“L’ÉCOLOGIE EST FONCIÈREMENT ANTICAPITALISTE”
En 2006, un an avant son suicide, André Gorz s’exprime pour la dernière fois dans nos colonnes. Extraits
« Ecologiste avant la lettre », comment définissez-vous l’écologie ? De toutes les définitions possibles, j’aimerais privilégier d’abord la moins scientifique, celle qui est à l’origine du mouvement écologiste, à savoir le souci du milieu de vie en tant que déterminant de la qualité de la vie et de la qualité d’une civilisation. Les premières grandes manifestations de ce souci [...] ont pris la forme de mouvements de protestation, souvent violemment réprimés, contre la confiscation de l’espace public par des méga-industries, des aéroports, des autoroutes qui venaient bouleverser, bétonner, techniciser le peu de milieu « naturel » qui restait et répandre des polluants et des nuisances. La résistance des habitants à cet envahissement de leur milieu de vie n’était pas une simple « défense de la nature ». C’était une lutte contre la domination, contre la destruction d’un bien commun par des puissances privées, soutenues par l’Etat, qui déniaient aux populations le droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer. En 1972, lors du grand débat organisé par « le Nouvel Observateur » sur le thème « Ecologie et révolution », vous écriviez : « L’écologie est une discipline foncièrement anticapitaliste et subversive. » Le pensezvous toujours ? Vous ne pouvez pas avoir un capitalisme sans croissance ni, a fortiori, un capitalisme de décroissance. Le profit, la « valeur » sont impossibles sans la circulation de marchandises substantielles, détachables de leurs producteurs. La décroissance, dans « nos » économies, a un nom : la dépression. Vous ne pouvez pas vouloir la réduction des flux de marchandises matérielles sans vouloir une économie radicalement di érente de celle-ci, une économie dans laquelle le but premier n’est pas de « faire de l’argent » et dans laquelle la richesse ne s’exprime ni ne se mesure en termes monétaires. Ceux qui, comme Serge Latouche, appellent à la « décroissance » ne veulent ni l’austérité ni l’appauvrissement. Ils veulent avant tout rompre avec l’économicisme, attirer l’attention sur le fait qu’à la base de toute société, de toute économie il y a une nonéconomie, faite de richesses intrinsèques qui ne sont échangeables contre rien d’autre, de dons sans contrepartie, de gratuité, de mises en commun. L’écologie est-elle porteuse d’une éthique ? C’est ce que soutient Hans Jonas quand – je simplifie grossièrement – il écrit que nous n’avons pas le droit de compromettre la vie des générations futures dans l’intérêt à court terme de la nôtre. Je n’aime pas l’approche kantienne de Jonas. Il en appelle au sens de la responsabilité de chacun, individuellement. Mais je ne vois pas comment des choix individuels changeront « rapidement et radicalement » notre modèle de consommation et de production. Ce modèle a été conçu et imposé précisément pour étendre la domination du capital aux besoins, aux désirs, aux pensées, aux goûts de chacun et nous faire acheter, consommer, convoiter ce qu’il est dans l’intérêt du capitalisme de produire. [...] Edward Bernays, le neveu de Freud, qui a inventé le marketing moderne dans les années 1920, avait bien compris que le consommateur individualisé est le contraire du citoyen qui se sent responsable du bien commun, et que les couches dominantes pourraient être tranquilles aussi longtemps que les gens se laisseraient persuader que les biens de consommation individuels o rent des solutions à tous les problèmes. Vous voyez donc qu’une éthique de la responsabilité suppose beaucoup de choses : [...] une critique radicale des formes insidieuses de domination qui s’exercent sur nous et [des] actions militantes mobilisatrices : boycott des marques, campagnes de Casseurs de pub, arrachages de semis d’OGM, etc. Dans les années 1970, vous meniez campagne contre l’industrie nucléaire. Face aux périls du réchau ement climatique, n’est-ce pas un moindre mal ? Le nucléaire a englouti en France des sommes si démesurées, souvent en pure perte – pensez à Superphénix –, que nous avons négligé les économies d’énergie et les énergies renouvelables. Les réserves d’éléments fissiles sont limitées et restreignent l’avenir du nucléaire. Le problème des déchets n’est pas résolu. Mais surtout le nucléaire est une énergie très concentrée qui demande des installations géantes, des usines de séparation isotopique et de retraitement à la fois très dangereuses et vulnérables. Le nucléaire exige donc un Etat fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillance permanente de la population et le secret. Vous avez là tous les germes d’une dérive totalitaire. Les énergies renouvelables, au contraire, se prêtent à une production locale, ne se laissent pas monopoliser ni utiliser pour asservir leurs usagers. Il est vrai qu’elles ne su ront pas pour faire fonctionner de grands complexes industriels. Mais on aura déjà compris que ceux-ci sont incompatibles avec les « transformations rapides et radicales » dont dépend la survie de l’humanité.