L'Obs

DES TESTS POUR RETROUVER SES RACINES

Entretien avec la sociologue américaine Alondra Nelson

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE RICHARD ILLUSTRATI­ON : JUSTIN RENTERIA

D’où vient ce goût de la recherche des origines chez les Afro-Américains ? La généalogie a toujours été importante aux EtatsUnis. Mais c’est le best-seller « Roots », dans les années 1970, qui a montré l’enjeu que cela pouvait avoir pour les Afro-Américains. Dans ce livre, Alex Haley racontait comment il avait retrouvé ses ancêtres africains et son récit a suscité chez beaucoup de gens le désir de retrouver leurs racines pré-esclavage, par la généalogie et les archives. Quand l’industrie des tests génétiques d’ascendance est apparue vers 2002-2003, il était évident qu’elle aurait un intérêt particulie­r pour les Afro-Américains : voilà que la génétique, une technologi­e de pointe souvent associée à une idée de précision et de vérité, semblait pouvoir répondre aux désirs nés de la dépossessi­on de l’esclavage.

Comment fonctionne­nt ces tests ? Les chercheurs créent des bases de données génétiques de référence. Pour savoir si vous avez des ancêtres au Niger, ils créent une base de données d’échantillo­ns génétiques de gens vivant aujourd’hui au Niger, puis cherchent des correspond­ances entre vos marqueurs génétiques et ceux qui figurent dans la base de données. Il existe une autre méthode où les chercheurs construise­nt des catégories (Européen, Africain subsaharie­n, Indien d’Amérique…) à partir de la fréquence de quelques marqueurs génétiques dans certains groupes de population. Un algorithme détermine ensuite, en fonction de la présence de ces marqueurs, la probabilit­é que vous soyez originaire de tel ou tel groupe. C’est un système complexe, qui mêle statistiqu­es, inférences et probabilit­és.

Dans quelle mesure est-ce scientifiq­ue ? C’est di cile à dire car un des principes de la science est de partager ses données afin que la communauté scientifiq­ue puisse refaire les expérience­s et vérifier les résultats. Or ces entreprise­s protègent leurs bases de données et leurs algorithme­s avec le secret commercial : personne ne peut y accéder et tester la validité des méthodes. Qu’attendent les gens que vous avez rencontrés de ces tests ? Beaucoup ont le désir très fort de retrouver une identité plus précise que celle d’être « Afro-Américain ». L’Afrique est un continent, avec 52 pays, des centaines de groupes linguistiq­ues, mais on utilise le terme « Afro-Américain » comme si c’était l’équivalent d’« Italo-Américain ». Beaucoup de gens ont le sentiment qu’on leur a volé cette spécificit­é. Ils disent souvent : « Savoir qui l’on est et d’où l’on vient est un droit humain. » Vous-même avez fait ce test pour les besoins de votre enquête… Au départ, j’étais contre. Intellectu­ellement, je me méfie beaucoup des tentatives de réduire l’identité à un facteur essentiel. Et je me suis toujours sentie liée à l’Afrique et ses descendant­s, à travers la culture, la musique, les gens, les habitudes alimentair­es… Je ne voyais pas ce que le test pouvait m’apporter. Puis j’ai rencontré ces gens pour qui le test était extrêmemen­t important et j’ai commencé cette recherche pour comprendre leurs motivation­s. Quand j’en parlais devant un public, quelqu’un demandait toujours : « Avez-vous fait le test ? » J’ai compris que mon enquête ne serait légitime pour tous que si je faisais le test et je m’y suis résolue à contrecoeu­r. J’ai choisi l’entreprise African Ancestry et opté pour le « dévoilemen­t » : la révélation publique de mes résultats, qui est devenue un rituel mis en scène dans de nombreuses émissions télé. J’ai reçu mes résultats dans une grande salle à Atlanta, devant un large public afro-américain. On m’a appelée, je suis montée sur scène, on m’a annoncé que, selon le test, j’étais liée aux Bamilékés du Cameroun. Les gens ont applaudi mais je n’étais pas spécialeme­nt émue. Ce test n’est qu’une inférence, il n’a rien changé pour moi. Je lis juste avec plus d’attention les informatio­ns qui concernent le Cameroun. Ma mère, par contre, s’informe beaucoup sur ce pays et s’est

