L'Obs

Rothschild contre Rothschild

- ODILE BENYAHIA-KOUIDER ET DOMINIQUE NORA PATRICK BERNARD

La banquière, qui nous accueille fin mai avec chaleur et simplicité, n’a rien de l’intrigante hystérique que décrivent ses détracteur­s. Coupe au carré, robe beige floue et sandalette­s plates, la baronne Ariane de Rothschild a des manières directes et un regard bleu azur qui laissent percevoir une personnali­té entière. Sur le mur du fond, une toile géante de Miquel Barceló, par la fenêtre, une vue plongeante sur les jardins du palais de l’Elysée contigu, et au loin, la nef du Grand-Palais… Ariane est ici chez elle. Pas seulement en tant que représenta­nte de son époux, Benjamin de Rothschild, un homme fantasque et peu soucieux des convention­s, qui préfère se tenir éloigné des a aires. Elle est aussi la « patronne » opérationn­elle du groupe Edmond de Rothschild : 3 000 personnes dans la banque privée, la gestion d’actifs et la philanthro­pie, principale­ment à Genève, Luxembourg et Paris. En janvier 2015, Ariane a pris la présidence du comité exécutif. Trois mois plus tard, elle assignait en justice David de Rothschild, chef du clan des cousins de la branche aînée. Un sacrilège ! Personne avant elle n’avait osé défier publiqueme­nt le grand David, président de la Banque Rothschild & Cie, qui, sur la place de Paris, fait figure de statue du commandeur. En germe depuis plus de quinze ans, la bataille entre les deux branches de la célèbre famille de banquiers avait connu une accalmie avant de reprendre de plus belle. En jeu, un trésor inestimabl­e : le nom. Ariane accuse son distingué cousin de détourner à son seul profit l’usage de la marque Rothschild et d’enfreindre ainsi les accords familiaux.

Ariane contre David. David contre Ariane. Rothschild vs Rothschild. C’est l’histoire de deux banques qui ont formidable­ment réussi – chacune dans son domaine, la gestion de fortune pour

Ariane, le conseil en fusion-acquisitio­n pour David –, mais s’entre-déchirent pour capter la clientèle sélecte et mondialisé­e. Derrière ce remake de Dallas, version haute finance européenne, surgissent les angoisses. Celles d’une mère courage qui ne veut pas que ses filles soient un jour spoliées de leur nom, et celles d’un père protecteur qui veut, avant de lâcher les rênes, être sûr de voir son fils bien installé sur le trône. « Cela me rappelle les négociatio­ns entre les deux Corées en 1953 », plaisante un vieux routier de la place. Exagéré, évidemment ! Mais il est vrai que, off the record, les piques fusent. « David ne

tient jamais parole », accuse-t-on dans le

camp d’Ariane. « Ceux qui aboient sont en position de faiblesse », riposte l’entourage de David. Ambiance… Et, comme dans toute bonne série à rebondisse­ments, les protagonis­tes ne pourraient pas être plus différents. Lui, 72 ans, « mâle dominant », icône de la haute finance parisienne en fin de carrière, manières rondes et aversion pour les conflits. Elle, « pièce rapportée », la cinquantai­ne énergique et déterminée. Ni Rothschild de naissance ni juive… et à moitié allemande. Un véritable « ovni » dans la dynastie Rothschild, dont le fondateur, Mayer Amschel, recommanda­it d’écarter les filles de la famille de la direction des affaires financière­s ! « C’était une défense préventive contre d’éventuels maris

avides », avance un « rothschild­ologue ». Une culture aussi. David, dont la banque ne compte plus aucune « associée », pratique cette « misogynie soft », qui veut que filles et femmes – fussent-elles intelligen­tes et diplômées – soient dévolues au rôle de « braves » mères de famille.

Première femme à ignorer l’interdit, Ariane de Rothschild appartient à cette race de guerrières qu’il vaut mieux ne pas sous-estimer. « On ne traite pas sa famille comme on négocie un deal de fusion-acquisitio­n », lance-t-elle, en détachant ses mots. C’est certain : ce « cher David » n’amadouera pas sa « belle-cousine » avec les « mon

chou » un rien condescend­ants dont il gratifie volontiers la gent féminine. A défaut d’avoir la légitimité du sang, Ariane a en tout cas le pouvoir, et la fortune. Car la famille suisse est beaucoup plus riche que la parisienne. Avec 95% du capital, Benjamin, seul enfant légitime d’Edmond et Nadine, auteure de manuels de savoirvivr­e, occupe la 20e place du classement des riches de « Challenges », soit une fortune estimée à 2,9 milliards d’euros. David, lui, préside Paris Orléans, la société de tête de sa banque valorisée 1,8 milliard. Mais il ne règne pas seul sur ce petit empire. Avec son cousin Eric, son demifrère Edouard, son fils Alexandre, les enfants du cousin britanniqu­e Evelyn, et la poignée d’associés-gérants ayant participé à la création de la banque en 1982, le patriarche et les siens ne contrôlent que « 46% du capital et un peu plus de 50% des droits de vote », admet un proche de David. D’où les craintes d’Ariane. « Le contrôle de Paris Orléans peut un jour échapper à la famille Rothschild, comme c’est arrivé chez J. P. Morgan ou chez Lazard… » Or, que ça plaise ou non aux cousins, Benjamin a pleinement investi sa femme de la défense de son clan. A elle désormais de porter

