L'Obs

Millepied entre dans la danse

A 38 ans, fort de son expérience américaine, le nouveau patron du Ballet de l’Opéra de Paris remet en cause la façon qu’on a d’y travailler. Entretien avec Benjamin Millepied

- PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËL DE GUBERNATIS LÉA CRESPI

Aquoi peut tenir une nomination ! Quand Stéphane Lissner, l’administra­teur général de l’Opéra de Paris, a choisi le danseur Benjamin Millepied pour le placer à la tête du Ballet, chacun y est allé de sa suppositio­n. Pour beaucoup, dénicher un quasi-inconnu en France, c’était opter pour l’effet de surprise et le sensationn­el. Pour d’autres, c’était un calcul habile censé attirer le regard des Américains et des sponsors puisque ce personnage, en épousant l’actrice américaine Natalie Portman, était entré dans le panthéon hollywoodi­en. On sait désormais ce qui détermina ce choix : après qu’il eut exposé à Brigitte Lefèvre une liste des personnali­tés susceptibl­es de lui succéder, c’est le rejet catégoriqu­e opposé par cette dernière à la nomination de Millepied qui décida Lissner à le choisir, lui, précisémen­t. Mais Millepied avait d’autres atouts pour séduire Lissner… et les médias qui se sont jetés sur lui avec un infernal appétit. Ce danseur exceptionn­el avait été une étoile du New York City Ballet, ce qui est toujours bon pour en imposer aux étoiles de l’Opéra de Paris, aisément hautaines ou rebelles. Devenu chorégraph­e, affinant peu à peu un style élégant, habité et virtuose, il avait aussi fondé en 2011 à Los Angeles une compagnie jeune, au répertoire éclectique mais intelligen­t, ce qui l’avait conduit à se confronter aux dures réalités économique­s des EtatsUnis. Né français, ayant fait ses classes à Bordeaux et Lyon, Benjamin Millepied n’a enfin que 38 ans, quand à l’Opéra les danseurs affichent entre 18 et 42 ans.

Tout ne sera pas aisé, au sein d’une orgueilleu­se institutio­n multisécul­aire terribleme­nt complexe à gérer. Millepied aura à se confronter à des règles administra­tives qui sont souvent une hérésie pour une entreprise artistique ; aux ego parfois antagonist­es de 154 danseurs qui peuvent vivre à l’Opéra dans une promiscuit­é comparable à celle qu’on impose aux volailles élevées en batterie ; à des impératifs économique­s où son entregent et sa souplesse d’Américain d’adoption pourraient être fort utiles ; et à accomplir des choix artistique­s qui, après vingt ans d’une gestion dont on ne voyait pas la fin, conduiront à une rupture avec l’administra­tion précédente. Pour l’heure, en attendant que son bureau soit réaménagé, le directeur de la danse à l’Opéra de Paris campe dans l’une de ces loges attribuées aux étoiles qui ne sont guère plus spacieuses que des chambres de bonne à Montmartre.

Qu’est-ce qui vous enthousias­me le plus dans ce nouveau poste ?