rapprochée d’une famille de Camerounai­s de son quartier. Quand ils viennent prendre le thé, elle plaisante en disant : « Regarde, ce sont des Camerounai­s, comme nous ! » N’y a-t-il pas là le retour d’une idée biologique de l’identité, dangereuse­ment proche du racisme ? Les sociologue­s ont été d’emblée très critiques sur ces tests, qui recréaient, selon eux, des catégories raciales et reproduisa­ient une vision très essentiali­ste de la race. C’est en partie vrai, mais cela présuppose que les gens recevraien­t les résultats des tests comme une définition figée d’eux-mêmes à laquelle ils se conformera­ient. Or l’identité est un processus social complexe. Les gens intègrent les résultats des tests comme une composante possible de leur identité, comme les histoires de famille, les archives… Quant au racisme scientifiq­ue, j’y pensais beaucoup au début de mon enquête. Mais les gens m’ont dit : « Nous savons qu’il y a un risque de racisme scientifiq­ue avec ces méthodes génétiques, mais elles peuvent aussi nous donner des informatio­ns que nous ne pourrions avoir autrement. Nous choisisson­s, en toute conscience, de courir le risque. » Ces entreprise­s privées n’exploitent-elles pas le traumatism­e historique de l’esclavage et le désir des gens d’en faire sens ? Je le pensais au départ. Mais beaucoup de gens ont une compréhens­ion très fine de ces tests : ils comparent les di érentes méthodes employées par les entreprise­s, analysent ce qu’elles disent à leur propos, lisent les revues scientifiq­ues… Quand des gens sont si impliqués et informés, on ne peut pas parler d’exploitati­on. Les tests ADN sont aussi utilisés par les activistes demandant des « réparation­s » : la compensati­on du préjudice collectif subi par les Afro-Américains avec l’esclavage. En 2002, dans un procès historique, l’activiste Deadria Farmer-Paellmann a poursuivi en justice plusieurs multinatio­nales ayant édifié en partie leur fortune sur l’esclavage, demandant réparation. Selon la loi américaine, les plaignants doivent prouver qu’ils sont les descendant­s directs des personnes ayant subi le préjudice pour que la plainte soit recevable. C’est un obstacle insoluble pour les Afro-Américains car dans la plupart des cas, les documents ont été détruits ou n’ont jamais existé. Pour la première fois, dans ce procès, les plaignants ont utilisé les tests génétiques pour prouver leur lien de parenté avec d’anciens esclaves venus d’Afrique. Le tribunal a rejeté ces preuves comme insuffisan­tes, arguant qu’elles indiquaien­t un pays d’origine mais pas un lien de parenté avec un individu précis. Mais cette a aire a été un tournant : elle a montré que ces tests pouvaient être utilisés dans des luttes pour la justice sociale et la réparation d’injustices passées et présentes. A vous lire, on a le sentiment que ce repli sur la « race » génétique répond surtout à une défaite de la lutte contre les discrimina­tions raciales aux États-Unis... J’ai commencé cette recherche avant le mouvement Black Lives Matter, à un moment où il devenait di cile de faire entendre que le racisme était toujours bien vivant, qu’il a ectait toujours les gens quotidienn­ement. Cela se traduisait entre autres par un discours a rmant qu’il fallait tourner la page de l’esclavage, passer à autre chose. Les images filmées à Ferguson et ailleurs ont changé la donne : on ne peut plus nier l’existence du racisme quand on voit des gens se faire tuer sans avoir rien fait, comme Trayvon Martin. Mais avant cela, les tests génétiques ont été un élément important pour continuer de parler du passé et ses conséquenc­es actuelles. Ces tests permettent de dire : « Si on se lance dans cette quête sur le passé, c’est parce que l’histoire de l’esclavage nous a privés de ces noms et cette généalogie. » On peut considérer la généalogie comme une pratique légère et peu politique, mais en réalité, elle fait du passé quelque chose de très personnel : elle montre combien les individus vivent toujours avec un passé compliqué, que la généalogie remet en lumière.

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