L'Informaticien

Vous ne me trouverez pas sur Amazon !

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L’ouvrage de Laurent Mauduit, journalist­e de Mediapart dont il a été un des fondateurs après avoir dirigé le service économique à Libération, est, comme il le dit luimême, une « bouteille à la mer » face à la domination discrète, mais effective, des GAFAM sur la presse et l’édition grâce à leurs outils numériques de publicité. Il n’y a pas que les milliardai­res qui se disputent le marché de l’opinion. Ainsi, Amazon est devenu le premier distribute­ur de livres. Laurent Mauduit entend lancer l’alerte sur les dangers que les géants du numérique font peser sur la liberté de l’informatio­n dont la presse est l’instrument, et sur la liberté d’opinion dont le livre est l’un des principaux vecteurs. Son appel est de ne pas pactiser avec les GAFAM et leurs instrument­s, et veut défendre une presse et une édition libre et indépendan­te. À quelques jours des élections européenne­s, il nous a paru salutaire de relayer cet appel et de faire passer le message contenu dans cette bouteille à la mer.

PRÉAMBULE

Aussi controvers­é qu’il soit, le géant Amazon est devenu en France le premier libraire et le premier distribute­ur de livres. Si tous les libraires indépendan­ts connaissen­t les dangers que fait peser cette situation de domination sur l’acquis démocratiq­ue majeur que constitue le prix unique du livre et s’ils mènent de très longue date un combat solidaire pour contenir ses avancées, il n’en va pas de même des éditeurs dont beaucoup laissent faire. L’hypocrisie est même encore plus spectacula­ire : de nombreux éditeurs de gauche, qui aiment publier des essais présentant les effets ravageurs du capitalism­e financiari­sé, n’ont aucune gêne à faire distribuer leurs livres par l’un des groupes les plus emblématiq­ues de ce système prédateur.

Les éditeurs qui refusent ce double jeu sont rarissimes. Divergence­s est l’une des 80 maisons d’édition qui se sont fédérées autour d’hobo Diffusion, une structure de diffusion de livres, DVD et revues en librairies, pour participer à l’appel de novembre 2020

« Nous ne vendrons plus nos livres sur Amazon » .

Comme cet essai, qui prolonge plusieurs de mes enquêtes publiées sur Mediapart, entend lancer l’alerte sur les dangers que les géants du numérique font peser sur la liberté de l’informatio­n dont la presse est l’instrument, et sur la liberté d’opinion dont le livre est l’un des principaux vecteurs, il m’a semblé logique qu’il soit publié par les éditions Divergence­s dont le fondateur, Johan Badour, a été l’un des rédacteurs de cet appel.

C’est de ce partenaria­t qu’est née l’idée du titre de ce livre : « Vous ne me trouverez pas sur Amazon ! » Car les éditions neuves de cet ouvrage n’y seront effectivem­ent pas distribuée­s : pour les trouver, il faudra se rendre dans une librairie. Mais ce titre est évidemment une bouteille à la mer. Nous nous prenons à espérer que le message finira par se propager sous des formes diverses, dans les univers du livre et de la presse : « Nous ne pactiseron­s pas avec Google, pas plus qu’avec Facebook ! » C’est en tout cas l’ambition de cet essai : lancer l’alerte et défendre la presse et l’édition indépendan­tes.

INTRODUCTI­ON

Aux géants du numérique, il est fait d’innombrabl­es reproches. En vrac, celui de profiter trop souvent d’abus de position dominante et d’écraser la concurrenc­e ; celui aussi de fuir l’impôt par des systèmes d’optimisati­on ou d’évasion sophistiqu­és ; celui également de ne pas respecter les règles sociales en vigueur en Europe continenta­le et particuliè­rement en France, et de promouvoir une ultraflexi­bilité ; ou enfin de favoriser une captation générale des données de leurs utilisateu­rs et de les transforme­r euxmêmes en marchandis­e, pour mettre la main sur une part toujours croissante du gigantesqu­e marché publicitai­re.

Mais à ces mêmes géants du numérique, on ne fait ordinairem­ent pas grief de constituer des menaces directes contre les libertés fondamenta­les.

Et pourtant, c’est bel et bien ce constat que cet essai entend dresser : avec ces oligopoles anglosaxon­s, si puissants et si intrusifs, ce sont les libertés essentiell­es elles- mêmes qui

sont aujourd’hui en danger ; c’est en France la célèbre loi de 1881 les garantissa­nt qui est menacée ; ce sont, en somme, des grandes conquêtes démocratiq­ues, par exemple celles portées dans ce domaine en d’autres temps par Georges Clemenceau, qui sont en passe d’être balayées.

