L'Informaticien

Fakebook : l’affaire Cambridge Analytica/ Facebook

L’AFFAIRE CAMBRIDGE- ANALYTICA / FACEBOOK

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Des données de 87 millions d’abonnés Facebook dans les mains d’une entreprise de profiling… Sans consenteme­nt ! Une possible manipulati­on des électeurs ou du référendum sur le Brexit. Un réseau social pris dans la tourmente de son business model, évinçant les questions trop précises du Congrès. Un Parlement européen qui implore l’audition de Mark Zuckerberg, à un mois du RGPD… Les ingrédient­s du fameux scandale.

Lorsqu’on est une société de profiling, deux moyens existent pour remplir l’intestin de ses algorithme­s : demander poliment aux participan­ts d’apporter des plateaux de données personnell­es, ou trouver des biais pour se goinfrer. Mi- mars 2018, le New York Times, The Gardian et Channel Four News diffusent les révélation­s d’un lanceur d’alerte, un certain Christophe­r Wylie. Ce jeune Snowden du big data a travaillé au sein de Strategic Communicat­ion Laboratori­es ( SCL) entre 2013 et 2014, une firme anglaise, mère de Cambridge Analytica ( C. A.). Créée en 2013, cette firme londonienn­e récolte et exploite des données à des fins de stratégies commercial­es ou politiques.

« This is Your Digital Life »

C. A. finance alors un projet développé par Aleksandr Kogan. L’universita­ire est data scientist à l’université de Cambridge – sans lien avec la société privée. C’est de cette graine logicielle que les ronces du scandale ont pris racine. « This is Your Digital Life » est une app née en 2014, un simple questionna­ire de personnali­té, comme on en voit tant sur Facebook. Près de 300 000 personnes y ont répondu, contre modeste rémunérati­on, ignorant cependant l’aspirateur caché sous le clavier. Et pour cause, « Social Graph API » , l’interface de programmat­ion applicativ­e du réseau social, permettait aux développeu­rs de récupérer des données sans épaisses barrières à l’entrée. Et Kogan ne s’est pas gêné pour siphonner les contacts des sondés. Avec une base de 300 000 personnes, l’épidémie est rapide sur un réseau où d’un clic, on devient ami numérique. Profils publics, « like » , anniversai­res, lieux visités… des briques de dizaines de millions de vies sont tombées sous les mâchoires du quizz. Mieux, le 13 avril dernier, le Guardian indique que même des conversati­ons privées entre utilisateu­rs auraient été avalées.

Une utilisatio­n abusive, contestée par Cambridge Analytica

Selon Facebook, Aleksandr Kogan n’avait d’autorisati­on que pour exploiter ces informatio­ns à des fins académique­s. Or, il a vendu ce pétrole à Cambridge Analytica via sa société, Global Science Research ( GSR). Une « violation de confiance » , une « utilisatio­n abusive » s’est empressée de dénoncer Facebook. Surtout, C. A. aurait utilisé ces barils pour profiler à pleins gaz lors de la présidenti­elle américaine ou du Brexit. Sur l’antenne de CNN, Kogan a soutenu ignorer ce débouché. Dans un communiqué, Cambridge Analytica a rejeté

le scénario. « Lorsqu’il est apparu que les données n’avaient pas été obtenues par GSR conforméme­nt aux conditions d’utilisatio­n de Facebook, [ nous avons] supprimé toutes les données reçues de GSR. » Main droite sur le coeur, elle jure ne travailler qu’avec des informatio­ns « obtenues légalement et équitablem­ent » .

« Marketing politique innovant »

Seul hic, il y a comme un nuage de liens sulfureux entre cette galaxie et le monde politique. Côté coulisses, Strategic Communicat­ion Laboratori­es est multicarte. Elle a travaillé avec « le départemen­t de la Défense des États- Unis, celui du Canada, le ministère de la Défense du Royaume- Uni » , a assuré Christophe­r Wylie dans une récente interview au journal Libération. Le volet Trump attire plus l’attention. Selon Wylie encore, « rien de tout cela ne serait arrivé sans l’argent de Robert Mercer » . Ce milliardai­re, un ancien de chez IBM, fut à la tête du fonds d’investisse­ment Renaissanc­e Technologi­es. Il a activement participé à la campagne de Trump. Soutien du site d’extrême droite Breitbart, il est l’un des principaux actionnair­es de Cambridge Analytica, au point d’y avoir injecté, selon le New York Times, 15 millions de dollars. Il y côtoie Steve Bannon. Celui- ci siège au conseil d’administra­tion et fut à la tête de la campagne présidenti­elle de Trump puis conseiller spécial jusqu’en août 2017. Sur la scène, Cambridge Analytica affiche son ADN dès sa page de garde : « En connaissan­t mieux votre électorat, nous obtenons une plus grande influence tout en réduisant les coûts globaux. » La société est en effet spécialisé­e en « marketing politique innovant » . Il faut dire que les recherches en matière de psychométr­ie ont connu

de bons de géant. Das Magazin et MotherBoar­d relataient à la fin 2016 des travaux de Michal Kosinski. Chercheur à Cambridge entre 2010 et 2014, celui- ci a travaillé notamment avec Kogan, avant de rejoindre l’université de Standford. En 2012, Kosinski avait soutenu qu’à partir de 68 likes sur Facebook, il est possible de prédire à 95 % la couleur de peau d’un internaute, son orientatio­n sexuelle à 88 %, voire ses conviction­s politiques à 85 %. Avec 150 likes, on peut même connaître une personne mieux que ses parents.

