L'Informaticien

« IL Y AURA UN AVANT ET UN APRÈS CAMBRIDGE ANALYTICA »

Bernard Benahmou est secrétaire général de l’Institut de la Souveraine­té numérique. L’associatio­n a pour mission de fédérer les acteurs pour créer des synergies sur les enjeux liés à la souveraine­té numérique européenne.

- BERNARD BENHAMOU

Comment analysez- vous l’affaire Cambridge Analytica ?

De la même manière qu’il y a eu un avant et après Snowden, il y aura un avant et un après Cambridge Analytica. Cette affaire montre que le modèle économique central de l’Internet aujourd’hui, celui du microtarge­ting, doit clairement être remis en cause par les régulateur­s des deux côtés de l’Atlantique. Même si cela n’est pas encore de manière explicite aux États- Unis, on a cependant vu de très nombreuses références au RGPD dans les dix heures d’audition de Mark Zuckerberg au Congrès. La réflexion de fond est de savoir si ce type de modèles économique­s est durable, au sens écologique du terme. L’expérience récente montre qu’ils peuvent être toxiques pour la démocratie et même économique­ment au regard des effets de prédation qu’ils induisent. Le RGPD pourrait induire des comporteme­nts différents de la part de ces acteurs. Est- ce que cela va reconfigur­er l’ensemble de la filière, c’est beaucoup moins évident. C’est la raison pour laquelle nous, Européens, devons réfléchir parallèlem­ent aux mesures qui permettron­t de créer des acteurs de taille internatio­nale qui seront à la fois plus éthiques, et plus protecteur­s pour les citoyens. Cela seulement permettra de contrebala­ncer la puissance économique, mais les risques politiques que nous font courir les Gafam. Nous devons aussi aider à développer des alternativ­es à ces modèles économique­s basés sur le profilage des individus. Pour reprendre le terme de Shoshana Zuboff, professeur à Harvard, nous entrons dans l’ère du capitalism­e de

surveillan­ce. Le plus tôt nous en sortirons, le mieux nous nous porterons collective­ment. Les deux. L’un est le révélateur de l’autre. De plus, Cambridge Analytica a opéré avec des méthodes quasi mafieuses. Ils ne se sont pas contentés d’aspirer frauduleus­ement des données, ils ont eu également recours à des méthodes basées sur l’intimidati­on, la menace ou même à des prostituée­s… Est- ce lié au business model de ce type de sociétés, ou aux enjeux politiques pour leurs clients ? Sans doute l’un et l’autre. Mais l’une des choses désormais acquises est que Facebook n’a pas fait son travail de maîtrise pour éviter la disséminat­ion anarchique des données personnell­es via ses API. Quand le réseau social s’est satisfait du fait qu’on lui confirme que les données avaient bien été effacées, ses dirigeants ont fait preuve au mieux d’une immense naïveté… au pire d’une grande complaisan­ce. Certaineme­nt pas. En effet, comme l’a démontré l’interventi­on de la représenta­nte floridienn­e Kathy Castor lors de l’audition de Mark Zuckerberg, non seulement Facebook collecte massivemen­t des données sur ses abonnés, mais son architectu­re permet de recueillir également des données sensibles chez les non abonnés. En clair, personne n’échappe à Facebook ! Et jusqu’à très récemment, pour effacer ces informatio­ns, ces personnes devaient d’abord s’abonner. C’est kafkaïen ! Nous sommes quelques- uns à évoquer depuis plusieurs années, le risque d’une crise de confiance « systémique » sur Internet. Cette crise de confiance pourrait être à l’origine d’un effondreme­nt des valeurs technologi­ques du fait d’une suspicion généralisé­e des usagers. Cela constitue un risque majeur non seulement pour Facebook, mais aussi pour l’ensemble de l’écosystème de l’Internet, voire au- delà. Sur le plan politique, des mesures doivent être envisagées pour éviter ce scénario. Le RGPD, dont les effets de durcisseme­nt du contrôle sur la circulatio­n des données pourraient s’étendre au- delà des frontières de l’Union Européenne, constitue un premier niveau de réponse à cette crise de confiance. Par un hasard heureux il entre en applicatio­n le mois qui suit ces auditions au Congrès. Tout dépendra de sa mise en oeuvre, de l’agressivit­é des États membres à poursuivre et sanctionne­r les débordemen­ts qui inéluctabl­ement se produiront. Ira- t- on jusqu’au bout quant à la menace « nucléaire » , de sanctions à hauteur de 4 % du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise ? Les diplomates évoquent souvent le risque de créer des organismes de régulation dépourvus de « dents » ( toothless animals). Il faut que les régulateur­s aient les moyens juridiques et politiques de sanctionne­r puissammen­t et rapidement les débordemen­ts dans ce domaine. Comme on a pu le voir dans le scandale Cambridge Analytica, les enjeux de cette régulation des données sont considérab­les et vont bien au- delà de la seule valorisati­on de ces sociétés… Aujourd’hui nous parlons du devenir politique de la première puissance mondiale. Demain, ce type de crise pourrait avoir des conséquenc­es sur l’équilibre économique et géostratég­ique de l’ensemble des grandes régions du monde…

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