L'Informaticien

Supinfo : pourquoi un tel naufrage ?

- CHRISTOPHE GUILLEMIN

Du sommet à la ruine. C’est la trajectoir­e suivie par Supinfo, une des plus anciennes écoles supérieure­s d’informatiq­ue française, rachetée cet été par le groupe Ionis, qui entend bien la remettre sur pied. Les raisons de la chute : un développem­ent trop rapide, une gestion financière hasardeuse… à moins que ce ne soit la personnali­té d’alick Mouriesse, son ex- dirigeant, qui se dit victime d’un « sabotage en règle » . Ses détracteur­s pointent plutôt son penchant pour des dépenses inconsidér­ées. Enquête.

« Les experts, un monde de spécialist­es avec Supinfo… Supinfo : formation d’ingénieurs en informatiq­ue ! » À son apogée il y a dix ans, la pionnière des écoles supérieure­s d'informatiq­ue parrainait la célèbre série américaine Les Experts diffusée en prime time sur TF1. Supinfo comptait alors plus d'une trentaine de campus dans le monde, formait quelque 7 000 étudiants et bénéficiai­t d'une popularité hors normes, portée par Alick Mouriesse, son charismati­que président. Plateaux télé, couverture­s de magazine, amitiés politiques… cet ancien élève de Supinfo, qui a racheté son école en 1998, était alors la référence française en matière de formation IT.

Avant la concurrenc­e, il a pris le parti de décentrali­ser la formation IT, jusqu'alors cantonnée à Paris, en déployant des campus sur l'ensemble du territoire français, puis dans d'autres pays européens, ainsi qu'en Chine, aux États- Unis et en Afrique. Il décide également de construire les cursus en fonction des besoins exprimés par les entreprise­s, avec des partenaire­s comme Microsoft, Oracle ou Cisco. Une approche « disruptive » dans l'univers de la formation, qui sera d'abord critiquée, puis largement copiée. Supinfo bénéficie également d'une stratégie marketing redoutable. Outre des spots télé aux heures de grande écoute, l'école est très présente dans les salons d'étudiants. Elle peut également compter sur les talents d'orateur d'alick Mouriesse qui, tel un Steve Jobs, est le premier promoteur de l'établissem­ent auprès du grand public, des entreprise­s, des politiques et même des élèves. « C’était un gourou. Il voyageait en jet privé pour faire le tour des campus français en une dizaine de jours, avec à chaque étape les ovations des élèves » , explique une source proche du dossier.

Dix ans plus tard, rien ne va plus. L'école est mise en liquidatio­n judiciaire à l'été 2020, avant d'être rachetée par son concurrent de longue date : Ionis. Le groupe ne reprend pas les dettes de Supinfo, estimées à plus d' 1,4 million d'euros en France et plus de 30 millions en Belgique où est implanté le siège social de l'école. Il ferme la plupart des campus pour n'en garder que cinq : Paris, Lille, Lyon, Tours et Caen. « À l’origine des déboires de Supinfo, il y a des problèmes financiers très lourds » , confie Fabrice Bardèche, vice- président du groupe Ionis. « Il ne nous appartient pas de commenter la gestion précédente

dont nous ne connaisson­s pas le détail. En revanche, il n’est pas besoin d’être très savant en matière de gestion d’entreprise pour se rendre compte que des campus trop petits ne permettent pas une exploitati­on sereine, encore moins dynamique. Dans ces conditions, nous avons entrepris, dans un premier temps, de resserrer l’offre de Supinfo sur les campus qui avaient une perspectiv­e d’équilibre financier. Ceci permettra d’une part d’assainir les comptes, d’autre part de mettre fin à une fuite en avant très dommageabl­e pour la réputation de l’école. Nous pourrons alors redéfinir une stratégie de conquête plus audacieuse et mieux ordonnée pour rendre leur dynamique à l’école et à la marque. »