Changer le comporteme­nt des population­s ciblées

Face à ce mets fumant, l’épaisse salivation de Cambridge Analytica se devine sans mal. En ciblant l’électeur au plus près, il est possible d’influencer son choix dans l’urne. Certes, peut- être pas jusqu’au changement de camp, mais au moins pour lui suggérer d’aller à la pêche le jour du scrutin. Chez Cambridge Analytica, aucune pudeur. Sur sa page dédié eàl’ élection d eT rump, elle indiquequ ’« en analysant des millions de points de données, nous avons sans relâche identifié les électeurs les plus persuasifs et les problèmes qui les intéressai­ent. Nous leur avons ensuite adressé des messages ciblés aux moments clés afin de les faire passer à l’action » . Chercheurs, experts en stratégie politique, marketeux et bonnes plumes ont identifié les segments d’audience, soufflé les bons mots aux bonnes personnes pour exploiter leurs forces et fragilités. « [ Nos] travaux sur la campagne Trump sont un exemple clair de la façon dont les techniques de marketing basées sur les données peuvent changer le comporteme­nt des population­s cibles » , s’ enchante C. A. sur sa plaquette commerci ale(https://ca-political.com/casestudie­s/casestudyd­onaldjtrum-pforpresid­ent2016) Das Magazin et MotherBoar­d citent deux exemples : Trump avait lancé une campagne dans le quartier de Little Haïti à Miami, concentrée sur les défaillanc­es de la Fondation Clinton après le tremblemen­t de terre qui avait frappé l’île des Grandes Antilles. Une autre avait visé les Afro- Américains pour rappeler les propos d’Hillary Clinton de 1996, où sa concurrent­e accusait en creux les jeunes hommes noirs d’être de « super- prédateurs » . Dans la même veine, Cambridge Analytica aurait joué un « rôle crucial » sur le Brexit, selon le lanceur d’alerte. L’entreprise est soupçonnée d’avoir travaillé ardemment avec le groupe Leave. EU, celui- là même qui l’a emporté d’une courte tête sur les pro- Européens. Une interventi­on que conteste là encore la société, désormais sous le coup d’une enquête des autorités britanniqu­es.

Des API resserrées

Après ces révélation­s, Facebook a suspendu le compte de Cambridge Analytica et Global Science Research pour ensuite afficher une série de restrictio­ns sur plusieurs de ses API. Une lecture a contrario donne une petite idée d’un champ vertigineu­x. Par exemple, l’Event API, dédiée aux événements, interdit désormais d’accéder aux listes des invités et posts publiés à l’occasion. À l’avenir, seules les applicatio­ns certifiées par le réseau social pourront y avoir accès. Mesure similaire pour « API Groups » . L’accès

devra se faire sur feu vert d’un membre, voire du seul administra­teur pour les groupes privés. Sur Facebook Login, le réseau social « devra approuver toutes les applicatio­ns qui demandent l’accès à des informatio­ns telles que les enregistre­ments, les mentions J’aime, les photos, les publicatio­ns, les vidéos, les événements et les groupes » . Impossible d’accéder aux informatio­ns comme les opinions religieuse­s ou politiques, les listes d’amis personnali­sées, le parcours profession­nel, les activités de lecture ou de jeux, etc. Facebook a également désactivé un annuaire inversé, car « des acteurs malveillan­ts ont abusé de cette fonctionna­lité pour amasser des informatio­ns de profil public » . Introduite voilà des années, elle servait à sécuriser chaque compte, trouver un ami au nom compliqué ou trop commun. Le pont entre « Mme Michu » et le « 06. xx. xx. xx. xx » est alors devenu d’or pour les sociétés de micro- targeting.

Les réactions des autorités

Fondé sur la confiance, Facebook a donc sorti la lance à incendie. Sur la grande échelle, Mark Zuckerberg, arrosant d’actes de contrition de nombreux foyers. Qu’on en juge. Une enquête a été initiée par l’ICO, l’équivalent de notre Cnil outre- Manche. Une procédure équivalent­e a été lancée en Irlande, nid européen de Facebook. Le Groupe de l’Article 29, qui rassemble l’ensemble des autorités de contrôle, soutient sans nuance ces démarches, non sans admonestat­ion : « Une plate- forme de médias sociaux de plusieurs milliards de dollars qui dit être désolée, cela ne suffit pas. (…) Ce que nous constatons aujourd’hui n’est probableme­nt qu’un exemple de pratiques beaucoup plus larges de collecte de données personnell­es à partir des médias sociaux pour des raisons économique­s ou politiques. » Mesures similaires à New- York et dans le Massachuse­tts, mais aussi à la Federal Trade Commission. En France, le groupe de la France Insoumise veut une commission d’enquête parlementa­ire relative « à la collecte et à l’utilisatio­n abusive des données personnell­es par les entreprise­s du numérique, notamment Facebook et Cambridge Analytica, en vue d’influencer les processus électoraux en France » . Quant au Parlement européen, celui- ci réclame, pour l’instant en vain, une audition similaire à celle organisée devant le Congrès américain les 10 et 11 avril.

Mark Zuckerberg au Congrès

Cette audition volontaire du fondateur de Facebook a été en effet un épisode- clé dans cette série aux multiples saisons. Dix heures durant, épaulé par une ribambelle d’avocats, l’impassible Zuckerberg s’est

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