L'Obs

LE MANIFESTE DE DAECH

Le chercheur Nabil Mouline analyse le programme, les inspiratio­ns et les méthodes du nouveau “califat”

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE LEMONNIER

En quoi la stratégie développée par « l’Administra­tion de la sauvagerie » rompt-elle avec le djihadisme d’Al-Qaida ? Pour les leaders historique­s d’Al-Qaida, il fallait déterritor­ialiser le combat, penser de manière globale, et s’attaquer en priorité à « l’ennemi lointain », incarné par la puissance américaine. C’est sur ce principe qu’ont été conçus les attentats du 11-Septembre. Abu Bakr Naji, lui, veut au contraire reterritor­ialiser l’action djihadiste en proposant une stratégie que j’appelle « glocale » : on pense toujours globalemen­t, mais on agit d’abord localement. C’est dans cet esprit que les dirigeants de l’organisati­on Etat islamique ont préféré se doter d’une base territoria­le au coeur même du monde musulman et assurer leur autonomie financière avant de se lancer à l’assaut du monde. Même si cela n’empêche pas que des attentats soient perpétrés çà et là au nom de la lutte contre les Occidentau­x. Pourquoi Abou Bakr al-Baghdadi a-t-il si vite proclamé le « califat », pourtant décrit comme l’étape finale par le théoricien de « l’Administra­tion » ? Plaquer une théorie sur une réalité est complexe. Il y a évidemment un décalage avec les véritables pratiques, ne serait-ce que parce que le terrain de réalisatio­n des opérations n’est pas celui envisagé par le livre. En revanche, Daech utilise clairement le discours de Naji pour légitimer son action. Le texte sert à mettre en récit « l’épopée de l’Etat islamique ». Il fonctionne comme une sorte de « manifeste légitimate­ur ». Il est vraisembla­ble que Baghdadi et ses lieutenant­s se sont précipités pour proclamer le califat de l’Etat islamique de peur que d’autres factions (Al-Qaida ou Al-Nosra, notamment) ne les doublent. Ils se sont ainsi assuré une forme de monopole.

Quelles sont les sources d’inspiratio­n de l’ouvrage ? Il y a bien sûr des penseurs islamistes reconnus comme l’Egyptien Sayed Qotb, le Palestinie­n Abdallah Azzam, le Syrien Abou Moussab al-Souri et surtout le Jordano-Palestinie­n Abou Qatada al-Filistini. Mais Naji s’inspire aussi, sans les citer nommément, d’auteurs et de stratèges non musulmans tels que Mao Zedong, Clausewitz, Che Guevara et même Régis Debray ! Il dit à cet égard qu’un djihadiste ne doit avoir aucun scrupule à utiliser les travaux et les méthodes occidentau­x. La thèse de Naji consiste d’ailleurs à soutenir que seul un parti ou un groupe qui sait concilier « lois universell­es » et « lois islamiques » pourrait reconstitu­er le califat et dominer le monde. Les technologi­es et les outils de communicat­ion qu’utilise Daech sont du reste de facture très occidental­e… Les hommes de Daech sont en réalité « occidentau­x » dans tous les domaines, militaire, mais aussi politique et administra­tif. Même leur perception de l’islam est très occidental­isée. Ils considèren­t en e et l’islam non seulement comme une foi mais plus encore comme une identité, et une entité politique : c’est presque du nationalis­me. C’est finalement la conception de l’Etat-nation occidental­e qui est en train d’être exprimée en termes religieux. Le nom de l’organisati­on est lui-même occidental si l’on y prend garde : l’Etat est une notion occidental­e, et même l’adjectif « islamique » l’est en ce sens qu’il exprime la volonté de créer une société uniforme. On a vu se multiplier cette année des attentats en Arabie saoudite. Pourquoi ? L’Arabie saoudite est un des objectifs prioritair­es de l’EI ; ils sont en train d’y appliquer la première étape du programme d’Abu Bakr Naji, qui est la démoralisa­tion et l’a aiblisseme­nt. Ils cherchent ainsi à semer la discorde en s’attaquant à plusieurs cibles, notamment chiites. L’Arabie saoudite est en e et une étape incontourn­able pour reconstitu­er l’unité originelle de la oumma. D’abord parce que le royaume, gardien de l’orthodoxie sunnite, reste un redoutable concurrent d’un point de vue religieux, et ensuite, d’un point de vue plus pragmatiqu­e, parce qu’il possède la mainmise sur le pétrole. Enfin, l’Arabie saoudite, c’est bien sûr aussi les lieux saints de l’islam qu’un calife se doit obligatoir­ement de contrôler. Dans la vision messianiqu­e de Daech, la conquête du monde commencera à La Mecque. Retrouvez en exclusivit­é l’article de Nabil Mouline « Etat islamique : mode d’emploi » sur notre site nouvelobs.com.

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