L’ÉPIDÉMIE QU’ON VOUS CACHE
100 MÉDECINS LANCENT L’ALERTE
Excusez-moi, il faut que j’aille me reposer. » Dans sa maison de Vesseaux, en Ardèche, Matthias Lacoste, un grand gaillard de 32 ans, va s’allonger sur le canapé du salon. Ce père de deux jeunes enfants en est à son sixième jour de grève de la faim. Il est épuisé, mais veut continuer de raconter. Depuis l’âge de 6 ans, il souffre de douleurs articulaires et d’une grosse fatigue par intermittence. « J’ai toujours eu la réputation d’être feignant », ironise-t-il. Matthias a 20ans quand commence son errance de médecin en médecin, d’hôpital en hôpital. Sclérose en plaques ? Fibromyalgie ? Spondylarthrite ankylosante? Les diagnostics divergent, les traitements échouent avec la même constance. Et les arrêts maladie se multiplient. Fin 2014, un rhumatologue pose un nouveau diagnostic : Matthias aurait la maladie de Lyme, transmise par les tiques. L’Ardéchois a grandi dans la nature. « J’en enlevais à mon chien. Mais je n’ai pas le souvenir d’avoir été piqué. » Le jeune
homme commence une antibiothérapie qui améliore son état. Mais un nouvel enfer commence : « En France, on ne reconnaît pas la forme chronique de la maladie de Lyme. Les médecins ne peuvent donc pas prescrire d’antibiotiques au-delà de deux mois, sous peine de faire l’objet de pressions de la part des autorités de santé. A un moment, ils lâchent l’a aire. Mon rhumatologue, à défaut de pouvoir prolonger mon traitement, a fini par me proposer un antidépresseur! » Sans antibios, Matthias replonge. « Je me suis trouvé dans une impasse, incapable d’aller travailler. » La maladie n’étant pas reconnue, la Sécurité sociale rechigne à lui verser des indemnités journalières. Le jour où celles-ci s’arrêtent, il commence une grève de la faim. C’était le 18 juin dernier.
Matthias poste un appel à la ministre de la Santé Marisol Touraine sur YouTube et sur sa page Facebook. Les témoignages de gens se reconnaissant dans son histoire a uent. Son cas n’est pas isolé. Sa grève de la faim intervient alors même que deux avocats lancent une class action avec plus de 250 malades contre les laboratoires BioMérieux et DiaSorin qui commercialisent le test de dépistage. Les médias accourent. Le 29 juin, le ministère convoque précipitamment des associations de malades pour leur annoncer un grand plan d’action nationale. Communication de crise pour éteindre le feu ou réelle volonté d’ouvrir, enfin, ce dossier explosif? Car la maladie de Lyme est hautement inflammable. Les scientifiques du monde entier se déchirent sur son dépis-
“UNE TIQUE PEUT RECELER JUSQU’À PLUS DE 40 MICROBES DIFFÉRENTS. ” Muriel Vayssier-Taussat, directrice de recherche à l’Inra
tage, son traitement, ses modes de transmission. Les pouvoirs publics craignent son potentiel coût social et le spectre d’une épidémie. Selon le Pr Perronne, « un million de personnes sont infectées chaque année en Europe » (voir p. 26).
