L'HUMANITE

De Matisse à Kelly, la couleur en majesté

La Fondation Vuitton consacre un accrochage d’une qualité rare à l’artiste français et à son Atelier rouge, et offre un espace exceptionn­el au peintre abstrait américain Ellsworth Kelly.

- MAURICE ULRICH

Année 1911. Matisse commence à connaître une certaine aisance après les années fauves de 1905 à 1908. Le magnat russe du textile et collection­neur Sergueï Chtchoukin­e lui a passé, en 1909, une commande exceptionn­elle. Il veut décorer le grand escalier de son hôtel particulie­r à Moscou où ont déjà pris place des oeuvres modernes françaises, achetées les dix années précédente­s. Matisse peint deux de ses oeuvres majeures, qui marquent l’histoire de l’art du XXE siècle, la Danse et la Musique (musée de l’ermitage, Saint-pétersbour­g). Il a enfin les moyens de se payer un atelier à son goût et surtout adapté à son travail, à Issy-les-moulineaux. Toujours à la demande de Chtchoukin­e, il commence à le peindre dans un registre semblable à cet autre chefd’oeuvre qu’est l’atelier rose à la même époque, puis il laisse passer un mois sans y toucher. Quand il le reprend, c’est un coup de force qui, d’une autre manière, n’est pas moindre que celui de Picasso avec les Demoiselle­s d’avignon, quatre ans plus tôt. Il couvre la toile d’un rouge sombre, que l’on dit vénitien. Sur cette monochromi­e, il inscrit comme en aplat les oeuvres qui l’entourent dans l’atelier, avec un verre, une carafe et une plante verte en opposition au rouge dominant. Déconcerté, son mécène, s’il achète l’atelier rose, refuse l’atelier rouge. L’oeuvre va être longtemps sous-estimée, exposée même pendant une période, en 1927, aux murs d’un restaurant à la mode, le Gargoyle Club, à Londres, avant d’être reconnue par des figures majeures de l’abstractio­n, fascinées par sa radicalité, comme Mark Rothko ou encore, donc, Ellsworth Kelly.

DANS L’INTIMITÉ D’UN TEMPLE

Avec sa directrice artistique Suzanne Pagé, la Fondation Louis-vuitton multiplie les exposition­s à succès, non sans raison, la dernière étant Monet-joan Mitchell. Avec celle consacrée à l’atelier rouge, on a l’étrange impression d’entrer dans l’intimité d’un temple. La toile d’abord, à la fois baroque, car ne ressemblan­t à rien d’autre, et minimalist­e. Dans la même salle, on retrouve les oeuvres qui y sont représenté­es comme une orchestrat­ion pour une symphonie. On voit là un petit tableau préfauve, Corse, le vieux moulin (1898), puis Jeune Marin (1906), Baigneurs (1907), avec encore un écho de Cézanne, le Luxe (1907-1908), où l’on perçoit déjà les prémices de la Danse et de la Musique, et Cyclamen (1911), d’une rare élégance dans sa simplicité… Au total six peintures, trois sculptures et une céramique, toutes reproduite­s dans le

« Deux approches d’un dialogue

figure/fond fondateur de la modernité »

SUZANNE PAGÉ, DIRECTRICE ARTISTIQUE

tableau. On porte sur ces oeuvres un regard renouvelé alors qu’en retour l’atelier rouge redouble d’intensité. On mesure ici le privilège de le découvrir ou redécouvri­r, l’oeuvre étant autrement exposée au Museum of Modern Art de New York (Moma), auquel on doit l’exposition, en collaborat­ion avec le Musée national d’art du Danemark et la Fondation Louis-vuitton. Pour Ann Temkin, conservatr­ice en chef au Moma, « la décision radicale de Matisse de saturer la surface de l’oeuvre d’une couche de rouge a fasciné des génération­s d’artistes ». La même année 1911, Matisse innove également avec l’intérieur aux aubergines (musée des Beaux-arts de Grenoble), d’une conception tout aussi audacieuse, dont les éléments juxtaposés effacent l’opposition entre abstractio­n et figuration. En 1948, le magnifique Grand Intérieur rouge sera comme un écho de l’atelier.

L’exposition consacrée au peintre américain Ellsworth Kelly (1923-2015) ne saurait être considérée comme une déclinaiso­n de celle sur l’atelier rouge. Reste, comme le note la commissair­e Suzanne Pagé à propos de certaines toiles incluant le mur du fond, que Kelly ouvre par là « une autre voie dans le dialogue figure/fond fondateur de la modernité et initiée notamment par le mythique Atelier rouge, de l’artiste vénéré ». Kelly, qui s’était installé à Paris en 1948, comme nombre de ses compatriot­es (Joan Mitchell, Shirley Jaffe, Sam Francis…), considéré comme l’une des grandes figures de l’abstractio­n américaine, ne se reconnaiss­ait pas complèteme­nt dans ce terme. Il est presque cocasse de découvrir que l’une de ses premières toiles dites abstraites, Tableau vert (1952), lui avait été inspirée par les herbes sous l’eau après une journée à Giverny, dans le jardin de Monet. Mais, surtout, et c’est évident avec ses grandes toiles monochrome­s de l’auditorium de la Fondation, nées d’une réflexion commune avec l’architecte Frank Gehry et Suzanne Pagé, c’est sa conception que l’on pourrait dire musicale de leur inscriptio­n dans l’espace. Là encore, il s’agit de symphonie, avec l’accompagne­ment ou si l’on veut le prélude dans les salles précédente­s de 120 toiles comme autant d’atémis esthétique­s, avec une place à part pour la phénoménal­e Yellow Curve, oeuvre au sol d’un jaune stupéfiant, irradiant dans tout l’espace au-dessus et autour d’elle. La couleur en majesté.

Jusqu’au 9 septembre, à la Fondation Louis-vuitton, Paris 16e. Catalogues Matisse, l’atelier rouge, 230 pages, 45 euros, et Ellsworth Kelly, 400 pages, 49,90 euros.

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FOUNDATION,
FONDATION LOUIS-VUITTON /
MARC DOMAGE ?? Oeuvres d’ellsworth Kelly exposées à la Fondation Louis-vuitton, à Paris.
ELLSWORTH KELLY FOUNDATION, FONDATION LOUIS-VUITTON / MARC DOMAGE Oeuvres d’ellsworth Kelly exposées à la Fondation Louis-vuitton, à Paris.
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SUCCESSION H. MATISSE 2024, DIGITAL IMAGE, THE MUSEUM OF MODERN ART, NEW YORK/SCALA, FLORENCE L’atelier rouge, d’henri Matisse (1911).

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