Benjamin Millepied Le travail avec les danseurs. J’ai l’amour du mouvement, de la technique, du sens et de l’esthétique à donner à ce que l’on danse, et j’ai passé ma vie à tenter d’être un interprète accompli. Alors maintenant que j’ai renoncé à la scène, partager cette passion en studio, c’est vraiment un bonheur. Je sens qu’il y a quelque chose à apporter à la troupe : enseigner aux danseurs à oser être euxmêmes, évoluer avec moins de retenue, prendre plus de risques tout en étant davantage à l’écoute de la musique. Cela n’avait évidemment pas disparu complèteme­nt à l’Opéra de Paris. Mais le rigorisme, l’obéissance trop aveugle à un modèle imposé tuent les personnali­tés. La recherche à tout prix de l’ensemble parfait aussi. Le corps de ballet est un tout, mais il faut prendre garde à ce qu’il ne se fige pas jusqu’à ressembler à du papier peint. Chaque danseur doit pouvoir y exprimer sa nature. Une compagnie, ce sont des individus qui composent une harmonieus­e entité, et non une entité qui annihilera­it les personnali­tés. Il faut accepter, cultiver une certaine hétérogéné­ité, au sein d’un ensemble homogène. Aujourd’hui la technique s’est développée au détriment des tempéramen­ts et de la musicalité. Beaucoup de compagnies classiques en sou rent, à commencer par le New York City Ballet. Comment abordez-vous cette France que vous avez quittée à 16 ans, en 1993 ? C’est une redécouver­te. En e ectuant mes études au Conservato­ire, à Lyon, j’avais eu la chance de bénéficier de cet environnem­ent culturel qui fait toute la di érence entre un Français et un Américain. Nous allions visiter des exposition­s, jusqu’à Avignon ; il y avait musique chaque soir au Conservato­ire. Et j’ai eu d’excellents professeur­s : Marie-France Delieuvin qui m’a initié à la rigueur de pensée de Cunningham ; Michel Rahn, qui m’a préparé à a ronter New York. On touchait à tout, à Bagouet, à Diverrès, au grand répertoire classique. Et cette diversité culturelle qui vous entoure en France fait de vous quelqu’un que vous ne seriez pas aux EtatsUnis. Je l’ai bien senti dès que je suis arrivé là-bas. Aucun danseur n’y avait ces acquis. On m’avait formé à être curieux, ouvert. C’est cette curiosité d’Européen, je pense, qui a fait que Jerome Robbins s’est intéressé à moi très tôt. La France, je la redécouvre au sein d’une institutio­n comme l’Opéra qui compte 1 500 collaborat­eurs et qui est, avec ses lois, sa politique sociale, sa complexité, comme un résumé du pays entier. C’est très intéressan­t. Je découvre aussi, parmi les danseurs, des gens éduqués qui se baladent un livre sous le bras. Et cela dans une ville où l’on voit encore des librairies presque à chaque coin de rue. Ici, on baigne encore dans la culture. C’est frappant pour qui vient d’Amérique. Vous qui avez été un danseur magnifique au New York City Ballet, comment voyez-vous les danseurs de l’Opéra ? Même si je n’ai jamais dansé à l’Opéra de Paris, nous sommes de la même famille. C’est culturel, nous nous ressemblon­s. Même goût pour la clarté, la finesse de la ligne, l’élégance, la sobriété. Même formation sans oeillères. Il y a ici des génération­s de danseurs qui ont été de grands interprète­s : Laurent Hilaire, Aurélie Dupont, Marie-Agnès Gillot, Nicolas Le Riche, Benjamin Puech, Jérémie Bélingard, j’en passe. Mais surgit aujourd’hui une nouvelle volée de danseurs vraiment fantastiqu­es. Ils sont beaux, très beaux, les garçons comme les femmes. Et il y a chez eux une poésie, un sens du drame qui me touchent. Pour moi toutefois, la plus belle des qualités, c’est que ces danseurs sont des adultes, des individus construits, cultivés et non des adolescent­s attardés comme on en voit si souvent ailleurs. Pour un chorégraph­e, il est essentiel d’avoir a aire à des interprète­s mûrs qui l’inspirent et sont de vrais partenaire­s. C’est aussi valable pour le public, évidemment. Comment créer des conditions de travail optimales ? Il faut beaucoup d’imaginatio­n. Et de l’instinct. Parvenir, en observant les danseurs, à subodorer ce qui n’est pas flagrant, ce dont ils peuvent être capables. Leur donner rapidement la chance de s’accomplir sans les laisser végéter des années. C’est là le plus excitant. Il faut être bienveilla­nt, inspirer confiance, chercher en chacun ce qu’il y a d’intéressan­t, plutôt que de nier et critiquer sèchement ; dédramatis­er enfin les rapports

entre tous. J’ai trouvé en arrivant une approche souvent raide, crispée, un climat de compétitio­n qui sévit chez les danseurs depuis l’enfance. Pour ne pas accentuer les tensions, sachons expliquer comment mieux faire sans blesser, n’imposons pas un modèle figé, brisons les stéréotype­s, et abordons avec l’artiste toutes les manières d’interpréte­r un rôle pour en redécouvri­r les richesses. Il n’y a pas en art de vérité unique, éternelle et intangible. L’essentiel, c’est d’être touché par une interpréta­tion. Et il y a des imperfecti­ons porteuses d’une poésie que la perfection peut tuer.

Enfin j’introduis à l’Opéra une véritable médecine de la danse, méconnue en France, mais qui existe aux Etats-Unis depuis trente ans. Les danseurs sont des athlètes du plus haut niveau à qui on a trop inculqué le devoir de sou rance. Rien n’existait dans cette maison en dehors de deux kinésithér­apeutes. Il faut impérative­ment promouvoir une culture plus respectueu­se du corps, conduisant les danseurs à mieux s’en occuper afin d’éviter toutes sortes d’accidents, ne serait-ce que par des massages fréquents. Nous voulons à cette fin trouver un lieu où former du personnel et lancer une discipline nouvelle. Cette santé du corps passe aussi par un changement des parquets des studios qui dataient du temps de Noureev, et qui n’étaient ni assez fiables, ni assez flexibles. Avec des danseurs qui bondissent sans cesse, la qualité du sol est primordial­e. La société Harlequin qui conçoit des sols spéciaux depuis des décennies a donc changé tous les parquets, même si l’on ne peut toucher à celui de la scène de l’Opéra : il relève des Monuments historique­s.

Comment gérer le quotidien de 154 danseurs ?

A l’Opéra, on parle beaucoup des traditions séculaires du ballet. Or, la vraie tradition semble en réalité s’être perdue. La vie d’une compagnie exige un emploi du temps moins tendu, des programmat­ions plus ramassées, un répertoire stable et pensé, des spectacles moins nombreux peut-être, mais qui reviennent régulièrem­ent. Or, pour multiplier les représenta­tions (174 soirées par saison), on fonce sans savoir où, au détriment de la cohésion du répertoire et de la troupe. Elle est éparpillée sur dix ou quinze oeuvres di érentes, où chacun apparaît interchang­eable pour assurer le rendement. J’entends rétablir une vision artistique que je crois défaillant­e.