A l’origine de cette panique, une petite bête, de la taille d’une tête d’épingle. La tique est un animal qu’on connaît tous, accroché aux poils de nos animaux domestiques, et que les habitants des campagnes retirent à la main, machinalement. Elle se love dans les zones tempérées, les bois et les jardins pas trop ensoleillés, pas trop pluvieux. Et se nourrit du sang de ses hôtes, bêtes ou hommes. En mordant, elle peut infecter. La tique porte en elle un arsenal bactériologique redoutable. Une bactérie, Borrelia. Ou plutôt des bactéries, avec leur lot associé de virus et parasites, aux doux noms de Babesia, Bartonella, Candida, Ehrlichia… « Une tique peut receler jusqu’à plus de 40 microbes di érents », précise Muriel Vayssier-Taussat, directrice de recherche à l’Inra et spécialiste de cet acarien. Un cocktail susceptible de mettre chaos l’organisme humain, à coup de fatigue intense, douleurs musculaires et articulaires, troubles digestifs, violents maux de tête… pouvant aller jusqu’à la paralysie et la démence, si on ne la soigne pas. « Lyme dégrade le muscle, le cerveau, le coeur, c’est un peu comme la syphilis au début du XXe siècle », commente une malade. La menace est d’autant plus sérieuse que la tique, en France, se porte bien. « Deux facteurs favorisent sa prolifération : l’accroissement des surfaces forestières et l’augmentation du nombre de gros animaux comme le sanglier ou le cerf, qui lui servent de nourriture », poursuit Muriel Vayssier-Taussat. Et la mode du running et autres activités de plein air multiplient les risques : « On peut être piqué en faisant son jogging au bois de Boulogne. » Plus largement, Borrelia et cie profiteraient à fond de l’a aiblissement de nos organismes bourrés de substances chimiques, pesticides et autres métaux lourds.
O ciellement, la maladie se soigne vite, et bien. Si la morsure provoque un rond rouge, un « érythème migrant » comme disent les médecins, trois semaines d’antibiotiques, et tout rentre dans l’ordre. S’il n’y a pas de marque – ce qui arrive une fois sur deux – mais un doute, le médecin prescrit un test, Elisa. Quand il est négatif, le patient n’est pas malade. S’il est douteux ou positif, alors seulement le médecin peut faire faire un deuxième test plus sensible, le « western blot ». Voilà pour le protocole o ciel, préconisé par la société savante américaine (Infectious Diseases Society of America), suivi par une majorité de pays industrialisés et entériné en France par une conférence de consensus (1) en 2006. Sauf que, depuis des années, et de plus en plus fortement, médecins et associations de malades remettent en cause cette doxa. Les quelques semaines d’antibiotiques, disentils, ne su sent pas toujours à éradiquer l’infection. Celle-ci peut ne se déclarer que des années après la piqûre à la faveur d’une baisse des défenses immunitaires, et devenir chronique. Enfin, le fameux test Elisa ne détecte que trois souches de Borrelia sur la vingtaine connues aujourd’hui. Un manque de sensibilité déploré en 2014 par le Haut Conseil pour la Santé publique (HCSP) luimême, dans un rapport (2). « Nous avons recommandé que le test Elisa soit amélioré, confirme l’un des coauteurs de ce docuIDSA
ment, Patrick Berche, directeur de l’Institut Pasteur de Lille, car on peut estimer qu’environ un tiers des malades ne sont pas détectés par ce test. »
Un tiers ! Ce constat aurait dû faire l’effet d’une bombe. Il est passé inaperçu. Difficile de savoir combien de personnes sont réellement infectées. Le centre national de référence sur la borréliose déclare 27 000 nouveaux cas par an. Circulez il n’y a rien à voir. « Alors qu’en Allemagne des estimations officielles faites à partir des déclarations des Länder indiquent de 300 000 à 500 000 nouveaux cas par an! » détaille Roger Lenglet, coauteur du passionnant « l’Affaire de la maladie de Lyme » (Actes Sud). En Allemagne, où les chemins de randonnée sont équipés de panneaux de prévention et de distributeurs de répulsifs. Comment expliquer ce décalage? La maladie s’arrêterai-telle à la frontière, tel le nuage nucléaire de Tchernobyl? Ou la France a-t-elle encore moins envie que son voisin de regarder l’épidémie dans les yeux? Au centre national de référence sur la borréliose, au CHU de Strasbourg, aucun interlocuteur n’a pu nous éclairer. Son directeur, Benoît Jaulhac, nous a écrit qu’il était en vacances. Son adjointe, elle, était trop débordée. A l’hôpital, c’était « semaine de récolte » des tiques. Et à Santé publique France (3), les deux experts déclarés étaient aussi… en congé. Pas de bol.
