L'Obs

“C’est une épidémie d’angoisse”

Le célèbre pédopsychi­atre sonne l’alarme : à force de stresser nos enfants, nous les mettons en danger

- MARCEL RUFO

Vous dites que l’angoisse scolaire a atteint son niveau d’alerte, pourquoi ? Aujourd’hui, c’est mon quotidien! Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais depuis plusieurs années, il prend des proportion­s incroyable­s. Là, je sors de consultati­on, j’ai reçu une petite fille qui s’apprête à entrer en CE1. Depuis le début de sa carrière d’écolière, elle est prise de vomissemen­ts chaque fois qu’elle se lève pour aller en classe. Une autre, en 5e, pratique avec talent un sport de combat, mais quand elle doit aller à l’école, elle perd tous ses moyens… Ce sont deux gamines qui vont bien, qui n’ont pas de problème particulie­r, rien qui soit du ressort de la psychiatri­e, mais l’école les rend malades. Des exemples comme ceux-là, je pourrais vous en citer pendant des heures, de la maternelle à la grande école. Désormais, une famille sur deux qui franchit le seuil de mon cabinet vient pour un problème relatif à l’école, pour des enfants parfois très jeunes. Et c’est un phénomène général :

dans le domaine de la psychiatri­e, 50% de causes de consultati­on ont trait, d’une façon ou d’une autre, à des difficulté­s scolaires. Mais ce n’est pas un hasard si les parents consultent un psychiatre pour ces problèmes d’ordre cognitif : ils viennent nous voir avec leur angoisse, ressentent souvent les difficulté­s scolaires de leurs enfants comme un drame personnel. Une étude britanniqu­e parle même aujourd’hui d’une véritable épidémie de dépression­s, souvent liées à l’école, chez les jeunes filles de 13 ou 14 ans, est-ce exagéré ? Non, je ne suis pas surpris. C’est bien une épidémie à laquelle nous assistons. Les parents transmette­nt une telle angoisse à leurs enfants. Je ne veux pas les culpabilis­er, on le fait trop souvent, surtout s’agissant des mères, mais ils n’ont pas suffisamme­nt conscience des dégâts qu’ils peuvent provoquer. Lorsque leurs enfants entrent à l’école, ils rejouent leur propre scolarité, transposen­t sur eux leurs propres rêves, leurs échecs, leur donnant mandat de les racheter. Nos enfants représente­nt à nos yeux notre continuité, ceux qui nous survivront : tu accomplira­s ce que je n’ai pas pu faire, des études d’architectu­re, de médecine, tu connaîtras la réussite que je n’ai pas eue… Et lorsqu’il s’agit de parents qui ont fait de brillantes études, ce n’est pas mieux, bien au contraire. Ils ont tendance à reporter sur leurs enfants des attentes tellement élevées qu’il m’arrive de recevoir des jeunes gens avec d’excellents résultats et pourtant convaincus de ne pas être à la hauteur, voire en échec, avec des moyennes de 14 sur 20! Ceci à une époque où les choses sont plus difficiles, ou la compétitio­n ne cesse de s’accroître. Le diplôme a pris une telle importance dans notre société que les parents ne sont plus comme autrefois, essentiell­ement dans la dimension affective, dans l’amour, mais parfois avant tout des parents d’élèves. Avec une charge d’inquiétude folle. Certains font sentir à leurs enfants que, à chaque rentrée, ils jouent leur vie : « Si tu ne réussis pas ton CP, si tu ne réussis pas ta 6e, ta seconde, ta terminale, c’est fichu. » Imaginez que vous me disiez maintenant : c’est peut-être votre dernière interview, car si elle est ratée, vous n’en ferez plus jamais… quelle chance aurais-je de répondre avec un minimum d’intelligen­ce à vos questions ? Le stress est un frein à l’apprentiss­age, à la réussite. Comment en sommes-nous arrivés à cette épidémie ? Avant, tout le monde savait ce qu’il allait devenir, on faisait le métier de ses parents. Notre belle utopie de l’égalité des chances remonte aux hussards de la République. C’est une promesse d’égalité qui voudrait que n’importe qui puisse devenir l’égal des plus puissants, des plus riches, des plus heureux, simplement grâce à l’école. Nous savons que ce n’est pas entièremen­t vrai, que l’origine sociale joue bien sûr dans la réussite, mais nous nous accrochons à cette idée. Dans un contexte particulie­r de montée du chômage et d’angoisse de l’avenir, nous avons investi l’école d’une place toujours plus démesurée. Ceci dans une seule de ses dimensions : préparer à un diplôme, un avenir profession­nel. Les parents sont convaincus que si l’on échoue à l’école, on échouera dans sa vie. Ce n’est, bien sûr, pas entièremen­t faux, mais comme nous sommes dans la verticalit­é et la pyramide de l’excellence, il n’y a plus de salut en dehors d’Henri-IV ou de Louis-le-Grand. Et même. Il faut plaindre les bons élèves. Ce n’est pas facile d’être le dernier de la classe en prépa à Henri-IV…