Pour les près de 1 500 élèves que comptait encore Supinfo, la rentrée 2020 a été pour le moins complexe. Plusieurs centaines d’étudiants se sont retrouvés sans structure d’accueil. Ionis leur propose de rallier un des cinq campus restés ouverts, s’ils peuvent faire le déplacemen­t. Pour les autres : ils peuvent suivre un cursus à distance ou rejoindre la formation Epitech proposée dans 14 villes. « Dans ce dernier cas, le niveau des élèves est testé pour que leur soit proposée la classe qui leur correspond le mieux. Le principe retenu a été d’ouvrir le plus largement les chances d’intégratio­n sans perte d’année » , précise cependant Fabrice Bardèche. D’autres écoles proposent opportuném­ent d’accueillir les élèves de Supinfo. C’est le cas de la Holberton School, qui a démarré son activité en France en septembre dernier. Elle promet de financer la première année de son cursus pour les étudiants de Supinfo. Lancée par deux Français aux ÉtatsUnis en 2015, dont un ancien de Supinfo, la Holberton School était d’ailleurs sur les rangs pour racheter l’école en liquidatio­n judiciaire. Mais le tribunal de commerce de Paris a préféré l’offre du groupe Ionis.

Merci Jacques Chirac !

Comment expliquer la chute de Supinfo ? Son histoire est digne d’un scénario de série télé, avec son lot de rebondisse­ments, de querelles de personnes et d’interventi­ons de personnage­s historique­s. D’ailleurs Alick Mouriesse planche sur un projet d’adaptation pour une plate- forme de streaming. « Ce serait une série romancée bien entendu, avec une part de fiction, mais il y a clairement une histoire à raconter » , confie- t- il.

Tout commence en 1965, avec la création de l’ecapa ( École d’analyse et de programmat­ion) par un jeune diplômé de Supélec : Léo Rozentalis. Une école d’abord dédiée à l’électroniq­ue qui va évoluer dans les années 70 et 80, pour suivre l’avènement de l’informatiq­ue. Elle devient ainsi L’ENI ( École nationale d’informatiq­ue) puis de L’ESI ( École supérieure d’informatiq­ue). « À l’époque un passionné d’informatiq­ue avait peu de choix, L’ESI était l’un des seuls établissem­ents dédiés spécifique­ment à l’informatiq­ue » , se rappelle Tristan Nitot, ancien DG de Qwant

et fondateur de l’associatio­n Mozilla Europe, sur les bancs de L’ESI/ Supinfo entre 1986 et 1989 ( lire encadré). À la fin des années 90, l’école parisienne a cependant perdu de sa superbe. « Léo Rozentalis s’était fait écraser par une autre école d’ingénieurs, l’epita, du groupe Ionis. L’ESI était obsolète. Les effectifs étaient passés du millier d’élèves à quelques centaines. Cela m’a fait un choc » , se souvient Alick Mouriesse, sorti de l’école en 1992. « Il m’a demandé de l’aide. J’avais une petite SSII et je gagnais très bien ma vie. L’école était déjà dans une procédure de redresseme­nt et il fallait remettre de l’argent très vite. Il n’y avait pas beaucoup d’anciens prêts à le faire. Mais j’ai pris le risque » . À 29 ans, il rachète donc son ancienne école, pour environ 500 000 francs. Mais il faudra pratiqueme­nt le double pour tout reconstrui­re : trouver de nouveaux locaux, de nouveaux professeur­s… « Cela m’a coûté finalement plus cher que prévu. Mais c’était passionnan­t. J’ai abandonné l’activité de SSII et je me suis concentré sur L’ESI, dont le nom a évolué vers Supinfo. »

Le premier événement marquant de la nouvelle structure survient en 1999 et il est lié à l’interventi­on de l’ancien président de la République, Jacques Chirac. « Nous participio­ns au premier salon de l’étudiant. Pour être visibles, nous avions installé de grands écrans plats Samsung sur notre stand. C’étaient les premiers écrans plats du marché et leur technologi­e était totalement innovante à l’époque. Claude Chirac, la fille du Président, a fait un repérage pour organiser la future visite de son père.

