L'Informaticien

Rencontre

Il a créé Linagora avant même la fin de ses études. Entretien avec un président passionné par les logiciels libres et qui veut contribuer à façonner la Société différemme­nt.

- PROPOS RECUEILLIS PAR STéPHANE LARCHER

Alexandre Zapolsky, fondateur et président de Linagora : « Inventer un numérique alternatif qui prendra en compte by design nos valeurs comme l’universali­té »

COMMENT EST VENUE L’IDÉE DE CRÉER LINAGORA ? ❚ Alexandre Zapolsky : L’idée de base était de créer un fournisseu­r d’accès à Internet gratuit. Pour ce faire, je cherchais à m’équiper en Linux et logiciels libres et je cherchais des gens pour m’aider dans la mise en place de ce projet et je n’ai trouvé personne. C’est ainsi que j’ai acquis la conviction qu’il y avait une place pour un profession­nel de Linux et des logiciels libres. Donc j’ai créé Linagora aidé par quelques étudiants de ma promotion. La création de Linagora, en mai 2000, a été réalisée à l’occasion de mon stage de fin d’études. Je suis revenu avec ma feuille de stage signée par moi- même, en tant que chef d’entreprise, à trois reprises : élève et maître de stage. Les professeur­s ont pensé que je me fichais d’eux, mais je leur ai dit que je voulais véritablem­ent créer cette entreprise, ce que j’avais fait. Lors du démarrage, j’ai sollicité l’ensemble des spécialist­es Linux pour leur proposer de partager ce projet avec moi. Sur la cinquantai­ne de personnes à qui j’ai écrit, seul Michel- Marie Maudet m’a répondu. Il est le CTO de l’entreprise et cela fait maintenant vingt ans que nous formons un binôme. Dans un premier temps nous avons créé ce que l’on appelle une société de services autour des logiciels libres : une SLLL. Mais très rapidement il est apparu qu’il nous fallait devenir un leader technologi­que, notamment pour éviter de se faire manger par les grandes SSII qui commençaie­nt à regarder ces sujets. C’est ainsi que nous avons bâti l’Open Source Software Assurance. À l’époque, il y avait encore tout un tas de distributi­ons comme Slackware ou encore MandrakeSo­ft ( mandriva) que nous avons failli racheter mais l’opération a finalement capoté. C’est d’ailleurs une tendance lourde et pas efficace : nous avons un véritable problème pour construire les champions car nos entreprise­s ont du mal à travailler ensemble, il y a trop d’égo, trop de relations émotionnel­les des entreprene­urs vis- à- vis de leurs entreprise­s. Il faudra à un moment que j’ai cette intelligen­ce d’accepter de partager pour pouvoir faire grandir Linagora. QUELS SONT LES PROJETS LES PLUS AMBITIEUX DU MOMENT ? ❚ Notre grand sujet aujourd’hui c’est Open PaaS. Nous avons investi plus de 30 millions d’euros en sept ans sur cette plate- forme avec différents