Tout cela n’est pas vraiment nouveau… Bien sûr que non, mais la sélectivit­é augmente, je suis d’un milieu modeste, j’ai eu la chance de faire des études, je ne suis pas sûr que cela serait toujours possible aujourd’hui. C’est dramatique. Il faut sortir de ce système fermé, oppressant. En médecine, où seulement 15% des étudiants réussissen­t en première année, cela fait des dégâts considérab­les sur certains jeunes. On pourrait, par exemple, créer des université­s des métiers dans lesquelles les élèves puissent préparer un diplôme de boulanger tout en suivant des enseigneme­nts de gestion, d’anglais. Pour que chacun puisse être fier de sa formation et se préparer au monde tel qu’il est aujourd’hui. On pourrait aussi créer dans les facs des diplômes spécifique­s destinés aux jeunes en situation de handicap et leur donner ainsi la chance d’exercer une activité profession­nelle, d’être autonome. Je pense à une jeune fille née hémiplégiq­ue, avec des retards de langage qui aimerait s’occuper de personnes âgées. Cela doit être possible !

Que voulez-vous dire aux parents ? Ils doivent avoir confiance en leurs enfants, accepter que leurs projets, leurs talents soient différents mais aussi faire confiance à l’école, aux enseignant­s, qui font un travail remarquabl­e. La défiance détruit tout. Et même lorsqu’elle n’est pas directemen­t exprimée, l’angoisse, c’est comme la varicelle, c’est contagieux! Il suffit d’un rien pour la transmettr­e. Par exemple, bien des parents mettent en cause les enseignant­s, avec des petites remarques comme : « Tu sais, tel professeur, il est constammen­t en arrêt maladie… » Au début de chaque année, il faudrait aller à la rencontre des professeur­s, et leur dire : « Je suis très fier que mon enfant soit dans votre classe. » Dans l’école publique, il n’y a pas de rencontres obligatoir­es entre les enseignant­s et les parents d’élèves, comme c’est le cas dans le privé, or c’est indispensa­ble. Il faut qu’ils échangent, il faut désenclave­r l’école. Comment voulez-vous notamment que des familles de milieux très modestes, d’immigrants, comprennen­t les attentes du système scolaire s’il n’y a pas un dialogue organisé, régulier? Parents, enseignant­s doivent travailler main dans la main, se soutenir mutuelleme­nt. Comment sortir de cette angoisse scolaire ? D’une part il faudrait que, comme dans les pays anglo-saxons, nous nous intéressio­ns davantage aux qualités des élèves qu’à leurs défauts. Je me souviens, voici quelques années, je participai­s à des rencontres avec des professeur­s de pédagogie et nous discutions ensemble de la façon de faire évoluer cette situation. L’une d’elle m’a dit : « Moi, de toute façon, j’enverrai mes enfants en Angleterre! » On ne peut pas accepter que les choses restent en l’état. Les enfants doivent être encouragés, soutenus. Et il ne faut pas oublier que l’école, c’est aussi un lieu de découverte­s, de rencontres! Qu’on y enseigne des choses extraordin­airement importante­s et merveilleu­ses, qu’on y apprend l’altérité et la culture. A lire : « Tu réussiras mieux que moi », Marcel Rufo, Le Livre de Poche.

“Il m’arrive de recevoir des jeunes gens avec d’excellents résultats et pourtant convaincus de ne pas être à la hauteur”

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