L'Obs

CHARLIE SIX MOIS EN ENFER

Les survivants racontent

- MARIE LEMONNIER ET VINCENT MONNIER

Tout va mal… » Ne lui posez pas la question. En ce moment, le docteur Pelloux est son propre patient: « Je suis suivi par trois psychiatre­s. Je fais du sport tous les jours, plus du yoga. Je me crée des bulles où je ne pense plus au drame. Je ne sors plus, je ne bois plus… » En mars dernier, lorsqu’il s’est soudaineme­nt décoloré les cheveux, ses amis ont cru qu’il était devenu fou. « J’avais envie de devenir transparen­t. Mais la vraie raison, c’est qu’avec Charb on avait prévu de faire le semi-marathon de Paris ensemble, raconte le chroniqueu­r de “Charlie Hebdo”. Face à l’affolement des policiers, j’ai décidé de me teindre les cheveux pour qu’on ne puisse pas me reconnaîtr­e. J’en avais tellement marre de me voir constammen­t en train de pleurer à la télé que ça m’a fait du bien d’apercevoir quelqu’un d’autre dans la glace. »

En cette fin d’après-midi de juin, Patrick Pelloux est redevenu brun, mais il se pose toujours autant de questions. Certains murmurent qu’après le dessinateu­r Luz l’urgentiste pourrait être la prochaine figure emblématiq­ue à quitter le journal. « Je réfléchis. De toute façon, je ne sais pas s’ils ont envie que je continue. » Vendredi dernier, après les attentats de l’Isère et de Sousse, il a fait un passage à la rédaction où il n’avait plus mis les pieds depuis des semaines: « Il y avait une espèce de sérénité bizarre, assez paradoxale. Nous sommes dans un moment un peu suspendu. » Il y a quelques jours, il est allé voir le film de Denis et Nina Robert sur François Cavanna, le fondateur du journal, disparu l’an dernier : « Ça te rappelle que ce journal, c’est une bande de mecs qui sont autour d’un bar, boivent des coups et font des dessins… On a perdu ça. Désormais, quand tu ris à la rédaction, tu te sens coupable. »

Aujourd’hui, « Charlie » ne se fait plus au café du coin, mais sous protection policière et assistance psychiatri­que. Pour accéder au 8e étage d’un « Libération » bunkerisé, refuge de la petite rédaction décimée, un homme armé vous escorte dans l’ascenseur. Sur le palier, trois officiers gardent l’entrée. Pas question de pénétrer dans la salle de rédaction. Une vitre les sépare du reste du monde. Une protection autant qu’une prison pour ce journal « flingué mais debout » qui se sait sous observatio­n.

Canard fauché à l’humour « bête et méchant », l’hebdo est devenu une icône planétaire riche à millions. Comme une contradict­ion de nature. Ses journalist­es se croyaient « frères de sang » unis pour toujours, ils se sont découverts au fil des six derniers mois déchirés comme jamais. Ligne éditoriale, légitimité du pouvoir, répartitio­n du capital, tout est devenu source de crispation. D’un côté, la direction représenté­e par Riss et Eric Portheault, les deux actionnair­es encore vivants qui détiennent respective­ment 40% et 20% du capital. De l’autre, un collectif d’une quinzaine de rédacteurs et dessinateu­rs, soit les deux tiers des salariés. « On peut allumer tellement de mèches qu’on est toujours au bord du chaos », avoue Jean-Baptiste Thoret, le critique cinéma depuis quinze ans. « A “Charlie”, l’apostrophe est naturelle. Mais, avant, il y avait toujours quelqu’un

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