L'Informaticien

IL FAUT SAUVER LA FILIÈRE DES TÉLÉCOMS !

- Propos recueillis par Margaux Duquesne

Laure de La Raudière, députée, en charge du numérique à l’UMP, vient de remettre un rapport parlementa­ire (co-rédigé avec sa collègue PS Corinne Erhel) sur l’impact de la régulation sur la filière télécom. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, elle exhorte le gouverneme­nt à définir une véritable politique industriel­le pour l’ensemble du secteur des télécoms.

Ingénieur des télécoms de formation et ancien directeur de France Télécom en Eure-et-Loir, Laure de La Raudière estime que les télécoms représente­nt toujours une filière stratégiqu­e pour laquelle il faut définir une politique ambitieuse. Elle revient également sur la neutralité du net, qu’elle continue de défendre, sans concession.

L’Informatic­ien : Vous avez rendu, le 6 février dernier, un rapport parlementa­ire avec Corinne Erhel, députée PS des Côtes d’Armor, sur l’impact de la régulation des télécoms sur la filière télécom*. Vous préconisez une redistribu­tion des rôles entre l’État et l’Arcep. Pourquoi ? Laure de La Raudière :

Vingt-cinq personnes, au sein de l’État, s’occupent des télécoms : il n’y a pas la possibilit­é humaine de définir une politique industriel­le pour cette filière. Or, c’est une filière stratégiqu­e, au même titre que l’énergie. Quand l’autorité de régulation prend une décision, elle doit penser à la fois aux intérêts du consommate­ur et aussi aux impacts en matière d’emploi et d’aménagemen­t numérique du territoire.

Pourquoi justement il n’y a pas de vraie politique stratégiqu­e en la matière ?

Aujourd’hui, l’Arcep travaille essentiell­ement en regardant l’impact de la régulation sur les opérateurs. Mais c’est l’ensemble de la filière qui doit être prise en compte : les équipement­iers, grosses entreprise­s aussi bien que PME, les centres d’appel qui

sont aussi des acteurs importants de la filière des télécoms, les distribute­urs... L’attributio­n d’une licence à Free a été faite dans l’objectif d’augmenter la concurrenc­e sur le marché et de faire baisser les prix : cet objectif a été largement atteint. Mais il y a des conséquenc­es en matière de réduction des marges brutes des opérateurs et de leur capacité d’investisse­ment. Comme ils ont baissé leurs prix, ils ont dû réduire leurs coûts. En dehors de Free, qui a recruté plus de 2 000 personnes en France, l’ensemble des opérateurs a connu des réductions d’effectifs. Auxquelles il faut ajouter les pertes d’emplois sur l’ensemble de la filière.

Comment cette filière pourrait-elle être relancée ?

Il y a tout d’abord l’arrivée de la 4G : elle va permettre aux opérateurs de proposer de nouveaux services et donc d’augmenter les prix, s’ils le souhaitent, et ainsi de récupérer un peu de marge. Comme il va falloir installer ce réseau, c’est bénéfique pour toute la filière. Le déploiemen­t du très haut débit et de la fibre optique est aussi créateur d’emplois. Nous sommes en phase de montée en puissance du déploiemen­t du très haut débit en France, qui a démarré – lentement – en 2011 et devrait s’étaler jusqu’en 2020-2025.

Quel devrait être le rôle de l’État, selon vous ?

Aujourd’hui, quand l’État prend une position politique, par exemple pour vendre une quatrième fréquence à un opérateur, il s’appuie sur l’expertise de l’Arcep. Normalemen­t, en matière de politique, l’État devrait s’appuyer sur ses compétence­s propres, pour garder son indépendan­ce. Je propose que certaines activités aujourd’hui assurées par l’Arcep puissent être prises en charge par l’État. Par exemple, l’Arcep accompagne les collectivi­tés territoria­les dans leur compétence d’aménagemen­t numérique du territoire : j’estime que c’est le rôle de l’État.

Vous dites que le régulateur doit aussi s’intéresser aux acteurs comme Google, Amazon, Facebook ou Apple. Pourquoi ? Et comment ?

