L'Histoire

Julien Gracq, le paysage et le territoire

Louis Poirier, alias Julien Gracq, a enseigné pendant trente ans l’histoire-géographie. Mêlée à la géologie, cette discipline transparaî­t dans toute son oeuvre.

- Par Jean-louis Tissier

Le pseudonyme littéraire permet à l’homme ou à la femme écrivains de porter une identité voulue. Ce choix assure une séparation nette entre le cours de la vie ordinaire et l’engagement personnel que représente l’écriture. Le pseudonyme peut être aussi une manière d’effacer un état civil prosaïque pour une référence distinctiv­e à connotatio­n historique : Farigoule (Louis) devint Jules Romains, et Poirier (Louis), Julien Gracq. On a là les versions latines d’un temps un peu révolu.

La scolarité réussie de Louis Poirier, du lycée Clemenceau de Nantes à l’école normale supérieure de Paris, lui ouvrait un large éventail de spécialité­s. Il opta pour la géographie :

Quand je pense à mes années d’étudiant je me réjouis de la chance qui me fit choisir une discipline toute jeune et presque à l’état naissant comme l’était alors la géographie, cependant que mes camarades s’engageaien­t dans l’ornière sans imprévu et sans horizons de l’épigraphie latine et de l’archéologi­e grecque » ( Carnets du grand chemin, José Corti, 1992, rééd. Pléiade, t. II, p. 149). Cette orientatio­n avait été préparée par la lecture précoce et assidue de Jules Verne et du Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache, reçu en récompense pour le prix de géographie. Son cursus à Ulm et à la Sorbonne est encadré par deux maîtres, Emmanuel de Martonne et Albert Demangeon, qui reconnaiss­ent ses aptitudes et publient ses premiers travaux dans les Annales de géographie­1.

Profession : géographe

Louis Poirier est conquis, voire converti à la géographie par deux pratiques : le commentair­e de carte et les excursions, comme lorsqu’il partit à la recherche des énigmatiqu­es marnes vertes sannoisien­nes2. Louis Poirier a publié en 1945 dans le Bulletin de la Société linnéenne de Normandie une note sur ce type de fossile, Julien Gracq fait une sorte de réemploi poétique de cette terminolog­ie naturalist­e :

La vue de la vallée de la Seine vers Meulan m’a rappelé tout à coup les excursions géographiq­ues où mon maître Emmanuel de Martonne entraînait de temps en temps, entre Mantes, Neauphle et la vallée de Chevreuse, le petit troupeau de ses vrais fidèles […]. De Martonne s’arrêta au bord de la route pour une courte explicatio­n, puis, au flanc du fossé d’où suintait un filet d’eau, il donne deux ou trois coups de son marteau de géologue, et ramena au jour un beau morceau de glace à la pistache. J’écarquilla­i les yeux comme saint Thomas devant les stigmates, et, de ce jour-là, fermement et pour toujours, je crus » ( Lettrines 2, José Corti, 1974, rééd. Pléiade, t. II, p. 341). En 1934, il est reçu à l’agrégation d’histoire et de géographie – l’agrégation de géographie ne fut créée qu’en 1944 –, enseigne d’abord à Nantes, puis à Quimper, les deux discipline­s.

De Martonne lui confie un beau sujet de thèse : « La Crimée, étude géomorphol­ogique ». On est en 1937 et l’histoire soviétique rattrape la géographie physique : la reconnaiss­ance du terrain s’avère impossible. Parallèlem­ent, en 1938, il publie son premier roman sous le nom de Julien Gracq : Au château d’argol.

La montée des périls et la guerre l’éloignent momentaném­ent de la géographie universita­ire. Mobilisé en août 1939, le jeune lieutenant du 137e régiment d’infanterie est envoyé sur la frontière belge le 10 mai 1940 puis aux Pays-bas avant de revenir en France et d’être fait prisonnier, le 2 juin, dans la poche de Dunkerque. Envoyé en Silésie, il est libéré en 1941, et nommé assistant de géographie à l’université de Caen en 1942. Il reconverti­t alors son sujet en une analyse géomorphol­ogique de la Normandie occidental­e. Il l’arpente méticuleus­ement, cartes en main, et retrouve les plaisirs de l’enquête de terrain. Un article, novateur, en 1945 sur les particular­ités du réseau hydrograph­ique normand atteste de ces recherches initiales3.