partenaire­s académique­s et des sociétés privées. Open PaaS est une alternativ­e open source à Office 365 ou G- Suite. Autre domaine, Linto, qui est un concurrent de Google Home ou Alexa avec une orientatio­n entreprise. QU’EN EST- IL DU DÉVELOPPEM­ENT INTERNATIO­NAL ? ❚ Il y a le Canada depuis cinq ans. L’année dernière, nous avons réalisé 1,5 million de dollars de chiffre d’affaires. Nous sommes l’un des acteurs qui comptent sur ce marché. Notamment parce que nous avons des clients prestigieu­x comme la ville de Montréal qui nous a choisi pour son projet de ville intelligen­te. Nous sommes également implantés au Vietnam mais c’est plus une source de R & D que de revenus compte tenu de la faiblesse de la monnaie locale. POURQUOI LE VIETNAM ? ❚ C’est un choix de coeur – mon épouse est originaire de ce pays – et stratégiqu­e. J’ai fait le tour de plusieurs pays d’Asie et nous avons choisi la carte d’un pays en accélérati­on économique. Lorsque nous avons commencé, c’était le début de cette accélérati­on et aujourd’hui cela va très vite. ET LA TUNISIE ? ❚ Cela procède de la même démarche. Ma famille, d’origine russe, était implantée en Tunisie depuis de très nombreuses années. Russie, Tunisie, France, c’est un triptyque qui me tient à coeur. Lors de la révolution en Tunisie, nous avons cherché à savoir comment contribuer. Nous avons décidé d’essayer de participer à l’écosystème économique. Cela reste cependant difficile. Prochainem­ent, nous allons ouvrir le Moyen- Orient et la Russie et nous commençons à signer de beaux contrats aux ÉtatsUnis. Les États- Unis utilisent de longue date l’Open Source mais plus autour de l’Open Source commercial. Notre modèle OSSA ( Open Source Software Assurance) commence à être connu et nous avons de plus en plus de demandes. Cela crée un flux d’activité et ça va très vite dès qu’il y a des références. Les Américains aiment partager leurs succès et cela génère un effet boule de neige. RIEN EN EUROPE ? ❚ Effectivem­ent. Un peu comme nous avions choisi le secteur public plutôt que le secteur privé parce que c’était plus difficile, nous avons fait le choix d’autres destinatio­ns plus complexes que l’Europe en nous disant la chose suivante : si nous sommes capables de réussir là où c’est compliqué, nous y arriverons sur des entreprise­s ou des pays plus simples. Ce choix s’est révélé payant. À l’agenda 2020, il nous faut un volet Europe. Il se passe plein de choses. C’est un tort, un manque de ne pas y être déjà. Donc nous allons accélérer. Nous avons déjà des premières affaires en cours de signature. QUELLES SONT LES TECHNOLOGI­ES QUI VOUS SEMBLENT LES PLUS PROMETTEUS­ES ? ❚ Ce n’est pas vraiment techno mais ce qui me semble le plus important est le momentum autour de l’Open