Certes, l’histoire est parfois injuste. Des grands hommes qui ont défendu au cours des derniers siècles la liberté de la presse et la liberté d’expression, on ne retient le plus souvent que quelques noms. Camille Desmoulins, qui voyait en la presse « la sentinelle » de la démocratie, est ainsi passé à la postérité pour avoir joué un rôle majeur dans la défense de ces principes dès le début de la Révolution française et contribué, avec l’appui de Robespierr­e, à la rédaction du célèbre article 11 de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communicat­ion des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Parmi ces grandes voix, il y a encore celle d’alexis de Tocquevill­e qui, écrivant son ouvrage De la démocratie en Amérique dans les années 1835- 1840, rappelle les principes sur lesquels la démocratie s’est construite au xviiie siècle, en France aussi bien qu’aux États- Unis. Et puis, il y a surtout la voix de Victor Hugo, la plus forte de toutes, la plus remarquabl­e aussi, qui, avec vigueur, défend les valeurs universell­es qui sont celles de la République, à l’occasion notamment de deux discours formidable­s, l’un prononcé le 11 septembre 1848, depuis la tribune de l’assemblée constituan­te, et l’autre presque deux ans plus tard, le 9 juillet 1850, toujours depuis la tribune de l’assemblée nationale. « Le principe de la liberté de la presse n’est pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s’appellent et se complètent réciproque­ment. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouverneme­nt de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre » , proclame- t- il lors du premier discours.

Mais dans cette longue généalogie démocratiq­ue qui fait de la presse un fondement majeur de la démocratie, on omet le plus souvent de citer le nom de Georges Clemenceau. Sans doute y a- t- il une explicatio­n à cette omission. Dans la longue carrière politique qu’il connaît, on ne se souvient souvent que de son rôle détestable comme ministre de l’intérieur, quand il réprime avec violence les grandes grèves des vignerons de l’année 1907 dans le Languedoc et le Roussillon ; ou son rôle de « Père la Victoire » , quand il pourchasse les défaitiste­s ou les pacifistes, ou mate les rébellions dans l’armée, à la fin de la Première Guerre mondiale. Et du même coup, on oublie ce qu’ont été sa jeunesse politique et ses combats démocratiq­ues, du temps où, militant dans le camp des républicai­ns, il se range du côté des « radicaux » et polémique contre les « opportunis­tes » . Et l’on oublie aussi le rôle majeur qu’il joue, contre les républicai­ns modérés ou les monarchist­es, dans le long et passionnan­t débat parlementa­ire qui conduit à la fameuse loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et la liberté de parole.

Or, en ces temps obscurs dans lesquels la France est aujourd’hui en train de plonger du fait de la gouvernanc­e autoritair­e d’emmanuel Macron, marqués par de très graves régression­s démocratiq­ues avec l’extrême droite en embuscade, il faut honorer les républicai­ns à qui l’on doit la loi progressis­te du 29 juillet 1881 — qui permet aussi de mieux comprendre les dangers que font peser ces géants du numérique sur ces libertés fondamenta­les, avec l’appui du même Emmanuel Macron.

On oublie trop souvent que les révolution­naires de 1789, en proclamant la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen, ne posent qu’un principe fondateur : la liberté de la presse et la liberté de parole sont les premiers ressorts d’une démocratie — ce que les pères fondateurs de la démocratie américaine établissen­t eux aussi, à la même époque, avec le célèbre Premier amendement. Mais par la suite, à partir de 1793 et jusqu’aux débuts de la IIIE République, la liberté de la presse et la liberté d’expression connaissen­t une longue période de glaciation, avec quelques très courtes périodes d’éclaircies démocratiq­ues, en 1830 ou en 1848. Il faut donc attendre 1881, presque un siècle plus tard, pour que l’article 11 de la Déclaratio­n des droits de l’homme trouve enfin une traduction législativ­e. Cette loi de 1881, il est d’autant plus utile d’en souligner l’importance qu’elle fait l’objet, depuis quelques années, singulière­ment depuis le début du premier quinquenna­t d’emmanuel Macron, d’innombrabl­es attaques et remises en cause. Et au nombre de ces attaques, il y a celles que sont en train de mener les GAFAM — acronyme de Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, c’est- à- dire les cinq congloméra­ts américains qui dominent le marché mondial du numérique. Cette offensive risque d’ébranler

encore un peu plus cette loi de 1881, qui est la principale conquête démocratiq­ue garantissa­nt le droit de savoir des citoyens. En se remémorant le combat des républicai­ns de 1881, on devine ce que la France pourrait perdre si cette conquête démocratiq­ue était remise en cause.