Sur le terrain, en tout cas, on découvre une situation ubuesque. Des malades toujours plus nombreux qui vont, comme Matthias, d’hôpital en hôpital, de service rhumatologie en service neurologie, quand ils n’échouent pas en psychiatrie. Piqueniquer un dimanche avec des malades réunis par l’association France Lyme – enfin, ceux qui osent encore braver la nature – est une expérience. Frédéric, 37 ans, ingénieur, diagnostiqué longtemps sclérose en plaques, évoque son chemin de croix avec Anne-Marie, venue au nom de sa fille de 29 ans, cloîtrée chez elle par la fatigue. Un couple de marathoniens bretons – elle a été mordue lors d’une course l’été dernier – ouvre de grands yeux en écoutant les plus anciens partager leurs « trucs » : huiles essentielles, no gluten… « Il faut manger sain pour renforcer son système immunitaire et mieux combattre la maladie », dit Frédéric. On s’échange sous le manteau les bonnes adresses de médecins. Parce qu’il y a pénurie. Un an d’attente pour le Pr Perronne à Garches. Et encore, pour les chanceux domiciliés dans le département. « Vous voyez ces piles de dossiers, a soupiré son assistante quand on est allé l’interciens viewer. Ce sont ceux qui attendent qu’on puisse les recevoir dans la région. » Et désignant une autre pile : « Là, ce sont les demandes venant de toute la France, qu’on regardera peut-être un jour. Et je ne vous parle pas des appels au secours par mail, des gens qui pleurent au téléphone… » La situation n’est pas plus tranquille chez les prati- de ville estampillés « Lyme ». « Pas de rendez-vous avant 2017 », déclare d’emblée le secrétariat de cette généraliste parisienne… qui nous reçoit un vendredi à 22 heures. « Submergée », elle ne veut pas qu’on écrive son nom, ne veut « plus d’ennuis ». Elle a connu le « harcèlement » du médecin conseil de la Sécurité sociale, a
été suspendue un mois en 2015. « Ils m’ont eue, je n’en pouvais plus. » Elle s’est déconventionnée, ses consultations ne sont plus remboursées par la Sécu. Ni ses demandes d’examens sanguins : elle les fait faire en Allemagne, pour qu’on ne lui reproche plus de « trop chercher ».
Pour un médecin, soigner Lyme, c’est débroussailler seul un terrain en jachère. « Les patients sont des cobayes, et les médecins, des apprentis sorciers », résume la journaliste Chantal Perrin, l’autre auteur de « l’A aire de la maladie de Lyme ». Les caisses primaires d’assurance-maladie poursuivent régulièrement les « médecins Lyme » parce qu’ils prescrivent des antibios au-delà des recommandations o cielles, qu’ils demandent des « western blot » et des bilans sanguins spécifiques même avec un Elisa négatif. Le Dr Bottero, à Nyons, a été condamné en janvier à six mois de suspension d’exercice de la médecine dont deux avec sursis. « J’ai publié dans plusieurs revues scientifiques ! » plaide-t-il, atterré, en énumérant consciencieusement ses recherches. Le Dr Arer, à Saint-Etienne, s’étrangle. Il vient de recevoir son jugement : « Six mois dont trois mois avec sursis ! Condamné à verser 5 071,90 euros à la caisse de la Loire et le jugement sera a ché dans les locaux ouverts au public, comme pour un délinquant! » Les deux médecins font appel. Comme Vivianne Schaller, la directrice d’un laboratoire strasbourgeois désormais fermé, condamnée pour avoir privilégié les tests « western blot ». Ou comme Bernard Christophe, biologiste condamné pour avoir commercialisé un produit antiLyme à base d’huiles essentielles, existant pourtant aux Etats-Unis.