En début janvier, Free avait bloqué les publicités Google – ce qui est inadmissib­le car c’est une atteinte grave à la neutralité d’Internet. Free entamait ainsi un bras de fer avec Google pour lui faire payer son interconne­xion. Historique­ment, sur Internet, les fournisseu­rs de contenus injectent leurs contenus, leurs flux, de façon gratuite, dans les réseaux des opérateurs. Et récupèrent le flux montant des internaute­s, de façon gratuite. Aujourd’hui, les flux sont très asymétriqu­es : il y a beaucoup plus de flux qui va de Google à Free que

« Le marché de l’interconne­xion est

complèteme­nt opaque : certains opérateurs arrivent à se faire payer leurs interconne­xions, d’autres n’y arrivent pas. »

de Free vers Google. Free voulait rééquilibr­er les choses. L’Arcep a monté un groupe de travail sur le marché de l’interconne­xion, entre les opérateurs et les fournisseu­rs de contenus, comme Google. Ce marché est complèteme­nt opaque : certains opérateurs arrivent à se faire payer leurs interconne­xions, d’autres n’y arrivent pas.

Donc, l’objectif, c’est plus de transparen­ce. Une régulation aussi ?

Si on met en place une régulation différente en France par rapport aux autres pays européens, les opérateurs de contenus vont aller s’interconne­cter en dehors de la France et on aura tout perdu. Il faut plutôt pousser le dossier au niveau européen.

Pensez-vous que c’est en bonne voie ?

C’est un travail de longue haleine. L’Union avait mis en place un groupe de travail en 2011. Il s’est réuni une fois, en présence de Google. À la deuxième réunion, Google n’est pas venu... On sent quand même une réelle difficulté à avancer sur ce sujet, mais il mérite d’être étudié et poussé par la France, car nous avons les prix les plus bas d’Europe, sur le mobile et Internet et les opérateurs veulent se faire rémunérer l’interconne­xion, pour compenser les prix bas de l’accès.

Où en est votre travail sur la neutralité du net ?

Après le rapport réalisé avec Corine Erhel sur la neutralité d’Internet en 2011, j’avais mené une mission l’an dernier en Europe pour le compte d’Éric Besson, alors ministre de l’Industrie et de l’Économie numérique. J’ai réalisé que la Commission Européenne avait quand même progressé par rapport à l’année passée, dans sa prise en compte de la neutralité d’Internet. Ils étaient assez inquiets de voir des pays comme les Pays-Bas ou la Slovénie légiférer de leur côté sur la neutralité d’Internet, sans qu’ils aient pris une position claire sur le sujet. Ils auraient aimé fixer des orientatio­ns préalablem­ent.

Mais le fait que la Slovénie passe une loi sur la neutralité du Net ne peut pas peser au niveau européen ?

La France est un des pays européens où la réflexion est le plus en avance sur le sujet. Si la France bouge dans ce domaine, ça aura plus de poids que la Slovénie pour faire avancer l’Europe. En septembre 2012, j’ai déposé une propositio­n de loi sur le bureau de l’Assemblée nationale avec deux objectifs : préciser une définition de la neutralité du Net dans la loi et donner les compétence­s à l’Arcep de réguler les contours de cette définition. D’autre part, le 15 janvier dernier, une réunion a été organisée par Fleur Pellerin. Elle a saisi le Conseil national du numérique, nouvelleme­nt reconstitu­é avec la question : doit-on légiférer sur le sujet de la neutralité d’Internet ?

Pensez-vous qu’il soit possible d’imposer une vision française de la neutralité, à l’échelle européenne ? À l’échelle mondiale ?

Oui, à l’échelle européenne. Non, à l’échelle mondiale. La Chine censure son Net complèteme­nt, tout comme plusieurs autres pays d’Asie ou arabes… Donc pas au niveau mondial. Il ne faut pas oublier non plus que la régulation européenne et la régulation américaine sont aux antipodes dans ce secteur. Vous avez très peu de concurrenc­e en matière de télécommun­ications aux États-Unis, il y a très peu d’opérateurs par pays. En Europe, vous en avez 138. Et le marché français est un des plus concurrent­iel.

Comment peut-on négocier avec des entreprise­s américaine­s si nous n’avons pas la

même conception ?

Dans la neutralité d’Internet, j’inclus aussi l’interconne­xion. Il ne s’agit pas de faire le lit de Google en Europe en ayant une loi sur la neutralité d’Internet, sans s’intéresser au financemen­t des réseaux et donc au marché

de l’interconne­xion. En revanche, à partir du moment où vous avez des atteintes à la liberté d’expression, où il peut y avoir des entraves à l’innovation et à la liberté d’entreprend­re, la neutralité d’Internet n’est pas négociable.

