ALSTOM : UNE DÉCENNIE DE CORRUPTION
“une décennie de corruption”
En passe d’être racheté par General Electric, l’industriel français vient d’être condamné par la justice américaine à 772 millions de dollars d’amende. Le plus gros scandale de corruption depuis l’affaire Elf. Révélations
Ils portaient des noms d’emprunt dignes d’un roman d’espionnage. « Paris », « Genève », « Londres », « homme tranquille », « vieil ami ». Ils étaient les frères, cousins ou proches de dirigeants haut placés de la Saudi Electricity Company, l’homologue d’EDF en Arabie saoudite, qui projetait la construction d’une centrale à fioul gigantesque à Shoaiba, au bord de la mer Rouge. Un projet à 3 milliards de dollars, qu’Alstom, poids lourd mondial des centrales électriques, voulait à tout prix emporter. Le groupe français avait embauché « Paris », « Genève »,
« Londres », « homme tranquille » et « vieil ami » comme conseillers extérieurs. Leur mission, d’après leurs contrats de travail ? « Etablir des contacts »,
« arranger des rendez-vous » et « coordonner les visites des clients ». Dans la réalité, « Paris », « Genève », « Londres », « homme tranquille » et « vieil ami » étaient principalement là pour payer des dessousde-table à des responsables de la Saudi Electricity pour qu’ils confient à Alstom le chantier de Shoaiba. Le groupe français leur a versé 49 millions de dollars jusqu’au milieu des années 2000. Il a aussi accordé la somme de 2,2 millions de dollars à une fondation pour le développement de l’éducation islamique, liée à un dirigeant de la Saudi Electricity. Et, au bout du compte… c’est bien Alstom qui a bâti les hautes cheminées rouge et blanc de Shoaiba.
« La corruption a été la façon d’Alstom de gagner des
contrats. » Cette accusation a été prononcée sans détour par un procureur général adjoint américain, Leslie R. Caldwell, le 22 décembre 2014. Ce jour-là, la justice des Etats-Unis révèle qu’Alstom a payé 75 millions de dollars (67 millions d’euros) de potsde-vin de 2000 à 2011 pour décrocher des marchés en Indonésie, en Egypte, à Taïwan, aux Bahamas et en Arabie saoudite. Ses trois branches d’activité sont impliquées : les centrales électriques, le matériel de
transport et les réseaux électriques. Alstom a « plaidé
coupable » de ces faits, reconnaissant qu’ils sont
« vrais et exacts ». Pour avoir pratiqué la corruption à grande échelle et pour avoir falsifié ses livres de comptes afin de la dissimuler, le Department of Justice (le ministère de la Justice américain) condamne alors Alstom à la plus grosse amende jamais dressée contre un industriel : 772 millions de dollars, soit une année entière de bénéfices du groupe français ! Comme si les 93 000 salariés des usines de Belfort et d’ailleurs avaient travaillé trois cent soixante-cinq jours pour rien. « Le système mis en place par Alstom s’est étendu sur plus d’une décennie et à travers plusieurs continents. Nous avons été effarés par son ampleur, son audace et ses conséquences dans le monde
entier », justifie le procureur général James M. Cole. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette affaire, qui vise l’un des derniers fleurons industriels français, fabricant de nos TGV et des turbines équipant nos 58 réacteurs nucléaires, n’a reçu pratiquement aucun écho de ce côté-ci de l’Atlantique. Comme si cette condamnation, « emblématique » de la lutte contre la corruption, aux dires des procureurs américains, avait concerné un autre pays, un autre groupe. Comme si Patrick Kron n’était pas l’un des patrons les plus en vue du CAC 40, rendu célèbre par le sauvetage de son groupe en 2004. Avec l’aide de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Economie, il avait arraché à Bruxelles le droit de nationaliser Alstom pour deux ans, le temps de redresser l’entreprise. Mais aujourd’hui les politiques, à quelques exceptions près, ne se sont pas saisis des faits révélés. Pas plus que les procureurs français. Les actionnaires, au premier rang desquels Bouygues, propriétaire de 29% du capital, n’ont pas demandé de comptes à Patrick Kron, qui avait pourtant promis de mettre fin aux pratiques anciennes à son arrivée, en 2003. Au contraire, ils ont récompensé le PDG d’Alstom d’avoir vendu, l’an dernier, les trois quarts du groupe à l’américain General Electric pour 12,4 milliards d’euros et lui ont accordé un montant record de bonus, estimé à plus de 4 millions d’euros. C’est l’argent versé par General Electric, dès que l’acquisition aura reçu le feu vert de Bruxelles, qui permettra de payer l’amende de 772 millions de dollars.
UN FRANÇAIS EN PRISON À NEW YORK
L’enquête américaine a mobilisé les forces du FBI et les offices anticorruption de huit pays – la Suisse, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, Singapour, Chypre, Taïwan et l’Arabie saoudite – pendant quatre années. Les policiers ont épluché des centaines de milliers de mails, recueilli les aveux d’une demi-douzaine de cadres, enregistré des conversations et procédé à des écoutes téléphoniques. Le 15 avril 2013, la police américaine a aussi arrêté le vice-président au niveau mondial de la vente de chaudières électriques d’Alstom, un Français promis à un bel avenir, Frédéric Pierucci. Cueilli à sa descente d’avion, à l’aéroport JFK de New York, alors qu’il était en voyage d’affaires, il a été conduit à la prison de haute sécurité de Wyatt (Rhode Island), où il est resté incarcéré quatorze mois. Des mesures d’une sévérité inhabituelle pour ce genre d’affaire, mais autorisées par le Foreign Corrupt Practices Act. Cette loi, datant de 1977, permet à la police américaine de poursuivre des groupes et des cadres étrangers pour corruption, dès lors que les fonds ont transité par un compte en banque domicilié sur le territoire des Etats-Unis.
« Jusqu’à la fin des années 1990, la corruption était
bien ancrée dans les moeurs des industriels », rappelle Laetitia Liebert, directrice de l’ONG Sherpa. L’allemand Siemens, grand rival d’Alstom, détenait le précédent record de condamnation par le ministère de la Justice américain, avec 450 millions de dollars en 2008, auxquels se sont ajoutées des amendes de l’autorité américaine de régulation des marchés financiers et d’un tribunal allemand. Les actionnaires avaient débarqué le président et l’intégralité du comité exécutif, et promis de faire du passé table rase. Alstom, de son côté, a déjà été poursuivi pour des affaires au Mexique, en Italie, en Tunisie, en Malaisie, en Zambie et au Brésil, où une enquête de grande ampleur est toujours en cours. Mais il s’agissait de faits datant d’avant 2000, à une époque où le versement de « commissions à des agents étrangers » était encore autorisé en France. C’est la première fois que le groupe français est reconnu coupable de faits aussi graves et