L'Informaticien

Digital Services Act

Du papier au terrain, un texte qui se donne les moyens ?

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Adopté fin août, le règlement européen sur les services numériques, ou Digital Services Act ( DSA), doit faire cesser les mauvaises pratiques des grandes plateforme­s en ligne, notamment en matière de partage de contenus illégaux. Mais à peine le texte est- il entré en vigueur que déjà des doutes apparaisse­nt : Bruxelles aura- t- elle les capacités techniques de le faire appliquer ?

Big Tech n’a qu’à bien se tenir, car « les choses ont changé en Europe » , selon les mots du Commissair­e au numérique, Thierry Breton. Effective depuis le 25 août dernier, la loi sur les services numériques ( DSA) oblige les grandes plateforme­s, telles que Meta, Amazon ou encore Tiktok, à aller plus loin pour lutter contre les contenus et produits illicites en ligne et pour la protection des utilisateu­rs. Elles doivent également faire preuve de plus de transparen­ce sur leurs pratiques de modération, leurs algorithme­s de recommanda­tion des contenus, et le ciblage publicitai­re qu’elles pratiquent. Les entreprise­s désignées sont également tenues de communique­r des rapports réguliers d’auto- évaluation aux régulateur­s.

Le DSA constitue la première tentative d’envergure dans le monde occidental de régulation des contenus présents sur Internet. Et gare aux récalcitra­nts, car Bruxelles pourra sanctionne­r les contrevena­nts à hauteur de 6 % de leur chiffre d’affaires mondial, imposer des astreintes, ou encore exclure une plateforme du marché européen.

Des demandes d’informatio­ns à la pelle

Voilà ce qui est sur le papier. Mais qu’en est- il sur le terrain ? Le texte a entraîné une flopée de réactions du côté des grandes plateforme­s, qui ont commencé à se mettre au diapason. Meta, par exemple, a limité son ciblage publicitai­re auprès des mineurs. Tiktok, lui, a proposé de désactiver l’algorithme de recommanda­tion et a intégré une option de signalemen­t de contenus jugés illégaux, option déjà utilisée des dizaines de milliers de fois. L’applicatio­n chinoise assure également avoir supprimé des millions de vidéos de sa propre initiative.

La Commission européenne, elle, veille au grain et a déjà envoyé des demandes d’informatio­ns formelles à Youtube, Amazon et bien d’autres. Aliexpress ( Alibaba), par exemple, a été sommé de fournir des informatio­ns sur les moyens de lutte engagés contre la diffusion de produits illégaux, dangereux et contrefait­s, tels des médicament­s. Meta ( Facebook, Instagram), X ( ex- Twitter), et Tiktok ont dû, quant à eux, fournir des détails sur les mesures mises en place pour lutter contre la désinforma­tion et la diffusion de contenus violents et haineux, suite à l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre dernier.

Et après ?

Malgré ces actions très médiatisée­s, certains émettent des doutes quant à la volonté politique de l’union européenne et des moyens à dispositio­n pour faire appliquer le texte. « Le DSA a le potentiel de modifier les comporteme­nts problémati­ques des entreprise­s et des utilisateu­rs. Mais un arsenal juridique ne veut rien dire en soi. Est- ce que Bruxelles aura les moyens de contrôle pour appliquer les dispositio­ns du DSA ( voir encadré page ci- contre, ndlr), et a- telle la volonté politique suffisante pour tenir tête à quelqu’un comme Elon Musk ( patron de X ex- twitter, ndlr) lorsque sa plateforme ne respecte pas le DSA ? » s’interroge Julien Pillot, enseignant- chercheur à l’inseec et conférenci­er spécialisé sur les questions d’économie du numérique.