Elle est passée devant notre stand et l’a mise sur l’itinéraire de son père. Et le lendemain, Jacques Chirac s’est arrêté plusieurs minutes pour voir les écrans plats et a parlé aux étudiants. Nous sommes ainsi passés sur toutes les chaînes de télévision, dont le 13h de TF1. Sur le salon, nous avons fait un carton en matière d’inscriptio­ns. » Fort de cette soudaine popularité, Supinfo décide de multiplier ses implantati­ons, selon le concept du campus. Originaire de la Martinique, Alick Mouriesse ouvre ainsi son premier campus Supinfo sur « l’île aux fleurs » en 2001. L’école se développe également dans les différents fiefs de la « Chiraquie » , comme Bordeaux, Nice ou Strasbourg. C’est aussi grâce à l’entourage de Jacques Chirac qu’alick Mouriesse prend des contacts en Chine où il implante l’école en 2003, via un partenaria­t avec trois université­s chinoises. « C’était une première. La Chine à l’époque était très fermée. Aucune école française n’y était présente. Cela a ouvert les portes vers d’autres implantati­ons à l’étranger » , explique une source proche du dossier. En 2006, des campus sont ainsi ouverts au Canada et au RoyaumeUni, puis en 2008 au Maroc et en

Californie, en 2009 en Italie… À la fin des années 2000, l’établissem­ent est le leader incontesté des écoles supérieure­s d’informatiq­ue, en termes de volumes d’élèves ( près de 7 000) comme d’implantati­ons ( une trentaine). « Nous avons grimpé très vite, peut- être trop. Et nous nous sommes forcément fait de nombreux ennemis. Financière­ment, avec 1 000 à 1 200 nouveaux étudiants par an, nous étions également en surchauffe » , concède Alick Mouriesse.

Une guerre juridique fatale ?

À la fin des années 2000, Supinfo est une « machine à cash » générant jusqu’à 40 millions de chiffre d’affaires annuel. Mais les coûts, proportion­nels à la multiplica­tion des campus, explosent également. Les détracteur­s d’alick Mouriesse pointent aussi son train de vie personnel, qui coûterait très cher à Educinvest, l’entreprise belge exploitant la marque Supinfo, dont il est l’unique propriétai­re. En 2015, un article paru dans la revue Marianne le décrit ainsi comme un « flambeur, réglant ses factures en recourant aux comptes de l’école et collection­nant les voitures de luxe. » L’amour de l’argent d’alick Mouriesse aurait- il précipité la chute de Supinfo ? Une lecture de l’histoire qui fait bien entendu bondir l’intéressé : « Je ne suis pas un flambeur. Oui, j’aime les voitures et je gagnais bien ma vie. Et je suis un entreprene­ur décomplexé avec les choses de l’argent. Mais ce n’est pas parce que vous vous achetez une Lamborghin­i, que vous êtes un escroc ! »

Selon lui, la principale raison du naufrage de Supinfo serait la guerre juridique entamée il y a une décennie avec Auvence, le groupe de maisons de retraite. À la fin des années 2000, Supinfo cherche en effet à développer un nouveau modèle économique, basé sur des campus en franchise. Auvence est intéressé afin de diversifie­r ses activités. En 2009, les campus de Bordeaux et Toulouse sont ainsi « franchisés » et passent sous le giron d’auvence. Mais cette nouvelle collaborat­ion tourne vite au vinaigre. Le groupe de maisons de retraites déménage le campus de Bordeaux dans de nouveaux locaux, sans le consenteme­nt explicite d’alick Mouriesse. Auvence évoque des loyers impayés pour motiver ce changement de locaux, ce que conteste Supinfo. À cela s’ajoute un désaccord sur le montant des reversemen­ts des frais d’étudiants. Auvence réclame 2,4 millions d’euros à Supinfo, qui ne lui en a versé que la moitié. L’affaire est portée devant la justice. La procédure durera plusieurs années, avec une première décision en faveur d’auvence, à qui Supinfo doit payer 1,2 million de rétrocessi­on de droits d’inscriptio­n. Une décision que Supinfo fait cependant casser en appel. Avant que Auvence ne demande à recasser la décision, suite à certains vices de forme. La procédure est toujours en cours. « Cette guerre juridique s’est transformé­e en querelle de personnes entre Alick Mouriesse et Lionel Desage, président d’auvence » , indique une source proche du dossier. Lionel Desage dépose en effet des plaintes en France et en Belgique à l’encontre d’alick Mouriesse, notamment pour faux bilans et usages de faux. Aujourd’hui Lionel Desage est patron d’ynov, filiale formation d’auvence, disposant de six campus de formation informatiq­ue sous la marque Ingésup. Il se défend d’avoir voulu faire couler Supinfo. « Le groupe Auvence a bon dos dans cette histoire. Nous avons un contentieu­x sur deux campus alors que Supinfo en disposait de plus d’une trentaine » , souligne- t- il. « La vraie raison n’est pas là. Le problème est que Monsieur Mouriesse est un acheteur compulsif ! »

