La taxe Colin & Collin, c’est un peu la taxe Carbone de la data » dans la révolution numérique
Président du Conseil national du numérique, nouvellement reconstitué, Benoît Thieulin revient sur le premier travail du Conseil : en mars dernier, le CNNum a rendu sa recommandation sur la neutralité du Net. Le prochain chantier concernera la fiscalité numérique. Rencontre.
L’Informaticien : La première recommandation du CNNum concerne la neutralité du Net. En quoi est- ce symbolique et important ?
Benoît Thieulin :
Le principe de la neutralité est un concept qui s’est formalisé et inscrit dans le débat public aux ÉtatsUnis et en Europe. Sa réalité, à l’origine de ce qu’est Internet et de son formidable développement, concerne l’ensemble des internautes, en particulier dans le domaine de la liberté d’expression. Elle peut être prise sous l’angle de la liberté de création et d’innovation. C’est passionnant pour nous de commencer nos travaux avec ce principe fondateur, qui, par ailleurs, pose des difficultés assez importantes, notamment technologiques. Il est donc assez difficile de vulgariser et de démocratiser le débat parce que c’est un sujet qui a des implications techniques pas forcément toujours comprises… Ce débat apporte aussi des implications juridiques complexes, des implications économiques.
Les problématiques digitales sont protéiformes. Elles sont souvent nouvelles et, bien souvent, le premier enjeu est d’être capable d’adopter un langage commun sur l’ensemble de ces sujets. Nous avons établi une sorte de cartographie des controverses, pour mieux comprendre comment les débats autour de la neutralité du Net se sont organisés et quelles sont les lignes de fracture qui ont pu séparer les différents types d’acteurs.
Les gros enjeux pour le numérique, c’est souvent de commencer par être d’accord à la fois sur une sémantique et sur un diagnostic, pour ensuite, comprendre comment on peut éventuellement faire évoluer, faire des recommandations, donner un avis, etc.
Un rapport sur ce sujet avait déjà été rendu par Laure de La Raudière et Corinne Erhel, en avril 2011 (
Préparé pendant six mois, il avait donné lieu à de nombreuses consultations. Pourquoi ne l’avezvous pas repris ? B. T. : Au contraire, nous nous sommes appuyés sur ce rapport ainsi que sur le travail de l’Arcep. Notre travail n’a pas été de reprendre ses auditions. Comme les consultations ont déjà été menées, on connaît la position de chacun. On a fait, là- dessus, surtout un travail de synthèse, ce qui nous a permis de rentrer dans notre sujet car nous étions quand même trente membres à devoir délibérer et, pour certains, il fallait s’approprier le sujet.
Pourtant, les conclusions de ce rapport n’étaient pas les mêmes que les vôtres… B. T. :
Sur beaucoup de questions, nous avons plutôt tenté d’avancer une approche un peu différente. On ne peut pas avoir une approche sur la question de la neutralité du Net sans intégrer des dimensions économiques et de politiques industrielles.
C’est ce que vous avez essayé d’appuyer ? Ce n’était pas assez développé, dans l’ancien rapport ? B. T. :
Non, ça ne l’était pas. On a souvent une approche trop technique de la question technologique : on se focalise beaucoup sur la question de l’accès au réseau, qui est un élément clé car c’est par là qu’on est entré dans le sujet. Pour autant, pour l’expliquer au grand public qui est concerné par ces questions fondamentales, on se rend compte qu’au fond, la neutralité d’Internet est le principe d’égalité appliqué à sa dimension et au champ numériques : il n’y a pas de différence de traitement selon que l’on est tel acteur ou tel autre, selon le type d’échange ou de contenu que l’on peut faire. Il y a deux types de portes d’entrée à ce principe. La première est assez technique : celle de votre fournisseur d’accès, qui va vous permettre de vous connecter au réseau. Ici, le plus possible, le principe de la neutralité de cet accès doit être appliqué : qu’il n’y ait pas de différence selon ce que vous êtes, le type d’acteur, etc. Il doit y avoir une stricte égalité de traitement. La deuxième est constituée par les grands services d’accès et d’orientation à d’autres services. Un grand moteur de recherche, un grand réseau social universel. C’est en cela que l’avis du CNNum est assez original : c’est la première fois qu’une institution prend position en disant qu’on a besoin d’élargir ce concept plus dans sa dimension liée à l’accès, mais aussi aux grands services qui sont derrière.
Comment expliquez-vous le fait que, depuis la publication de votre recommandation, les industriels ne sont pas très inquiets ? B. T. :
Ils n’ont pas encore tous pris position. Le positionnement et l’avis que le CNNum a arrêté probablement un peu surpris. On a voulu ajouter cette dimension dont nous venons de parler et elle a tendance à rééquilibrer un peu ce débat. En mettant vraiment l’accent sur le fait qu’il y a un réel besoin de légiférer sur ce principe. L’idée est d’amender des articles, avec un principe à valeur constitutionnelle.
