L'Informaticien

ÉRIC FILIOL (*) : « LES ANONYMOUS SONT ANIMÉS DE BONNES INTENTIONS MAIS IRRESPONSA­BLES »

- (*) Éric Filiol, ancien militaire de la DGSE, est directeur du Laboratoir­e de cryptologi­e et de virologie opérationn­elles à l’école d’ingénieurs ESIEA (École supérieure d’informatiq­ue, électroniq­ue, automatiqu­e) de Laval.

L’Informatic­ien : Pensez-vous que les récentes actions menées par les Anonymous contre Daech aident à lutter contre le terrorisme ?

Éric Filiol : Non, ces actions sont clairement contre-productive­s. Elles torpillent les missions de surveillan­ce et d’infiltrati­on de la police et des services de renseignem­ent. Les conséquenc­es peuvent être catastroph­iques pour le travail de certains opérationn­els qui suivent Daech depuis des années. Ce sont les retours que j’ai eu de la part de la DGSE et de la DGSI. Lorsque vous exploitez une faille de sécurité pour défacer un site, vous la rendez visible. L’auteur du site va alors combler cette faille et il ne sera plus possible de l’exploiter. Même chose avec la fermeture de comptes Twitter. Cela ne sert à rien. La réaction des djihadiste­s est alors de créer d’autres comptes qui remplacent en quelques heures ceux qui ont été supprimés. Pis encore, certains vont aller communique­r sur des platesform­es plus difficiles à surveiller, intégrant par exemple un haut niveau de chiffremen­t. Dernier exemple : parallèlem­ent à #OpParis, les Anonymous ont fait circuler une liste d’adresses électroniq­ues de djihadiste­s, notamment celle d’Abdelhamid Abaaoud. Quelle a été la réaction des djihadiste­s ? Ils ont simplement utilisé d’autres adresses e-mail, sauf qu’elles sont désormais moins évidentes à retrouver. In fine, non seulement les actions des Anonymous perturbent le travail de la police et des services de renseignem­ent, mais elles renforcent également la vigilance de Daech.

Certains Anonymous seraient donc des hacktivist­es irresponsa­bles ?

E. F. : Oui, en effet. Une partie du mouvement est constitué de hackers qui veulent jouer aux justiciers mais qui n’ont aucune conscience des conséquenc­es de leurs actes. Au-delà des récentes actions suite aux attentats de Paris, il y a un autre exemple très concret des répercussi­ons désastreus­es que leurs actions peuvent avoir. En 2011, lors de la révolution syrienne, plusieurs groupes de hackers, dont certains se réclamant de la mouvance Anonymous, ont formé de jeunes rebelles syriens à protéger leurs communicat­ions grâce aux techniques modernes de chiffremen­t. Si l’essentiel de la rébellion était alors dite modérée, elle s’est ensuite largement radicalisé­e et une partie des jeunes formés à ces techniques sont passés chez Daech. Nous les retrouvons désormais face à nous. C’est une responsabi­lité que portent certains Anonymous. Cet effet boomerang risque d’arriver lorsque des amateurs lancent des actions sans un minimum de recul opérationn­el et stratégiqu­e, ce qui, à l’évidence, fait cruellemen­t défaut aux Anonymous. Ils doivent comprendre qu’une action, même réalisée avec de bonnes intentions, peut avoir des conséquenc­es catastroph­iques quelques années plus tard si elle n’a pas été convenable­ment pensée et organisée.

Les Anonymous défendent surtout la liberté d’expression. Sont-ils plus efficaces dans ce domaine ?

E. F. : Ils sont en effet beaucoup plus utiles lorsqu’ils défendent la liberté d’expression. Ils incarnent une sorte de conscience morale, un contre-pouvoir face à certaines dérives de la censure sur le Net. Mais là aussi, il y a une ambiguïté. Ils veulent imposer la transparen­ce à l’ensemble du Net, sauf que le principe même de leur mouvement est d’avancer masqué. Donc, ce qu’ils veulent imposer aux autres, ils ne se l’appliquent pas à eux-mêmes ! Ce principe, de n’avoir aucune organisati­on, aucune hiérarchie et de rester anonyme en toutes circonstan­ces, favorise l’irresponsa­bilité. Anonymous est aujourd’hui devenu une bannière permettant à n’importe qui de faire à peu près n’importe quoi, sans prendre trop de risques. Il y a une vague autorégula­tion, certaines actions faisant l’objet de vifs débats au sein de cette communauté. Mais chaque Anonymous reste libre de faire ce qu’il veut. N’importe quel internaute peut se réclamer du mouvement et lancer son action sans avoir de comptes à rendre à personne. C’est une porte ouverte à l’irresponsa­bilité.

Les entreprise­s privées sont-elles aussi la cible des Anonymous ?

E. F. : Oui, c’est de plus en plus le cas. On peut citer l’exemple du géant américain des biotechnol­ogies agricoles Monsanto qui a fait l’objet de plusieurs attaques depuis 2011. Anonymous a notamment diffusé les données personnell­es – nom, adresse, numéro de téléphone, e-mail, lieu de travail – de plusieurs milliers d’employés du groupe. Ces opérations peuvent être très dommageabl­es pour les entreprise­s et surtout pour leurs employés. Elles témoignent en tout cas d’une vision puérile et simpliste de l’économie.

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