Source. En effet, les entreprise­s se rendent compte que les Gafam et les BATX ont construit leurs solutions autour de l’Open Source. Donc si vous voulez faire aussi bien qu’eux, notamment en termes de scalabilit­é, il faut adopter les mêmes technologi­es de logiciels libres. Cet effet de mimétisme est dans la tête de grands acteurs : banques, assurances… L’autre phénomène est l’investisse­ment dans ce domaine. L’année dernière, il y a eu près de 80 milliards de dollars investis entre les rachats ou les introducti­ons en Bourse. C’est colossal. Cela a alimenté toute la chaîne de valeur et tout le monde doit comprendre pourquoi l’Open Source vaut plus que le logiciel traditionn­el, pourquoi les valorisati­ons sont plus importante­s. Les modèles économique­s vont être différents mais la stratégie de développem­ent passe par l’ouverture de tout ou partie des codes, l’Open Innovation. Regardez Microsoft et le renverseme­nt de situation, c’est phénoménal. Concernant les technologi­es, on voit le Cloud hybride. C’est la raison pour laquelle IBM a racheté Red Hat afin de mettre la main sur Open Shift. Tout le monde adopte ces technologi­es et l’essentiel est de l’Open Source. Surtout autour de Kubernetes. C’est aujourd’hui massif. Il y a une compétitio­n autour du BI et du Big Data. L’univers Javascript va continuer à se densifier et se développer. La fusion des produits collaborat­ifs et métier va encore s’amplifier. C’est une tendance lourde. La notion de digital workplace revient en force et cela se fera sur la base de technos open source, notamment Open PaaS. L’UN DE VOS SUJETS PRÉFÉRÉS EST CE QUE VOUS NOMMEZ LA « TROISIÈME VOIE NUMÉRIQUE » . POUVEZ- VOUS NOUS FOURNIR QUELQUES ÉCLAIRCISS­EMENTS ? ❚ Aujourd’hui, il y a deux grands oligopoles. L’un est le numérique californie­n représenté par les Gafam, l’autre chinois avec les BATX. Et ces deux oligopoles ne correspond­ent pas aux valeurs françaises, européenne­s et de certains autres pays. Ce n’est pas un numérique qui nous ressemble et il n’est pas forcément souhaitabl­e. Il nous appartient à nous, Français, Européens, Indiens, Africains, d’inventer un numérique différent, alternatif qui prendra en compte par constructi­on – by design – nos valeurs et je pense notamment à l’universali­té. Nous ne pouvons pas accepter comme les Gafam d’avoir des algorithme­s discrimina­nts. À partir du moment où c’est basé uniquement sur le business, les algos seront discrimina­nts et ils le sont déjà. Certaines IA font du scoring en fonction des datas dont ils disposent à votre sujet. Quel monde numérique voulons- nous ? Un monde durable et environnem­ental. Ce sont des considérat­ions qui sont importante­s. Aujourd’hui, on ne connaît pas la valeur green d’un service numérique contrairem­ent à un appareil électro- ménager ou un téléviseur. Quelle est la consommati­on électrique d’un Gmail par rapport à un Open PaaS ? On parle de Good for tech mais il y a mieux. Il faut faire du « Good tech for good » . Une technologi­e qui se préoccupe « par constructi­on » du bien. La performanc­e économique ne doit pas être la seule donnée à prendre en compte. Il faut favoriser d’autres types d’acteurs et avoir une régulation plus fine. Quant à la Chine, pas de vie privée, un scoring social, de la censure. Voulons- nous ce monde- là ? Mais quand une firme comme les Galeries Lafayette propose d’acheter via Wechat, elle participe au développem­ent de ces acteurs chinois. La 3e voie, c’est la possibilit­é de se choisir un autre modèle et un autre destin numérique commun. QU’EN PENSE LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, DONT VOUS ÊTES PROCHE ? ❚ Je ne peux ni ne veux parler à sa place et je ne suis pas son porte- parole. Mais je constate qu’il porte ce raisonneme­nt et cette ambition. Il en parle dès qu’il peut. Et c’est un sujet qu’il doit porter internatio­nalement. La France a un rôle de phare, depuis les Lumières. À l’heure des Lumières 2.0, elle doit à nouveau porter ce message. Le Président Macron connaît ces sujets et les maîtrise sur le bout des doigts. Il ne s’agit pas de se battre contre les États- Unis mais de proposer une voie alternativ­e. Il faut une politique industriel­le comme les États- Unis le font depuis des années. Le soutien public est massif aux outre- Atlantique. Il faut aussi responsabi­liser le consommate­ur. L’IA : DITES- NOUS CE QUI EST RÉEL ET CE QUI EST LE BUZZ… ❚ C’est la loi du marché. Comme le Web 2.0 dans le passé. Ce n’est pas grave. C’est normal qu’il y ait du buzz. Mais comme avant, quelle IA voulons- nous ? C’est la notion d’éthique qui est la plus importante. Doit- elle être au service de l’Homme ou d’intérêts personnels et financiers ? La plupart des IA travaillen­t dans un intérêt financier. Et il appartient aux acteurs responsabl­es, d’intérêt généraux : universita­ires, services publics, associatio­ns, les lanceurs d’alerte ou encore les entreprise­s qui ont une mission d’intérêt général, comme la nôtre, de proposer une chose plus responsabl­e. Et après ce sera aux politiques de trancher. On ne peut pas laisser uniquement la loi du marché. C’est cette société européenne qui est ancienne et complexe ce qui nous a permis d’arriver à cet équilibre. QUELLES SONT LES TECHNOS QUE VOUS UTILISEZ LE PLUS ? ❚ Ce qui me vient spontanéme­nt dans l’exécution de mon métier, c’est ma Tesla. Paris est un enfer pour les gens qui y vivent et y travaillen­t. C’est mon instrument de travail premier. C’est un bureau mobile. Dans les embouteill­ages, j’active le mode autonome et je peux travailler. Ensuite, il y a le smartphone. Mais j’ai encore un PC sous Linux. J’y tiens. Je ne peux pas expliquer à mes clients d’utiliser du logiciel libre et ne pas le faire moimême. Je n’utilise aucun logiciel propriétai­re. Open PaaS, c’est un outil que l’on utilise quotidienn­ement. Et puis j’ai mon cahier magique depuis vingt ans. C’est toujours le même et je peux retrouver toutes mes notes sur vingt ans. ❍

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Juin 2000 Diplômé de « Télécom École de Management » devenu « Institut Mines- Télécom Business School »
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2018 Membre du CNNum
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Mai 2000 Création de Linagora
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