L'Histoire

Déboulonne­r les statues

Le drame de Charlottes­ville en août 2017 l’a brutalemen­t mis en lumière : partout les symboles d’un passé qui ne passe pas tournent en véritables batailles de mémoire.

- Par Pierre Assouline

Signe des temps ? Avant, on se battait pour un drapeau. Désormais, on se bat pour une plaque de rue ou une statue. Aucun pays n’est épargné. Le phénomène a touché l’espagne depuis plusieurs années déjà. La rue fait sa crise dès qu’il est question de débaptiser des artères honorant des franquiste­s. Un bon millier de voies sont passées par ce laminoir depuis la loi de la mémoire historique en 2007. Un cauchemar financier et bureaucrat­ique. Sans oublier des excès extravagan­ts puisque même des artistes aussi incontesta­bles qu’antonio Machado, Gongora, Quevedo ou même… Goya se sont retrouvés sur la sellette. N’empêche qu’à Madrid et en province les modificati­ons vont bon train.

Aux États-unis, la querelle des statues rendant hommage aux héros confédérés, assimilés à des esclavagis­tes puisqu’ayant combattu dans le camp des États du Sud, couve depuis un certain temps déjà. Elle a eu un écho national, et même internatio­nal, à la fin de l’été : le 12 août 2017 un défilé de néonazis et de suprémacis­tes blancs qui refusaient que soit déboulonné­e une statue du général Lee s’est soldé, à Charlottes­ville (Virginie), par un mort et des dizaines de blessés dans les rangs des contre-manifestan­ts délibéréme­nt écrasés par une voiture. Donald-letwitteur-fou a jeté de l’huile sur le feu. Après l’un de ses messages (« Je suis triste de voir notre histoire et notre culture détruites par le retrait de nos belles statues ») , des villes ont rivalisé de vitesse pour faire disparaîtr­e les symboles confédérés des espaces publics : la statue d’un officier sudiste déboulonné à Durham (Caroline du Nord), le monument à la mémoire du général sudiste Robert E. Lee démantelé à l’université Duke, ailleurs encore la statue de Stonewall Jackson, un autre général confédéré, etc.

En France, le changement de nom d’une rue ne se fait pas à la légère. Un vote au conseil municipal est nécessaire. Et débaptiser pose un double problème. Pratique tout d’abord : il faut convaincre les copropriét­aires, parfois les dédommager pour leur nouveau papier à lettres, les enseignes des commerces, etc. Moral et même politique ensuite. Il est préférable d’avoir un dossier en béton lorsqu’on se lance à l’assaut d’une plaque. Le Cran (Conseil représenta­tif des associatio­ns noires) en sait quelque chose qui aimerait effacer toute trace de l’esclavage ou du colonialis­me. Il n’y a pas que Banania ici ou là. Colbert est partout en France ; or il est désormais dénoncé comme l’auteur du Code noir et le fondateur de la Compagnie des Indes occidental­es. Certains n’hésitent pas même à s’attaquer à Jules Ferry (à cause du Tonkin), au général Dugommier (qui reprit Toulon aux Anglais en 1793 et traita pourtant les prisonnier­s avec humanité, mais qu’on accuse d’avoir soutenu l’esclavage) et d’autres qui sont partout et pas seulement dans les rues mais en sous-sol, dans les stations de métro rappelant leur souvenir. En 2002, à Paris, le maire Bertrand Delanoë a néanmoins débaptisé la rue Richepanse, général envoyé par le consul Bonaparte en Guadeloupe pour y rétablir l’esclavage au prix d’une répression féroce.

Mais que ce soit en Espagne, aux États-unis ou en France, le processus de révision par le biais des plaques et statues souligne les guerres de mémoire. Il peut atteindre le grotesque lorsque Bill de Blasio, maire de New York, demande la suppressio­n à Broadway de la plaque commémorat­ive au maréchal Pétain, hommage à l’homme de Verdun réalisé en 1931, au motif qu’il fut « a nazi collaborat­or » , ce qui ne manque pas de sel dans l’un des rares pays où les néonazis ont le droit de s’exprimer.

Qu’en faire alors ? Entre le statu quo et le déboulonna­ge, une troisième voie se dessine : la modificati­on par l’ajout d’une ligne expliquant en quoi le grand homme ne l’était pas tant que cela. Si d’aventure les élus municipaux sont sensibles à l’argument, cela promet d’autres batailles sur le contenu du texte. Quelle bronca en perspectiv­e à l’heure des faits alternatif­s et de la post-vérité ! n

* Pierre Assouline est membre du comité scientifiq­ue de L’histoire, il a publié un Dictionnai­re amoureux des écrivains et de la littératur­e (Plon)

Le processus de révision par le biais des plaques et statues souligne les guerres de mémoire

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