Pourtant, vous avez recommandé une loi. Vous n’avez pas demandé
« La neutralité d’Internet est le principe d’égalité appliqué à sa dimension et au champ numériques »
d’inscrire ce principe dans la Constitution… B. T. :
Si car le Conseil constitutionnel peut ériger au fond, au rang de principe à valeur constitutionnelle. C’est un principe absolument clé, il faut l’inscrire assez haut dans la hiérarchie des normes. Et puis, il faut être pragmatique : réformer une constitution reste très compliqué. Surtout que la solution que l’on préconise permet d’obtenir quasiment le même résultat.
Pour le CNNum, quelles sont les exceptions légitimes à ce principe ? B. T. :
Nous avons fixé un principe, dans ses grandes lignes : il doit être assez court, synthétique. C’est ensuite au règlement de fixer quelles doivent en être le détail des applications : c’est à l’Arcep de le faire appliquer ; c’est à l’Autorité de la concurrence de voir les problèmes de concurrence ; ce sont les tribunaux judiciaires, qui par la jurisprudence, vont être capables de faire évoluer l’application de ce principe, aussi en fonction des évolutions… Par exemple, il y a cinq ans, personne n’aurait imaginé que la question de la neutralité du Net devait également s’étendre aux terminaux mobiles. Demain, la principale porte d’entrée du grand public sur Internet sera de plus en plus par la connexion via les réseaux mobiles. Or, vous savez bien que la neutralité de l’accès à Internet par les réseaux mobiles n’est pas assurée.
Vous n’avez ni défini les infractions, ni les sanctions éventuelles. Pourquoi ? B. T. :
Les sanctions elles existent : l’Arcep a des pouvoirs de sanctions.
« Aujourd’hui, des entreprises
comme la SNCF ou les compagnies d’assurance,
disposent de tout un tas de données personnelles »
Comment allez-vous aborder la question de la fiscalité numérique ? B. T. :
Il y a plusieurs sujets et plusieurs temporalités. À court terme, il y a la question de la réelle monétisation ou fiscalisation d’un certain nombre de grandes entreprises, en particulier, mais pas uniquement, dans le secteur numérique. Depuis quelques années, on se demande comment on construit un instrument fiscal qui permette de pouvoir mieux s’insérer dans une économie qui est devenue pour une partie dématérialisée, donc en réalité sans lien avec le territoire alors que la plupart des taxes et des impôts qui avaient été pensés jusqu’ici s’appuyait sur une économie matérialisée. En ce moment, l’OCDE réfléchit à ce sujet. Il est possible que des décisions assez importantes soient prises, à la fois sur les notions d’établissement stable ou de prix de transferts. Il y a aussi une question qui est plus à long terme : il faut inventer d’autres assiettes, d’autres types de financement, etc. Le rapport Collin & Colin a mené à une autre réflexion beaucoup plus prospective : le réacteur de la révolution numérique qui est en train de dominer est très différent dans son essence de ce qu’était la « vieille économie ». Il faut réfléchir à construire de nouveaux types d’assiettes et de nouvelles taxes ou impôts. On va essayer une concertation avec l’ensemble de ces acteurs. La taxe Collin & Colin, c’est un peu la taxe Carbone de la data dans la révolution numérique. Nous allons rendre nos premières recommandations sur le sujet cet été et probablement d’autres conclusions en octobre prochain.
Pour la taxe sur les données personnelles, par exemple, comment allez-vous vous y prendre ? B. T. :
Aujourd’hui, tout un tas d’entreprises, pas forcément dans le domaine du numérique, je pense à la SNCF par exemple, ou aux assureurs, disposent de tout un tas de données personnelles. Si on mettait en place une telle taxe, il faudrait aussi étudier le cas de ce genre d’entreprise.
Quelle est l’ambiance au CNNum ? B. T. :
Elle est assez euphorique ! On était probablement, je pense, assez impressionnés d’avoir à se prononcer sur une des questions les plus fondamentales qui pouvait être celle de la neutralité du Net. On a eu aussi une certaine émotion. Toutes proportions égales, par ailleurs, nous étions un peu comme des constituants de 1789, à devoir se confronter à une question de principe qui justement ne doit pas être polluée et atteinte par des considérations économiques court-termistes. Il faut avoir de la vision, du champ. Il y avait une ambiance un peu grave et solennelle, on réalisait qu’on parlait d’un sujet important pour la révolution numérique et les trente membres qui composent le CNNum sont concernés, car c’est souvent à la fois leur métier et leur passion.