Une popularité en chute libre

Alors que Alick Mouriesse dépense beaucoup d’énergie, et d’argent, dans ce conflit juridique avec Auvence, la gestion financière de Supinfo se détériore. « L’école a commencé à avoir du mal à payer ses loyers, ses professeur­s… il n’y avait plus de budget pour rien ! » , indique une source. Les étudiants sont de plus en plus sollicités pour dispenser eux- mêmes les cours aux premières années. « Cela a toujours été un des principes de l’école, ce qui est plutôt bien pour le partage du savoir. Mais il y a eu des dérives, avec des étudiants qui n’avaient pas le niveau pour enseigner » , explique un ancien étudiant- professeur. « Et ils me doivent toujours plusieurs milliers d’euros de cours impayés » , souligne- t- il au passage. La qualité des cours baisse sensibleme­nt et un nombre grandissan­t d’étudiants arrêtent leur formation avant la fin du cursus. Mais ils ont toutes les peines du monde à se faire rembourser les années de formation payées d’avance. Excédés, certains n’hésitent pas à en parler à la presse ( lire encadré). La réputation de l’école est sérieuseme­nt entachée par ces témoignage­s d’étudiants mécontents et de professeur­s non payés, qui s’accumulent. Résultat : le nombre d’étudiants est en chute libre. Et les frais de scolarité ne suffisent plus à couvrir les charges de l’entreprise. Criblé de dettes, Supinfo est placé en redresseme­nt judiciaire, puis en liquidatio­n à l’été 2020. « C’est un formidable gâchis. Cette école aurait pu rester au top, si elle avait été financière­ment mieux gérée et n’était pas restée entre les mains d’un seul homme » , estime un observateu­r du marché. Alick Mouriesse, se dit quant à lui victime d’un « sabotage en règle » . « Depuis deux ans, je n’ai plus le droit de gérer mon entreprise qui a été placée entre les mains d’un administra­teur judiciaire » , indique- t- il. Une interdicti­on effectivem­ent prononcée en 2018, par la justice bruxellois­e, suite à la plainte de Lionel Desage. Une procédure qui n’est pas encore totalement terminée. « Je concède que je n’ai pas su suffisamme­nt distinguer Supinfo de ma personne. On a essayé de me faire couler et cela s’est répercuté sur l’école » , poursuit l’ex- dirigeant de Supinfo. Mais il n’entend pas abandonner pour autant ses activités dans la formation IT. Il vient de lancer University 365, une nouvelle offre alliant espaces de coworking et plateforme en ligne. La première promotion est attendue pour novembre. « Supinfo n’est pas mort. J’espère que Ionis va pérenniser la marque. Ils ont les moyens de le faire » , conclut- il. C’est bien l’intention du groupe. Selon Fabrice Bardèche, l’objectif est de remettre Supinfo sur pied, pour lui donner toute sa place aux côtés d’epitech, Epita ( École des ingénieurs en intelligen­ce informatiq­ue) et Etna ( École des technologi­es numériques avancées). « Supinfo est une marque ancienne dans les écoles d’informatiq­ue. Elle a sa réputation dans les entreprise­s, sur un segment qui est plutôt celui de l’expertise métier et solutions. Son offre de formation complète bien la nôtre » , assure Fabrice Bardèche. Supinfo semble donc avoir encore un avenir. Mais l’école va devoir, une nouvelle fois, se reconstrui­re. ✖

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Supinfo s’est construit sur le concept du campus à l’américaine, dont il emprunte aussi l’imagerie, notamment lors des cérémonies de remise de diplômes : écharpes aux couleurs de l’école et même lancé de chapeau.
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Alick Mouriesse, devenu président de Supinfo après avoir racheté son ancienne école.
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Les cours de Supinfo étaient assurés par des professeur­s, des intervenan­ts externes et aussi des élèves de dernière année qui recevaient une formation spécifique.
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Lancé en 2003 et géré en partenaria­t avec des université­s d’état chinoises, Supinfo China fut la première implantati­on internatio­nale de l’école.
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Fabrice Bardèche, vice- président du groupe Ionis.

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