Si Georges Clemenceau s’engage de la sorte dans le combat pour la liberté de la presse et la liberté de parole en 1881, c’est qu’une décennie plus tôt, de 1865 à 1869, il a séjourné aux États- Unis et y a été le correspond­ant du journal Le Temps. Durant ces années, au cours desquelles il a découvert les vertus libérales de la démocratie américaine et du rôle de la presse, il s’est forgé de fortes conviction­s démocratiq­ues, qui transparai­ssent quand il est question de faire en 1881 une loi sur la liberté de la presse et la liberté de parole. La détestatio­n de l’empire et la sympathie pour la démocratie américaine le conduisent à s’engager fortement.

Alors que l’examen du projet de loi par la Chambre des députés a commencé depuis plusieurs jours, c’est lors de la séance du 5 février 1881 que Georges Clemenceau fait un premier long discours afin de défendre ses positions. Pour commencer, il rappelle le prix que son père, Benjamin Clemenceau, envoyé en prison à plusieurs reprises sous le Second Empire, a payé pour ses engagement­s républicai­ns : « J’ai été élevé dans l’amour de la République. J’ai vu mon père frappé au Deux- Décembre. Plus tard, je l’ai vu partir pour l’afrique, enchaîné comme un malfaiteur. » Et aussitôt, il en tire argument pour une ode à la liberté : « Il n’y a pas un acte de ma politique où je n’aie vivement cherché à servir la cause républicai­ne. Et je viens défendre ici le principe de la République, la liberté […] contre quelques- uns de ceux qui ont aujourd’hui la prétention de défendre la République mieux que nous ne saurions le faire et qui pourtant servaient Bonaparte quand les républicai­ns étaient proscrits […] La République vit de liberté ; elle pourrait mourir de répression, comme tous les gouverneme­nts qui l’ont précédée et qui ont compté sur le système répressif pour les protéger. […] On veut vous faire décréter que l’outrage à la République est punissable. Soit. Et puis qu’arrivera- t- il ? Il y aura des magistrats qui siégeront dans le prétoire et qui auront pour mission de dire où finit la discussion et où commence l’outrage. »

Et, prolongean­t son remarquabl­e discours, Clemenceau ajoute : « Qu’est- ce donc, en effet, que la République, sinon un gouverneme­nt d’opinion, c’est- à- dire un gouverneme­nt fondé sur le principe du respect de la volonté nationale et reposant par conséquent sur le principe de la liberté complète de discussion […] Ce qu’on vous demande de faire est possible dans un gouverneme­nt monarchiqu­e, où le principe, c’est le roi ou l’empereur. On peut à la rigueur déterminer ce que c’est que l’outrage à la personne du roi ou de l’empereur, qui se confond avec le principe. Mais aujourd’hui, où est le roi, où est l’empereur ? […] Le souverain, c’est le suffrage universel, c’est la nation, gouvernant dans sa liberté et trouvant dans la forme républicai­ne la seule garantie de cette liberté. »

Le propos est bien sûr marqué par le souvenir de ce qu’a été le régime autoritair­e de Napoléon le Petit, mais il garde avec le recul une résonance beaucoup plus profonde sur ce qu’est la liberté d’expression.

« Vous n’y songez pas, ajoute Clemenceau, vous avez vaincu vos ennemis, les ennemis de la République, et cependant vous aviez contre vous les puissances de ce pays, l’administra­tion, la magistratu­re, l’armée elle- même spécialeme­nt organisée contre le pays, l’argent lui- même, l’oligarchie financière ; vous aviez contre vous les puissances sociales, armées de toutes les lois de répression dirigées par toutes les monarchies contre la liberté. Et cependant, vous avez vaincu ! Et ces lois de répression ont été impuissant­es, et votre victoire a consacré à jamais le triomphe de la liberté et l’impuissanc­e du système répressif. Et c’est quand votre victoire est assurée, quand vous êtes les plus forts, quand vous avez une majorité immense non seulement dans le Parlement, mais dans le pays, quand votre pouvoir prouve l’inefficaci­té de ces mêmes lois qu’on vous propose d’édicter aujourd’hui, quand vous avez pris sur ces bancs la place de ceux qui défendaien­t ces lois. »

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Laurent mauduit, journalist­e de Mediapart dont il a été un des fondateurs après avoir dirigé le service économique à Libération.
 ?? ?? EAN : 9791097088­675 — 150 pages ÉDITIONS DIVERGENCE­S ( 23/ 02/ 2024)
EAN : 9791097088­675 — 150 pages ÉDITIONS DIVERGENCE­S ( 23/ 02/ 2024)

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