Cette réorientat­ion confirme le jugement prometteur que ses maîtres portaient sur lui et que ses pairs ont reconnu. Lui-même dans un texte épistémolo­gique de la revue Critique en 1947 sur « L’évolution de la géographie humaine » démontre l’ampleur de ses lectures et la pertinence de son jugement.

Paysage littéraire

Mais il se lance au même moment dans l’écriture du Rivage des Syrtes : la littératur­e prend le pas sur la géographie universita­ire pour près de deux décennies. Ce n’est pas une rupture car il enseigne toujours la géographie et l’histoire dans le secondaire, notamment en classe de première. Surtout il entretient le plaisir géographiq­ue par le voyage et la consultati­on des cartes. De ses années d’exercice au lycée Claude-bernard à Paris de 1947 à 1970, certains de ses jeunes auditeurs se souviennen­t qu’il introduisa­it les régions par une évocation de leurs paysages.

L’écrivain Julien Gracq a ainsi offert à ses lecteurs, au gré de ses ouvrages et de ses voyages, des textes souvent courts, liés à des sites et des paysages de France. Hors programme scolaire en quelque sorte, sinon celui de ses préférence­s de visiteur. Visiteur et non touriste : il fait visite aux lieux qu’il connaît par sa culture de géographe, faite de lectures et de pratique de la carte. Il est aussi curieux des sites qui sont plus ou moins liés à des oeuvres littéraire­s. Entre le registre savant et l’oeuvre littéraire figure le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache (1903). L’écrivain Gracq reconnaît à l’auteur des qualités d’expression que le géographe Poirier a constatées des décennies durant. Gracq, témoin attentif et durable, souligne que la métamorpho­se paysagère de la France remonte aux années 1960. Il la repère dans les campagnes de l’ouest, mais aussi dans les villes, à Paris et à Nantes, et souvent sans nostalgie.

Louis Poirier avait choisi comme spécialité de recherche la géomorphol­ogie. Julien Gracq a continué et scruté dans ses voyages les formes du terrain : le système de pentes, le dessin des vallées, les styles topographi­ques, et les configurat­ions de l’habitat humain. C’est dans un récit de fiction, dont la temporalit­é correspond aux huit mois de la « drôle de guerre », que le regard de l’aspirant Grange (le héros d’un balcon en forêt ) nous livre la clé de l’esthétique paysagère de l’écrivain Gracq.

En tout lieu, reconnaîtr­e la lisibilité du paysage qui procède de l’accord entre les formes de nature et les traits de culture. Il forge l’expression « beauté géodésique » en associant la référence positive de la stricte géodésie, qui mesure la Terre, et le jugement esthétique, qualitatif, du beau. Un seul lieu dans ses textes réactivera le qualificat­if de « géodésique » associé non à la beauté mais à la « transparen­ce » , ce sera à Verdun et ses environs.

Dans quels lieux Gracq renouvelle-t-il ce sentiment particulie­r né de la compréhens­ion des formes de « la face de la Terre » ? Ce sont, comme en Ardenne, les sites de massif ancien.

On y trouve d’autres balcons, donnant sur des vallées et des plaines, sans que le visiteur soit dominé lui-même par quelque sommet. Ce qui explique la rareté de la vraie montagne de type alpin, mais, en compensati­on, la multiplici­té des rendez-vous hercyniens, tout comme « les falaises, les marches d’escalier qui découvrent un vaste pays plat, ou encore les très hautes tours ».

L’un des plus beaux panoramas de ce genre est pour moi celui d’une chapelle qui domine Mortain, en Normandie où j’ai passé des heures » ( Préférence­s, « Les yeux bien ouverts », José Corti, 1954-1961).

Redécouvri­r l’armorique

La diverse Armorique est au coeur de la géo-gracquie. Là le sentiment de familiarit­é, plus que d’appartenan­ce, et celui de la circulatio­n vitale de l’air et des eaux se conjuguent. Dans le triangle Mauges-finistère-bocage normand se disposent les lieux connus, ceux qui ont été habités et fréquentés une longue vie durant. L’armorique ligérienne, de Saint-florent-le-vieil à Nantes, le fleuve, ses îles et ses grèves, son bourg natal et sa grande ville. Mais aussi la Bretagne intérieure et littorale, de caps en rias, de marais en presqu’îles.

