«Le cinéma de notre mère, c’est vraiment elle»
Agathe et Adam Bonitzer ont terminé l’ultime film de leur mère, Sophie Fillières, disparue en juillet 2023. Ce portrait d’une femme qui tangue est un concentré de son oeuvre.
OMa vie ma gueule, de Sophie Fillières, France, 1 h 39
n les rencontre au lendemain de l’émouvante projection cannoise de Ma vie ma gueule (lire notre critique dans l’humanité du 16 mai), le dernier long métrage de leur mère, présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes. Respectivement actrice et réalisateur, Agathe et Adam Bonitzer l’ont achevé avec le monteur François Quiqueré. Septième long métrage de Sophie Fillières après Aïe, Un chat un chat ou encore la
Belle et la Belle, Ma vie ma gueule est une oeuvre radicale et libre autour d’une figure de femme comme on en voit peu au cinéma. Dans le rôle de Barberie Bichette, dite Barbie, Agnès Jaoui est époustouflante.
Quelles indications vous a laissées votre
mère pour terminer Ma vie ma gueule ?
Agathe Bonitzer On a principalement travaillé à partir des rushes. On a cherché à rester au plus près du film tel qu’elle le voulait. On connaissait bien ses autres films, sa manière de penser, sa façon bizarre de voir le monde.
Adam Bonitzer Elle ne nous a rien interdit. Elle avait confiance.
Qu’est-ce qui vous a surpris face aux rushes ?
Adam D’abord l’interprétation incroyable d’agnès Jaoui. Il y avait toujours quelque chose en plus, une couche de profondeur, d’ambiguïté, de surprise, de folie. C’est aussi le premier film que notre mère faisait caméra à l’épaule, on a été surpris de voir à quel point ça fonctionnait avec le côté oscillant du personnage.
C’est pour cette raison qu’elle a choisi la caméra à l’épaule ?
Agathe C’est aussi pour des raisons budgétaires. Le film s’est fait avec très peu de moyens, il s’est tourné vite. Elle avait envie de faire quelque chose de nouveau, de brut, de radical.
Quel regard portez-vous sur cette histoire ?
Agathe Ma vie ma gueule est le point d’orgue de ses sept longs métrages et la suite logique de son cinéma, de ses idées et de sa mise en scène. Il est riche de sens et de signification, de la personnalité multiple de notre mère. Son cinéma, c’est vraiment elle. Il est complètement libre.
Adam Le film va loin dans la comédie, la noirceur et la poésie. C’est une essence de son cinéma. Il y a une forme d’intransigeance subtile. C’est totalement spontané. Elle ne se référait jamais à d’autres cinéastes, ça sortait comme ça. Elle n’essayait pas de cacher ce qu’elle était.
Quel est selon vous le caractère autobiographique du personnage de Barbie ?
Adam C’est un personnage décalé par rapport à lui-même. Il a des traits autobiographiques mais il est nourri du côté burlesque d’agnès Jaoui, que notre mère avait aussi.
Agathe C’est comme un multiple d’elle. Tous les autres personnages pourraient être vus comme des démultiplications de Barbie ou de notre mère. Il y a un côté kaléidoscopique raconté avec le leitmotiv des miroirs. Elle a pensé jouer le rôle mais elle a finalement eu besoin de regarder, de diriger une actrice. Barbie est une rencontre entre Agnès Jaoui et notre mère, entre leurs deux énergies, leurs deux visions. Ce n’est pas juste du mimétisme, même si parfois la ressemblance physique est troublante. Elle lui a fait porter ses vêtements, elle a voulu qu’elle ne soit quasiment pas maquillée. Agnès a accepté en confiance.
Agathe, vous avez tourné avec votre mère dans Un chat un chat et la Belle et la Belle, comment dirigeait-elle les actrices et les acteurs ?
Agathe Elle était très précise, très douce. La cheffe-opératrice Emmanuelle Collinot raconte que pendant la préparation, elle jouait tous les personnages de la scène. Ce n’était pas pour qu’on l’imite mais pour communiquer son plaisir. Le tournage était le moment qu’elle aimait le plus.
Adam Elle en avait aussi besoin pour savoir où placer la caméra.
Elle est sortie de la première promotion de la Femis et a commencé à faire du cinéma dans les années 1990. Comment voyait-elle la place des femmes dans le cinéma ?
Agathe Sur le féminisme, elle a évolué avec l’air du temps. Mais elle ne semblait pas souffrir d’avoir été une femme dans un milieu très masculin. Elle a beaucoup d’amies réalisatrices et il se trouve que cette première promotion de la Femis était majoritairement composée de femmes. Elles sont beaucoup restées en lien.
Adam Sa manière d’être féministe était de ne jamais se dire qu’elle n’était pas à sa place. Il y avait une forme de poésie et de fantaisie dans sa manière d’être qui l’emmenait au-delà du militantisme politique.
Ce personnage de femme de 55 ans filmé sans fard, avec courage et lucidité, fait du bien…
Agathe C’est une manière de filmer une forme de féminité rarement montrée. C’est frontal parce que c’est un cinéma qui ne ment pas.