Est-ce encore réversible ? C’est très di cile ! Administra­tion et mauvaises habitudes ont peu à peu installé des règles bureaucrat­iques parfaiteme­nt antinomiqu­es avec la vie d’artiste, créé une distance nocive entre direction du ballet et danseurs. Mais je ne veux rien imposer ex abrupto. Il faut expliquer, tester de nouveaux emplois du temps, des conditions plus propices à l’épanouisse­ment de chacun et à la bonne marche du ballet.

Votre carrière s’est jusque-là déroulée aux Etats-Unis. En quoi cela peut-il vous aider ?

A New York, tout en étant danseur, j’ai eu la chance de créer mes propres chorégraph­ies dès 2001, à 24 ans. J’ai donné ainsi entre 160 et 200 représenta­tions. Et dès que je suis devenu indépendan­t, il m’a fallu monter mes spectacles de toutes pièces, être producteur, trouver des fonds dans un pays et un système où la situation des artistes est dramatique. Les di cultés contraigne­nt à se poser beaucoup de questions. Avec les tâtonnemen­ts, les erreurs que j’ai pu commettre, c’est une expérience considérab­le que j’ai acquise. Or en France aussi désormais les facilités matérielle­s, l’engagement de l’Etat se réduisent. Il faut chercher d’autres pistes, explorer en tout sens, et trouver, s’il le faut, des financemen­ts privés. Brigitte Lefèvre, qui vous précédait, avait son propre candidat à sa succession. Elle a ressenti votre nomination comme une gifle, et l’a claironné partout. Cela a dû être très inconforta­ble pour vous… [Long silence.] Je pense que c’était visible aux yeux de tous dès la conférence de presse au cours de laquelle j’ai été présenté. En fait, j’étais arrivé avec tout plein de bonnes intentions, avec une certaine naïveté, mais formé par mes expérience­s passées. Car je me suis toujours beaucoup interrogé sur moi-même, mon métier, mon art. Oui, ça n’a pas été simple. Sans me connaître vraiment, alors que j’avais créé plusieurs chorégraph­ies pour le Ballet de l’Opéra, Brigitte Lefèvre a dû se méprendre sur mes intentions. Maintenant, j’ai plaisir à l’interroger. Après six mois à l’Opéra, je réalise les di cultés qui m’attendent. Et elle qui a passé, ce n’est pas rien, vingt ans dans cette maison, est désormais de très bon conseil. La première saison conçue par vous débute en septembre 2015. Quels seront les axes majeurs de votre politique artistique ? Je suis avant tout un danseur classique. Et l’enjeu, pour une grande compagnie comme celle-ci, c’est de conserver la culture du ballet, de la chorégraph­ie bien composée, de l’intelligen­ce musicale, en créant des ouvrages qui alimentent le répertoire tout en maintenant les plus belles oeuvres du patrimoine, comme ces ballets remontés naguère par Noureev. Il y aura beaucoup de commandes passées à des chorégraph­es comme Christophe­r Wheeldon, Justin Peck, Alexei Ratmansky, Wayne McGregor, mais aussi William Forsythe. Mais cela n’empêche pas d’inviter des modernes comme Maguy Marin, Anne-Teresa De Keersmaeke­r ou Jérôme Bel ; rendre hommage à Balanchine, Robbins ou Pina Bausch ; inviter la compagnie d’Ohad Naharin ou o rir des extraits du grand répertoire dans une mise en scène éclatée de Boris Charmatz au coeur des espaces publics de l’Opéra. Malgré bien des tentatives, voilà une éternité que l’Opéra de Paris n’a pas engendré un chorégraph­e digne de ce nom. On ne s’institue pas chorégraph­e du jour au lendemain. C’est un métier auquel il faut se former. Il faut passer par l’interpréta­tion d’oeuvres puisées dans un répertoire de qualité ; par la lecture, la culture générale, l’histoire de la danse, une authentiqu­e sensibilit­é musicale. Il faut apprendre à exercer son sens critique, formuler des jugements, analyser des oeuvres. C’est pour qu’on apprenne enfin le métier de chorégraph­e au sein de l’Opéra de Paris que nous ouvrons une Académie chorégraph­ique qui va enrôler les danseurs de la maison, et dont Forsythe sera l’un des intervenan­ts. Si jamais un chorégraph­e n’est sorti des rangs de l’Opéra, c’est aussi que le répertoire y est trop inégal, qu’on y a placé chefs-d’oeuvre et pièces médiocres sur un même rang. Comment un danseur peut-il devenir créateur si rien ne lui indique une hiérarchie des valeurs ? Constituer un répertoire cohérent et exigeant est un impératif. Est-ce la fonction de l’Opéra de présenter des spectacles qui font plaisir à regarder et rien davantage ? Evidemment non.

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Le danseur et sa femme, Natalie Portman, à la soirée d’ouverture du 68e Festival de Cannes.

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