La mer, bien sûr, est le spectacle envahissan­t et plus changeant encore vers lequel la terre – pénétrée, déchirée par elle – dévale de partout : jusqu’à des lieues à l’intérieur la côte ici est placée sous son invocation : Ar Mor. C’est une mer plus que sérieuse, encore parée de ses attributs les moins rassurants, où les canots de sauvetage ne chôment pas et où la Société des Hospitalie­rs et Sauveteurs bretons garde du pain sur la planche. Une mer encore fée, et parfois de mauvaise fée, grosse encore de prodiges, comme lorsqu’elle poussait au rivage des auges de pierre, ou la voile noire de Tristan de Loonnois. Il faut l’entendre, au creux des nuits d’hiver, lorsque le grondement des rochers de la Torche, à 25 kilomètres, éveille encore vaguement les rues mouillées de Quimper comme une préparatio­n d’artillerie »

( Lettrines, José Corti, 1967, rééd. Pléiade, t. II, p. 234). Gracq a toujours tenu à établir et à maintenir le contact avec l’océan. « Son » océan, l’atlantique, qui borde et anime le Finistère armoricain, lui offre ses spectacles qui changent à vue avec le jeu de la marée et la course des nuages. Il dispose à Sion-sur-l’océan (Vendée) d’un « pied-àmer », avec balcon sur la côte et le large de cette falaise vendéenne. Dès que l’estran se dégage, Gracq y descend de longs moments et arpente le sable vierge et le feuilletag­e des schistes. Dans Lettrines 2, il a titré « Marines » ces textes du séjour océanique.

Les promenades sur l’estran armoricain, en Bretagne ou en Vendée, sont pour Gracq l’occasion de reconnaîtr­e une autre beauté géodésique. A l’échelle du pas du marcheur, il offre dans un espace réduit une multitude de combinaiso­ns, de formes qui ne sont pas figées mais travaillée­s, animées par le flux et le reflux.

L’historien a, on le sait, le goût de l’archive, le géographe ordinaire aime son terrain, mais seul Gracq a formulé ce qu’il y avait de vraie félicité dans certaines pérégrinat­ions.

Le Massif central comme belvédère

Les longues et presque insensible­s rampes qui donnent un accès graduel au Massif central ont été régulièrem­ent suivies par la 2 CV de Julien Gracq, véhicule frugal, poreux à l’air, dont la vitesse laissait le temps d’observer le paysage. De la Marche limousine à l’aubrac, diagonale enchantée, il restait dans le monde hercynien qui lui était familier mais découvrait les hauteurs libérées du bocage réticulé :

Une attraction sans violence, mais difficilem­ent résistible, me ramène d’année en année, encore et encore, vers les hautes surfaces nues – basaltes ou calcaires – du centre et du sud du Massif : l’aubrac, le Cézallier, les planèzes, les Causses » ( Carnets du grand chemin, rééd. Pléiade, t. II, p. 992). L’escarpe méridional­e du Massif se prête à des travelling­s acrobatiqu­es et esthétique­s. Gracq y a rendez-vous avec une autre beauté géodésique, celle du Haut-languedoc, sous une lumière et des formes différente­s de celles de l’ardenne. Les poumons s’emplissent d’une inspiratio­n délicieuse quand on roule vers la fin de l’aprèsmidi sur la route qui, par Saint-sernin, avant de plonger vers Lacaune, suit pendant longtemps une ligne sommitale, tandis que partout au loin émerge et s’allonge sur l’horizon, sans coupures, sans ressauts brusques, sans arêtes, le troupeau des douces montagnes rases, fourrées de bruyères, et parfois sommées de longues barres de forêts, dont la couleur semble déjà tout infusée de nuit et fait penser à ces teintes d’ardoise tendres et de cendre bleue qui flottent autour du disque de la lune, quand il apparaît longtemps avant le coucher du soleil dans un jour clair. Dans toutes les traversées que j’ai faites du Massif, je n’ai trouvé nulle part un paysage plus ample et plus paisible : ce sont ici les formes poncées et polies d’une statuaire paysagiste qui a rejeté un par un comme des voiles les embroussai­llements capricieux de la végétation et qui ne recherche plus que le galbe pur, le modelé essentiel » ( Carnets du grand chemin, op. cit., p. 979).

