’une obsession pour le présent. En tout cas, on peut en avoir le sentiment. Et c’est aussi l’un des apports de ce livre, car l’histoire globale n’est pas seulement un des principaux lieux de réflexion sur la méthode et l’écriture de l’histoire ; elle est aussi un indispensable outil de réflexion sur le temps présent. n (Propos recueillis par
Lucas Chabalier.)
« Le xxie siècle naissant paraît avoir renoncé à la fascination du xixe pour les futurs possibles au profit d’une obsession pour le présent »