Les infectiologues hospitaliers ricanent de ces « gourous » qui bricolent dans leur coin leurs ordonnances à rallonge – en piquant des recettes à l’étranger ou en les élaborant au fil de leurs propres recherches. « Cette histoire part en vrille! estime Eric Caumes, chef du service maladies infectieuses et tropicales de la Salpêtrière. Il y a d’authentiques malades qui sont négligés. Mais beaucoup de patients en grande souffrance morale ont envie de croire qu’ils ont cette maladie alors qu’ils ne l’ont pas. Au moins, leur mal-être a un nom ! En cela, Lyme est emblématique du mal-être croissant de notre époque. » On veut bien croire que tout n’est pas Lyme, que derrière ce tampon peuvent se cacher d’autres infections froides. Mais on ne peut nier ces malades « améliorés » par les protocoles alternatifs.
Et les enfants ? Dépressifs, eux aussi ? Sur Change.org, 10 000 personnes ont signé une
pétition. « Apportons notre soutien sans réserve à ces médecins qui, en vertu de leur éthique professionnelle, ont actualisé leurs connaissances, aident et soignent les malades chroniques plongés dans le plus grand désarroi », écrivent-ils. Dans les commentaires, des remerciements et des messages d’encouragement.
Qui a intérêt à ce que cette absurdité perdure ? Des laboratoires ? BioMérieux, un de ceux qui ont acheté la licence Elisa, a répondu par mail à notre demande d’entretien : « La maladie de Lyme est une pathologie complexe et di cile à diagnostiquer. […] Notre test est entièrement conforme aux réglementations européenne et américaine, et répond aux recommandations issues de plusieurs conférences de consensus au niveau national, européen ou international. »
Le marché des traitements parallèles en engraisse plus d’un, aussi. Lyme coûte cher : « En moyenne 500 euros par mois de traitement, soupire Judith Albertat, ex-présidente de l’association Lyme sans Frontières. Il y a tout un business, parce que les malades sont astreints aux circuits parallèles », pour s’o rir des soins naturels (cryothérapie, sauna à domicile qui élimine les toxines…), acheter des médicaments sur les sites américains ou se faire soigner en Allemagne (voir p. 30), en République tchèque ou en Pologne.
Plus largement, la maladie sou re d’être mal connue et peu investie. « Il y a encore très peu de recherches, confirme Muriel Vayssier-Taussat. Curieusement, les médecins ont longtemps considéré que ce n’était pas un sujet. » En neuf ans de formation, les étudiants en médecine lui consacrent à peine quelques heures. Aujourd’hui, les malades ont besoin que l’Etat reconnaisse enfin l’ampleur du problème. Au risque de bousculer fortement baronnies et certitudes. « Les autorités se sont trompées tellement longtemps que c’est compliqué de revenir en arrière, estime Chantal Perrin. Le centre national de la borréliose, qui reçoit des financements publics pour ses recherches, ne peut pas dire qu’il est dans l’erreur depuis dix ans! » Aux Etats-Unis, pourtant, les lignes bougent. Trois Etats ont reconnu la chronicité de la maladie. Le nombre de cas déclarés de personnes infectées est passé subitement en 2013 de 30 000 à 300 000. En France, depuis le rapport de 2014 confirmant la non-fiabilité d’Elisa, il y a eu peu de changements. Le ministère de la Santé a demandé une évaluation des tests à l’Agence nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM), qui est annoncée pour la fin 2016… Pour Benoît Vallet, directeur général de la santé, qui s’exprime au nom de la ministre Marisol Touraine, « les tests sont fiables. C’est leur interprétation qui pose problème ». Il y a un an, les associations de malades avaient déjà été reçues, sans suite. Qu’en sera-t-il cette fois? (1) L’objectif de ce type de conférence est de faire rédiger par une commission d’experts un avis collectif sur une question controversée. Une pratique courante en France dans le domaine de la santé pour définir une doctrine thérapeutique. (2) « La Borréliose de Lyme », 2014. (3) Depuis le 1er mai, l’Institut national de Prévention et d’Education pour la Santé (Inpes), l’Institut de Veille sanitaire (InVS) et l’Etablissement de Préparation et de Réponse aux Urgences sanitaires (Eprus) sont devenus Santé publique France (www.santepubliquefrance.fr).