La Commission recrute

La Commission européenne se veut rassurante, au moins sur les moyens déployés pour l’applicatio­n du DSA. Une nouvelle entité a été créée au sein de la Direction générale des réseaux de communicat­ion, du contenu et de la technologi­e ( DG Connect) pour laquelle vingt postes ont été ouverts en 2022. « En 2024, le personnel travaillan­t sur l’applicatio­n des DSA atteindra 123 équivalent­s temps plein, qui seront appelés à appliquer et garantir le respect des règles de manière efficace et compétente » , explique un porte- parole de la Commission européenne.

Le personnel comprend des experts juridiques, des data scientists et des responsabl­es politiques compétents en matière de numérique. Le Centre européen pour la transparen­ce algorithmi­que, qui sera associé à DG Connect pour soutenir l’applicatio­n du DSA, a, quant à lui, recruté vingt experts qui s’ajoutent aux dix membres déjà présents. « Cette répartitio­n reflète les ressources nécessaire­s pour accomplir les tâches de la Commission » , assure le porte- parole.

Contrôle partagé

La Commission s’assure également le support des États membres qui devront, d’ici le 17 février 2024, désigner des coordinate­urs de services numériques en charge du contrôle de la conformité des services avec le DSA sur leur territoire. Ces entités indépendan­tes auront

« de hautes exigences pour exercer leurs missions de manière impartiale et transparen­te » , promet le porte- parole.

De leur côté, les plateforme­s devront faire réaliser à leurs frais, et au moins une fois par an, des audits indépendan­ts afin d’évaluer leur conformité et appliquer des mesures corrective­s en cas de résultat négatif. Les rapports devront également être rendus publics, au même titre que les mesures d’atténuatio­n mises en place. « Le régulateur pourra exiger des audits supplément­aires et ciblés, ou l’inspection des systèmes des plateforme­s lorsqu’il enquêtera sur d’éventuels manquement­s au règlement » , ajoute le porte- parole. Les spécialist­es, eux, s’interrogen­t sur la question de l’obligation de transparen­ce des plateforme­s concernant le partage de leurs données, indispensa­ble pour l’applicatio­n du DSA. « Pour comprendre les algorithme­s de recommanda­tion des contenus, il nous faudra davantage que les flux API que mettent en place les plateforme­s » , avait déclaré Marc Faddoul, le directeur D’AI Forensics, au journal Les Echos.

Des sanctions dissuasive­s… ou pas

Que risquent les plateforme­s en cas de non- respect du DSA ? Comme écrit ci- dessus, dans le pire des cas, les contrevena­nts s’exposent à des amendes équivalent­es à un maximum de 6 % du chiffre d’affaires. Au regard de ce qu’engrangent les grandes plateforme­s, les montants sont a priori colossaux, « mais prêtent tout de même à sourire » , fait remarquer Julien Pillot. Le chercheur estime assez faible la probabilit­é que de telles amendes soient infligées, « si l’on se fie aux sanctions prononcées dans le cadre de violation du RGPD » , remarque- t- il.

Si les montants semblent déséquilib­rés, il n’en demeure pas moins que les entreprise­s auront tout intérêt à éviter les sanctions. « Car cet argent, bien qu’il soit généraleme­nt provisionn­é, constitue tout de même un manque à investir. Mais honnêtemen­t, ce qui pourrait vraiment effrayer ces grandes plateforme­s, c’est le risque de ne plus avoir le droit d’opérer sur le marché unique. » De telles sanctions n’ont jamais été prononcées. Et si l’éventualit­é d’être exclu du marché européen pour une grande plateforme reste extrêmemen­t faible de l’avis du chercheur, le droit ouvre désormais cette possibilit­é. Quid de l’exhaustivi­té du texte ? Julien Pillot prévient : « une loi réglemente ce qu’elle a observé et, de fait, la législatio­n a toujours un temps de retard. À l’usage, le DSA révélera des failles auxquelles les régulateur­s n’ont pas pensé et auxquelles il faudra s’adapter. » Mais pour le chercheur, aucun doute que si les moyens sont effectivem­ent mis sur la table pour faire appliquer le texte en l’état, « nous aurons déjà effectué un gros ménage sur Internet. »

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