Les voix de Bénarès
Citadelle hindouiste mais aussi capitale universitaire, la ville au bord du Gange est l’une des clés des élections générales indiennes. Et les candidats font tout pour rallier les jeunes…
Penché sur son vélo hors d’âge, le dos trempé de sueur, l’homme, frêle, tente de se frayer un chemin dans la jungle hurlante de la circulation, quand surgissent devant lui deux groupes d’étudiants galvanisés. A la tête de l’un d’entre eux, un jeune homme lève le poing, prêt à en découdre lorsque les autres s’interposent. « Qu’êtes-vous venus faire ici ? Retournez d’où vous venez. Ici, vous n’avez aucune chance. Votre Kejriwal n’est qu’unamateur, il est incapablede gouverner. OnabienvuàDelhi : àpeine élu, il a fui comme un rat. » Echarpe safran au cou, polo assorti orné d’un lotus blanc, ce piéton qui vocifère est un partisan du Bharatiya Janata Party (BJP), le Parti nationaliste hindou. En face, les jeunes volontaires de l’Aam Aadmi Party ( AAP), le Parti de l’Homme ordinaire, reconnaissables à leur calot blanc siglé d’un balai – symbole du « nettoyage contre la corruption » –, serrent les rangs : « Et votre Modi, vous croyezqu’il saitgouverner ? A part venir ici avec l’hélicoptère de Mukesh Ambani [l’industriel le plus riche du pays] et frayeravec les grands groupes, que fait-il ? »
A l’approche des élections, début mai, les esprits s’échauffent à Varanasi (Bénarès). Dans les grands carrefours de la ville sainte, sur les ghats qui bordent le très vénéré Gange, devant l’imposant porche de l’université, Banaras Hindu University (BHU), les altercations entre les étudiants pro-Modi, le leader du BJP, et les jeunes partisans de Kejriwal, fondateur du parti anticorruption, deviennent monnaie courante. Et pour cause, ces deux grandes figures de la politique nationale ont choisi de se présenter dans la cité religieuse. « AveclacandidaturedeNarendraModi, Varanasiestdevenuelacapitale politique », confirme Nalin Kohli, porte-parole du BJP. La raison ? La chasse aux voix, tout simplement. « Varanasi ouvre sur l’ouest de l’Uttar Pradesh, lazonelapluspeupléedupays, maisaussi sur leBihar etd’autresEtats frontaliers comme le Jharkhand et le Chhattisgarh », analyse A. K. Singh, l’un des directeurs de l’université. De quoi susciter des convoitises. A lui seul, l’Etat de l’Uttar Pradesh, 200 millions d’habitants, représente 80 des 543 sièges à la Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement. Le Bihar, lui, 40.
Dans cette citadelle hindouiste, les pro-Modi sont aujourd’hui majoritaires. De même que les étudiants, issus de familles plutôt aisées. « Pendantplus de dix ans, le Congrès a été aux commandes, etvoyezcequecelaadonné, ils ontruinénotrepays », soupire Sanchita, 21 ans. « Alors pourquoi ne pas faire confiance à Modi ? », poursuit-elle. Visage rond, longue natte sur le côté, la jeune fille, étudiante en lettres, considère qu’aujourd’hui le puissant gouverneur du Gujarat reste la seule alternative sérieuse. « Le Congrès est hors course et Kejriwal n’a pas la maturité pourdiriger, résume-t-elle. J’auraispu voter pour luimais sesméthodes anarchistes, safaçondedescendredanslarue pourunouipourunnonetdeclaquerla porte à la moindre difficulté m’en ont dissuadée. » Elu moins d’un an après la création de son parti, à la tête du Territoire de Delhi, l’ex-haut fonctionnaire des impôts, avait pourtant suscité, en décembre, un réel espoir chez les Indiens, écoeurés par la corruption. Les adhésions avaient afflué. Les dons aussi. Avant qu’Arvind Kejriwal, frustré de ne pouvoir faire passer sa loi anticorruption à l’Assemblée, ne démissionne, en février, quarante-neuf jours seulement après sa nomination. Une décision impulsive – une « erreur », comme il l’a lui-même admis – qu’il traîne aujourd’hui comme un boulet tant elle a entaillé sa crédibilité.
Le coup est d’autant plus rude qu’en face, le matraquage de Modi, orchestré autour de ses succès économiques, a porté ses fruits. « Lui, aumoins, afaitses preuves », insiste Archit, 21ans, étudiant en physique, un département de l’Indian Institute of Technology. « AuGujarat, lesroutessontenbonétat, iln’yapratiquement pas de coupures d’électricité, et les femmes peuvent marcher tard le soir dans la rue sans se faire agresser. » Ces arguments sonnent comme une rengaine. Mais pour ce nouvel électeur, déjà bien pragmatique, l’essentiel est là. « Toutn’est sansdoutepasparfait, mais noussommesenIndeet, àtitredecomparaison, le Gujarat est bien plus avancé qued’autresEtats », tempère-t-il. A fortiori, plus que celui de Varanasi – l’Uttar Pradesh –, où la mafia et le crime règnent en maîtres. Quid alors de l’essence même du parti ? De la virulence de ses slogans nationalistes ? Quid des dérapages verbaux de certains de ses candidats ? Des peurs de l’électorat musulman? Là encore, pour ces jeunes, ce n’est pas le propos. Le développement passe avant l’hindutva (l’hindouité), estiment-t-ils. D’ailleurs, c’est bien ce que Modi leur a promis. « Construisons des toilettes avant de construire des temples ! » a-t-il lancé dans l’un de ses meetings qui a fait mouche auprès de cet électorat lassé d’être perçu comme les habitants d’un pays sous-développé.