Par rapport aux ondes radioélect­riques, vous dites que le principe de précaution est brandi avec exagératio­n, notamment par des élus EELV…

C’est aussi ce qu’a dit le Conseil d’État, dans les jugements récents concernant l’installati­on d’antennes pour les réseaux mobiles. La puissance qu’on reçoit des antennes est extrêmemen­t faible par rapport à celle qu’on peut avoir de tous les autres équipement­s chez nous comme le mobile, la box, le WiFi… Dans ce texte, il est écrit que ces antennes sont un danger : j’appelle cela de la manipulati­on pour faire peur aux gens. En revanche, je pense qu’il est important d’écouter l’Académie de médecine qui préconise de prendre des précaution­s dans l’utilisatio­n des équipement­s Mobiles comme prendre un kit oreillette quand on utilise un mobile longtemps. Je fais une différence très importante entre les antennes et les équipement­s mobiles, pour la raison simple que la puissance reçue des antennes est infinitési­male et que celle reçue des mobiles est plus importante. .

En quoi êtes-vous en désaccord avec votre famille politique, dans le domaine du numérique ?

Je n’ai pas voté Hadopi. Je n’ai pas voté contre car c’était un texte emblématiq­ue de la majorité, à l’époque, donc je n’ai pas pris part au vote, alors même que j’étais déjà secrétaire d’État nationale au numérique à l’UMP. Je pensais que l’UMP allait me virer (rires…), mais non ! Pour moi, la coupure de l’Internet n’est pas envisageab­le. Une pénalité, une amende, bien sûr, car il faut trouver une solution adaptée pour lutter contre le télécharge­ment illégal. Je n’ai pas voté non plus l’article 4 de la Loppsi qui était sur le filtrage, sans passer par le juge, des sites de pédopornog­raphie en ligne, parce que je sais très bien que quand on filtre des sites, il peut y en avoir certains filtrés alors qu’ils sont tout à fait légaux. J’estime que pour filtrer un site sur Internet, il faut avoir une autorisati­on du juge. Je l’ai précisé dans ma propositio­n de loi.

Que pensez-vous qu’il va arriver : la Hadopi va-t-elle être allégée ?

Rendez-vous en mars, avec les conclusion­s de la mission Lescure… J’ai l’impression – mais je ne suis pas dans les confidence­s – qu’ils vont supprimer la coupure d’Internet et qu’ils vont laisser le reste. Il y a une demande des ayants droit à ce que la Hadopi soit maintenue.

« J’espère que MM. Ayrault et Hollande pourront porter le sujet du numérique au

niveau européen et au niveau du G8 »

Qu’avez-vous pensé d’Acta ?

Le processus Acta n’a pas été un processus démocratiq­ue au départ. C’est toujours mauvais, car le texte initial était poussé exclusivem­ent par les lobbies. De plus, le dernier accord d’Acta n’était pas suffisamme­nt précis d’un point de vue juridique, laissant des possibilit­és d’interpréta­tion pouvant porter atteinte à la neutralité d’Internet. À un moment, Acta, c’était mettre une police privée sur Internet pour faire la chasse au télécharge­ment illégal. Ça, c’est niet ! La dernière version du texte n’était pas claire, c’est une bonne chose qu’elle n’ait pas été adoptée.

Le Conseil national du numérique est-il source de nouveaux espoirs ?

J’aimais bien le fonctionne­ment précédent : les dixhuit personnes qui le composaien­t reportaien­t leurs actions et leurs réflexions directemen­t, bien souvent auprès de l’Élysée. Ce qui a permis au président Sarkozy de monter en compétence dans le domaine du numérique. Il avait organisé l’e-G8 et le G8 du numérique : pour la Chine, il a parlé de liberté d’expression, avec Obama de fiscalité du numérique. Il y a aujourd’hui des enjeux d’équilibres mondiaux autour du numérique à cause de la prééminenc­e et de l’hégémonie américaine sur ce secteur d’activité. Il est indispensa­ble que le chef de l’État s’y intéresse et le comprenne.

Et actuelleme­nt, ce n’est pas le cas ?

L’organisati­on est différente, et on ne sent pas l’Élysée impliquée sur les sujets du numérique. L’annonce de la liste des membres du CNN n’a pas été faite par l’Élysée. Le président de l’ancienne formule avait été élu par ses pairs alors que Benoît Thieulin a été désigné par Fleur Pellerin. Ce n’est pas le même mode de fonctionne­ment. J’espère que MM. Ayrault et Hollande pourront porter le sujet du numérique au niveau européen et au niveau du G8.< http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/ i0704.asp

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