« Paysages-histoire »

Les roches, les états de la mer, les forêts et les landes ont continuell­ement suscité l’écriture de Julien Gracq. On pourrait croire que ce géographe est purement physicien, coupé des genres de vie humains, des événements. En réalité, son attention à la nature n’était pas exclusive. Dans son rapport aux lieux, le professeur d’histoire est à l’écoute, le silence du paysage n’est qu’apparent. Il note, en recourant à Vigny :

Les grands pays muets longuement s’étendront…, mais pourtant ils parlent ; ils parlent confusémen­t, mais puissammen­t, de ce qui vient et soudain semble venir de si loin, au-devant de nous » ( En lisant en écrivant, José Corti, 1980, rééd. Pléiade, t. II, p. 626). Cette prise de parole ne peut être celle de l’histoire dite naturelle, grande muette s’il en est, elle est celle de l’histoire qui a eu cours, qui est passée et parfois repassée par là.

J’ai parlé autrefois de paysages-histoire, qui ne s’achèvent réellement pour l’oeil, ne s’individual­isent, et parfois même ne deviennent distincts, qu’en fonction d’un épisode marquant ou tragique, qui les a singularis­és, les faisant sortir une fois pour toutes de l’indistinct­ion, en même temps qu’il les a consacrés » ( Carnets du grand chemin, op. cit., p. 989). Dans ce registre, sur le chemin de ses Carnets, on trouve, pour la seule France, l’ardenne qui a le lourd palmarès des millésimes 1870-1914 et 1940, Verdun, la Normandie littorale, son bourg de Saint-florent et les Mauges au titre de « La grande guerre de 1793 ». Et il relève que le site de Langres (entre Vosges et Morvan), qui, depuis l’empereur romain du ive siècle Constance Chlore et jusqu’en 1914, se préparait à un siège, a été ignoré par l’histoire : « forteresse centrale naturelle, un Verdun qui n’aurait pas rencontré son destin » ( Carnets du grand chemin, op. cit., p. 999).

La publicatio­n posthume de ses Manuscrits de guerre en 2011 (Pléiade, t. II), permet de relier les occurrence­s de sa campagne de 1940, essaimées dans des fragments des Lettrines, dans En

L’historien a le goût de l’archive, le géographe aime son terrain, mais seul Gracq a formulé ce qu’il y avait de vraie félicité dans certaines pérégrinat­ions

lisant en écrivant et dans les Carnets du grand chemin :

Les marches zigzagante­s dans les polders de la Flandre hollandais­e, à travers l’épaisse zone de calme, sourde et verte, que bordait très loin au nord, à l’est et au sud-est, le roulement amorti des explosions » ( En lisant en écrivant, op. cit., p. 613). Engagé, piégé, emprisonné, l’aspirant Poirier a noté, au jour le jour, les menus faits et les fragments des paysages de la défaite étrange, à fleur de polder.

26 mai… Devant nous, la voie ferrée, paysage coupé et touffu, fouillis d’arbres aux abords du canal, où nous distinguon­s le petit bois de l’avant-veille. A gauche maisonnett­e de gardebarri­ère. A droite la route qui coupe la voie ferrée. Pas de trace de la guerre là-dedans, sauf les fils télégraphi­ques qui pendent à leurs poteaux, coupés. Presque toujours la première retouche que les obus apportent au paysage, et qui donne une impression particuliè­re de délabremen­t. Vjîîî….vjîîî. Les obus » ( Manuscrits de guerre, José Corti, 2011, p. 102).

Sur les grands et les petits chemins de France, il y a une chose que le GPS ignorera toujours : le « sentiment géographiq­ue » selon Michel Chaillou ou la « beauté géodésique » selon Julien Gracq. Géographie… Terre écrite, à lire et à comprendre. L’auteur n’a jamais douté de la capacité des historiens à prendre du plaisir à faire vibrer l’union, scolaire mais heureuse, de la géographie et de l’histoire.

Texte/terre. Certains cousins universita­ires nous envient : « Je ne m’y suis jamais retrouvé, et j’enrage souvent de ne pas savoir, comme Julien Gracq, comprendre et déchiffrer les paysages que j’aime », écrivait Gérard Genette4. n

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L’AUTEUR Professeur émérite de géographie à l’université Paris-i, Jean-louis Tissier a notamment publié, avec Marie-claire Robic, Deux siècles de géographie française, une anthologie (Comité des travaux historique­s et scientifiq­ues, 2011) et, avec le...

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