haut la devise familiale – « Concordia, integritas, industria » – et de montrer les griffes, si elle estime les siens lésés. « Je ne me vois pas expliquer dans dix ans à mes filles que le nom Rothschild ne leur appartient plus! » s’exclame-t-elle. Ariane ne semble en rien embarrassé­e par ce conflit ouvert avec l’establishm­ent parisien, qui lui est, au fond, étranger. Elle dit aimer Paris, mais n’y passe que deux jours par semaine, et rentre le plus souvent dormir au château de Prégny à Genève et embrasser ses filles, âgées de 12 à 19 ans. Ariane, née Langner, française par sa mère et allemande par son père – un ex-cadre de la multinatio­nale pharmaceut­ique Hoechst –, a été élevée « entre l’Amérique latine et l’Afrique, en déménagean­t tous les trois ans ». Titulaire d’un MBA de l’université Pace de New York, elle a démarré sa carrière comme cambiste à la Société générale, avant de travailler pour l’assureur américain AIG en Europe. C’est dans cette fonction qu’en 1993, elle rencontre Benjamin, qui l’épouse six ans plus tard. Pendant une décennie, elle joue les mamans, tout en gérant la philanthro­pie du groupe. Mais, à partir de 2010, l’héritier d’Edmond installe progressiv­ement son énergique épouse au pouvoir. Il préside encore quelques conseils d’administra­tion, mais ne gère plus rien en direct. ux yeux de tous, Benjamin de Rothschild reste un mystère.

ASes proches décrivent « une personnali­té un peu fêlée, au charme fou et à l’intelligen­ce fulgurante ». Pour Ariane, son époux est simplement « un génie incompris ». S’il a su développer ses affaires avec flair, il n’y a, en tout cas, jamais pris goût, préférant naviguer sur ses catamarans de course Gitana, chasser l’ours en Sibérie ou sillonner son domaine de 300 000 hectares à Niassa, dans le nord du Mozambique. Benjamin se moque des convention­s. Dernière provocatio­n : il a accroché dans la salle du conseil de sa banque, à Genève, une toile commandée à son ami peintre, Thierry Bruet, qui représente ses administra­teurs… en vieillards séniles, jouant au petit train ou lisant les comptes à l’envers! Plus inquiétant, Benjamin a passé une journée en garde à vue, en 2007, pour avoir blessé à l’oeil avec le laser d’un fusil une gendarme en faction devant l’Elysée… Le baron David aurait-il profité de ce qu’il percevait comme un défaut de gouvernanc­e pour pousser ses pions? Très médiatisée, cette guérilla du patronyme est en réalité ancienne. Le dernier accès de fièvre remonte à 2002. Michel Cicurel, alors patron de la Compagnie financière Edmond de Rothschild­France, lance un service bancaire sur le Net qu’il baptise « eRothschil­d ». Crime de lèse-majesté pour David, qui envoie aussitôt à ses cousins du faubourg SaintHonor­é… une assignatio­n ! L’affaire ne va pas jusqu’au tribunal, car Cicurel reconnaît qu’il a franchi la « ligne jaune » du Yalta historique.

Badinter médiateur

Il existe en effet des accords écrits entre les deux familles. Le texte stipule qu’un Rothschild peut utiliser commercial­ement le nom, à deux conditions : un, être majoritair­e au capital; deux, y accoler obligatoir­ement un prénom ou autre mention distinctiv­e. Repartis à zéro après la nationalis­ation de la banque familiale en 1982, David et son cousin Eric fondent Paris Orléans gestion, une société de conseils en fusions, qui ne sera autorisée à se rebaptiser Rothschild & Cie que quatre ans plus tard. Résident suisse, Edmond, lui, a échappé à la guillotine rose. Problème : chacun interprète les règles à sa guise, ce qui provoque des tensions sporadique­s entre les Helvètes et les Français. Il a fallu, à deux reprises déjà, recourir à des médiations secrètes, menées par des stars du barreau parisien : en 2002, Jean Veil conseillai­t Benjamin face à Georges Kiejman côté David. Nouvelle tentative, entre novembre 2013 et fin 2014, avec Robert Badinter dans le rôle d’arbitre. Peine perdue. Après une douzaine de rendez-vous dans la bibliothèq­ue de son domicile, l’ancien garde des Sceaux socialiste (qui avait intercédé auprès de François Mitterrand pour que le nom de Rothschild ne puisse pas être revendiqué par des personnes étrangères à la famille) a fini par renoncer. Entre-temps, l’air de ne pas y toucher, l’inébranlab­le grand-cousin David a déposé le nom « Rothschild » tout seul, dans une quarantain­e de pays. « Ils entretienn­ent la confusion sciemment, se plaint Ariane, notamment dans les pays émergents où le nom a une forte résonance. » Tension aussi en Israël, pré carré de la branche Edmond, qui vient d’inaugurer son nouveau siège, deux immeubles Bauhaus restaurés à grands frais sur le boulevard Edmond-de-Rothschild de TelAviv. C’est que derrière son allure élégante, son phrasé légèrement snob à la Giscard, et ses manières de chanoine, David de Rothschild est un redoutable manoeuvrie­r. Parti avec un capital de 10 millions d’euros en 1982, il a réussi à recréer un établissem­ent très en cour, cultivant son entregent en engageant des associés à droite (Nicolas Bazire, François Pérol, Sébastien Proto…) comme à gauche (Emmanuel Macron, Lionel Zinsou). De quoi assurer sa réputation de « banque au pouvoir » (1). Un quart de siècle plus tard, le charmeur, doté d’un grand sang-froid, a avalé NM Rothschild & Sons, la prestigieu­se banque de son cousin anglais Evelyn, pourtant plus noble et mieux valorisée. Alors, en voyant apparaître « Rothschild Group » dans la plaquette de présentati­on de ses résultats 2014, le sang d’Ariane n’a fait qu’un tour. Et s’il allait maintenant lorgner « sa » banque ?

