La sortie de la Grèce de l’euro, ce serait la fin de la monnaie unique ?
Non. Les conséquences économiques et financières seraient catastrophiques pour les Grecs, mais quasi nulles pour les autres Européens. Cela fait trois ans que l’on a posé des parefeu qui font qu’il n’y a plus de risque de contagion. La Grèce, c’est seulement 2% de l’économie européenne. En revanche, sur le plan politique, il est vrai qu’une sortie des Grecs de l’euro serait un précédent qui ébranlerait la construction européenne. Elle entraînerait un risque géopolitique auquel, je l’espère, le Conseil européen réfléchit sérieusement. Aujourd’hui, 15 000 Syriens campent dans les rues d’Athènes. Si la Grèce verse dans le chaos, cette frontière-là de l’Union européenne va poser un très sérieux problème de court terme. Pour la première fois, la construction européenne repartirait en marche arrière. Ce serait l’amorce d’un détricotage à l’issue imprévisible… En tout cas, un nouvel a aiblissement du projet européen qui s’ajouterait à celui que l’on connaît depuis dix ans. Avec ce qu’elle produit de malheur économique et social, la crise a fait reculer de moitié le soutien des opinions à travers le continent. La Commission Barroso a laissé l’Europe se caricaturer en organisme pro-austérité et Bruxelles en synonyme de purge. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de la moindre popularité d’une Europe qui a pourtant réagi en renforçant les règles de l’union économique et monétaire et en adoptant l’union bancaire. Comment redonner force et vigueur à l’idéal européen ? Le fond du problème, c’est, je crois, que depuis quinze ans l’Europe a perdu son narratif d’origine, qui reposait sur le cauchemar du passé, et qu’il n’a pas été remplacé par un rêve d’avenir. Si j’explique à mes petits-enfants qu’il faut faire l’Europe pour que la France et l’Allemagne ne se fassent plus la guerre, ils me regardent avec des yeux ronds… Dans leur imaginaire à eux, de Gaulle et Churchill, c’est la préhistoire, juste après les diplodocus. On n’a pas encore su, ou voulu, remplacer cet argumentaire, on n’a pas encore projeté l’Europe dans le monde de demain. Nous devons rappeler aux Européens que nous partageons une identité commune, faite de valeurs essentielles qui nous réunissent et qui nous distinguent des autres – disons, en gros, le libéralisme politique, l’économie sociale de marché, une moindre tolérance aux inégalités, une plus grande sensibilité environnementale. Et nous devons leur expliquer que si l’on veut que cette option de civilisation subsiste à l’avenir, il faut se battre. Pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour que d’autres peuples, qui ne souhaitent pas forcément devenir américains ou chinois, puissent se référer à ce modèle européen. Cet e ort suppose une régénération narrative européenne. Il faut aussi prendre conscience de l’existence de puissantes forces hostiles à ce projet, et revenir à des initiatives majeures : le plan Juncker, la proposition de la Commission de répartir les demandeurs d’asile ou encore le projet récent de l’Institut Jacques-Delors d’un Erasmus de l’apprentissage pour un million de jeunes Européens sans qualification vont dans le bon sens pour faire vivre l’idée européenne. L’enjeu, c’est bien de retrouver des projets mobilisateurs sur lesquels les Européens perçoivent aisément qu’ils font mieux ensemble que séparément. C’est la matrice idéologique de l’intégration européenne. C’est ce principe de solidarité qui fut justement à l’origine de la naissance de la monnaie unique et qui ne fonctionne plus… Jacques Delors avait expliqué qu’il était dangereux de construire l’euro avec une grosse jambe monétaire et une petite jambe économique. Avec deux jambes de taille di érente, quand on marche, on peut boiter, mais quand il faut courir, c’està-dire en période de crise, on trébuche. A l’époque du traité de Maastricht, les Etats n’ont accepté dans les recommandations de la Commission européenne que ce qui ne dérangeait pas trop leurs souverainetés nationales. Collectivement, nous n’avons pas vu, ou pas voulu voir, que le degré de solidarité que nous avions créé avec la zone euro devait être accompagné d’un degré équivalent de disciplines collectives. On a créé beaucoup de solidarité avec peu de disciplines collectives, c’est ce qui a explosé dans le cas grec. Pourquoi aucun chef d’Etat ou de gouvernement européen n’est aujourd’hui capable de porter un projet fort, positif et ambitieux en faveur de la construction européenne ? C’est sans doute un problème de génération. Celle des fondateurs avait connu la dernière guerre mondiale. Aujourd’hui, la paix est considérée comme un acquis, mais c’est un acquis fragile et probablement plus fragile que ne le pensaient les Schuman, Monnet, Gasperi ou Spaak. Ils considéraient que les solidarités de nature économique allaient créer par une sorte d’alchimie inéluctable de la solidarité politique. Cette alchimie-là n’a pas fonctionné comme ils l’avaient espéré. Pour aboutir à une véritable union politique, nous nous heurtons à un problème de franchissement de la barrière des espèces politiques. Les voies de la légitimation demeurent encore largement locales ou nationales. Au coeur de l’a aire grecque, on retrouve un conflit de légitimité qui existe dans tous les systèmes qui superposent di érents niveaux de pouvoir. On l’a vu récemment en Ecosse ou en Catalogne. On le voit dans tous les Etats fédéraux. En Europe, nous sommes en train de construire un niveau de légitimité surpranational. Mais c’est lent et di cile. Le docteur Montesquieu nous dit qu’on a tout bon, mais, en pratique, on s’aperçoit que ça ne marche pas et qu’il faut aussi aller consulter le docteur Freud, c’est-à-dire quelqu’un qui travaille sur le psychisme, les sentiments, les passions, et pas seulement sur les organes et sur la raison. Depuis soixante ans, l’enjeu anthropologique de l’Europe a été négligé. On a convoqué des économistes et des juristes mais on a négligé les sciences sociales qui parlent des imaginaires. Jacques Delors a dit un jour : « On ne tombe pas amoureux d’un marché intérieur. »