Le monde selon Larry Page
Le fondateur du moteur de recherche défend avec Sergueï Brin des valeurs libertariennes et une vision du futur “transhumaniste” inquiétantes
Puisque Google commence à poser des questions de souveraineté, il devient crucial de comprendre la vision que ses fondateurs ont du monde. Naturellement avares en interviews, Sergueï Brin et Larry Page sont devenus plus prudents encore à mesure que montait la polémique sur leur toute-puissance. Cependant, leurs rares interventions publiques définissent, en filigrane, une philosophie politique typique des « techno-prophètes » de la Silicon Valley, basée sur un courant de pensée libertarien et transhumaniste, très éloignée de nos valeurs européennes.
De quoi s’agit-il ? Ingénieur dans l’âme, Larry Page croit au pouvoir de la technologie pour « rendre le monde
meilleur » . Avec assez d’ambition et d’effort, il n’y a rien que l’on ne puisse améliorer, pense-t-il. Le problème est que le « progrès », pour Larry Page, consiste à construire un monde essentiellement régulé par le « big data » et l’intelligence artificielle, où tout doit être mesuré, utile, efficace, optimisé.
Sur cette techno-planète, la plupart des jobs seraient accomplis par des robots et des programmes experts. Le patron de Google, qui décidément vit dans un monde à part, ne comprend pas que les gens puissent regretter de perdre un travail rendu obsolète par la technologie : « Je pense que les gens voient la “disruption”
[rupture], mais pas son côté positif », a-t-il confié en octobre dernier au « Financial Times ». Puisque les technologies rendront les entreprises dix fois plus efficientes, cela se traduira par « une rapide
baisse des prix » de tous les produits dont on a besoin. Comme si cela suffisait à faire notre bonheur…
Plus inquiétant encore : pour Page et ses pairs, la technologie n’a pas seulement le pouvoir de rendre l’économie plus pro-
ductive, elle peut – et doit – aussi résoudre les problèmes de société. C’est la raison pour laquelle Google sponsorise la Singu-larity University, qui a pour mission d’ « éduquer, inspirer et aider les leaders qui mettent le développement exponentiel des technologies au service des grands défis de
l’humanité ». Mais, si l’on confie les questions d’éducation, de santé, d’environnement, de pauvreté ou de sécurité à la régulation algorithmique, quelle place reste-t-il à la politique ? interroge le chercheur Evgeny Morozov, qui dénonce ce « solutionnisme » technologique.
En attendant, estimant savoir mieux que nous comment faire notre bonheur, les maîtres de Google s’agacent d’être freinés par des réglementations qu’ils considèrent comme absurdes, rétrogrades, voire illégitimes. D’où leurs efforts pour éviter au maximum de se soumettre à nos lois sur la fiscalité, la concurrence, la propriété intellectuelle ou les données personnelles. Quand il se laisse aller, Larry Page rêve de
communautés hors-sol, régies par et pour
la technologie : « Il y a beaucoup de choses excitantes qui sont illégales ou interdites par certaines réglementa
tions », a-t-il expliqué lors d’une conférence pour ses développeurs, en mai 2013. Conclusion ? Il faudrait « mettre de côté
une partie du monde », pour y faire des expérimentations en toute liberté. Un discours qui fait écho au projet libertarien du Seasteading Institute. Ni de droite ni de gauche, le courant libertarien est hyperlibéral sur le plan économique et hyperlibertaire sur le plan des moeurs. Il exècre impôts et taxes, rejette toute forme de redistribution de richesse et veut limiter au maximum le rôle du gouvernement.
« En technologie, on a besoin de change
ments révolutionnaires, pas progressifs », a également confié Larry Page au « Financial Times ». Et quoi de plus révolutionnaire que de « tuer la mort » ? C’est dans ce but qu’il a créé Calico, mais aussi recruté Ray Kurzweil, cofondateur de la Singularity University et grand gourou de la pensée « transhumaniste ». Car, même s’il n’emploie jamais ce terme, Larry Page partage le rêve d’un homme amélioré par une techno-médecine faite de prothèses bioniques, de robots chirurgiens et de thérapies cellulaire et génique. Un avenir où l’homme, « augmenté » par la technologie, pourra in fine devenir immortel.
Les grands projets scientifiques déterminant l’avenir de notre civilisation ne devraient-ils pas plutôt être définis par les Etats ? A cette question, Page a répondu au « Financial Times » : « Eh bien… Il faut bien que quelqu’un le fasse ! » Autrement dit : puisque nos gouvernements manquent d’ambition, pensent à court terme et sont fauchés (ce qui, hélas, n’est pas faux), Larry Page ne trouve pas anormal de s’y substituer pour « penser à cent ans » et avoir « un impact beaucoup plus positif sur le monde » . Positif… selon Google.