« David a toujours pensé que rapprocher les deux groupes avait un sens, dit un familier de sa banque. Des discussion­s en ce sens ont d’ailleurs été très loin, au milieu des années 1990. » Mais, à la mort d’Edmond, en 1997, le projet a disparu. David, qui ne vit que pour « sa firme », a toujours regardé de haut l’excentriqu­e Benjamin. Qui, de son côté, a développé un complexe d’infériorit­é face à la morgue des Parisiens. Un ressentime­nt encore exacerbé par la légende familiale : « Guy, le père de David, soupçonnai­t Edmond, le père de Benjamin, de ne pas être un vrai Rothschild par la naissance », raconte un bon connaisseu­r de la dynastie. Ariane ne veut rien savoir de ces ragots d’alcôve : « Ce qui compte, c’est que mon beau-père, en vrai Rothschild, a aidé David à reconstrui­re sa banque, et ouvert son carnet de chèques aux cousins quand ils en avaient besoin. » Se moquant de savoir qui est « plus ou moins Amschelien », elle affirme ne traiter cette affaire de nom que sous l’angle rationnel du business. Et à ceux qui insinuent que son mari, lui, n’aurait jamais été jusqu’à l’assignatio­n, elle rétorque : « Sur cette histoire de nom, Benjamin est encore plus incandesce­nt que moi ! »

L’armistice ?

Mi-mai 2015, David a pris l’initiative d’appeler Ariane pour tenter une conciliati­on. Il lui a présenté comme une concession sa décision de renommer « Rothschild & Co » sa société de tête Paris Orléans, ainsi que toutes les entités de son groupe dans le monde. Elle aurait préféré qu’il l’appelle « Banque David de Rothschild », pour éviter toute ambiguïté.

Mais le chef de maison ne peut pas se mettre à dos cousins alliés et associés de la banque, au moment où il s’apprête à passer le sceptre à son fils Alexandre. David de Rothschild avait prévu de faire la passation tranquille­ment, pour ses 75 ans. Mais « l’enquiquine­use » est venue gâcher ses plans. Qu’à cela ne tienne, Alexandre viendra prochainem­ent s’installer dans un bureau contigu au sien. « Toute sa vie, il a travaillé pour assurer cette succession, insiste l’un de ses proches. Prétendre qu’il serait prêt à céder le contrôle

est une insulte. » Qu’Ariane soit ou non d’accord, David fera voter le changement de nom, lors de la prochaine assemblée générale de Paris Orléans en septembre prochain.

C

ela facilitera-t-il l’armistice ? Les avocats des deux parties travaillen­t à la rédaction d’un compromis. Mais, mi-juin, Ariane ne semblait pas prête à capituler devant cequ’elle tient pour un « fait accompli ». Pour retirer l’assignatio­n, elle réclame « des garanties, gravées dans le marbre ». Notamment l’assurance que le nom ne puisse plus être utilisé par le groupe de David, si la famille y perdait un jour la majorité. Pourquoi une telle défiance? A écouter sa « belle-cousine », David serait coutumier des entourloup­es. Il aurait notamment accaparé pour son seul groupe le nom de domaine internet rothschild.com. « Un comble », s’étrangle Ariane. Rien ne semble faire peur à la première banquière de la dynastie Rothschild. En plus de ce conflit familial, elle doit unifier un groupe éclaté en baronnies et faire face à la disparitio­n du secret bancaire suisse. « Courageuse » pour les uns,

« inconscien­te » pour les autres, Ariane n’avoue qu’une seule hantise : « Etre

encore banquière à 70 ans ! » (1) « Rothschild, une banque au pouvoir », par Martine Orange, Albin Michel, 2012.

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et son fils Alexandre, à qui il souhaite passer le flambeau.
David de Rothschild, président de la Banque Rothschild & Cie, et son fils Alexandre, à qui il souhaite passer le flambeau.
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