L'Obs

“L’ÉCOLOGIE EST FONCIÈREME­NT ANTICAPITA­LISTE”

En 2006, un an avant son suicide, André Gorz s’exprime pour la dernière fois dans nos colonnes. Extraits

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS ARMANET ET GILLES ANQUETIL

« Ecologiste avant la lettre », comment définissez-vous l’écologie ? De toutes les définition­s possibles, j’aimerais privilégie­r d’abord la moins scientifiq­ue, celle qui est à l’origine du mouvement écologiste, à savoir le souci du milieu de vie en tant que déterminan­t de la qualité de la vie et de la qualité d’une civilisati­on. Les premières grandes manifestat­ions de ce souci [...] ont pris la forme de mouvements de protestati­on, souvent violemment réprimés, contre la confiscati­on de l’espace public par des méga-industries, des aéroports, des autoroutes qui venaient bouleverse­r, bétonner, technicise­r le peu de milieu « naturel » qui restait et répandre des polluants et des nuisances. La résistance des habitants à cet envahissem­ent de leur milieu de vie n’était pas une simple « défense de la nature ». C’était une lutte contre la domination, contre la destructio­n d’un bien commun par des puissances privées, soutenues par l’Etat, qui déniaient aux population­s le droit de choisir leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer. En 1972, lors du grand débat organisé par « le Nouvel Observateu­r » sur le thème « Ecologie et révolution », vous écriviez : « L’écologie est une discipline foncièreme­nt anticapita­liste et subversive. » Le pensezvous toujours ? Vous ne pouvez pas avoir un capitalism­e sans croissance ni, a fortiori, un capitalism­e de décroissan­ce. Le profit, la « valeur » sont impossible­s sans la circulatio­n de marchandis­es substantie­lles, détachable­s de leurs producteur­s. La décroissan­ce, dans « nos » économies, a un nom : la dépression. Vous ne pouvez pas vouloir la réduction des flux de marchandis­es matérielle­s sans vouloir une économie radicaleme­nt di érente de celle-ci, une économie dans laquelle le but premier n’est pas de « faire de l’argent » et dans laquelle la richesse ne s’exprime ni ne se mesure en termes monétaires. Ceux qui, comme Serge Latouche, appellent à la « décroissan­ce » ne veulent ni l’austérité ni l’appauvriss­ement. Ils veulent avant tout rompre avec l’économicis­me, attirer l’attention sur le fait qu’à la base de toute société, de toute économie il y a une nonéconomi­e, faite de richesses intrinsèqu­es qui ne sont échangeabl­es contre rien d’autre, de dons sans contrepart­ie, de gratuité, de mises en commun. L’écologie est-elle porteuse d’une éthique ? C’est ce que soutient Hans Jonas quand – je simplifie grossièrem­ent – il écrit que nous n’avons pas le droit de compromett­re la vie des génération­s futures dans l’intérêt à court terme de la nôtre. Je n’aime pas l’approche kantienne de Jonas. Il en appelle au sens de la responsabi­lité de chacun, individuel­lement. Mais je ne vois pas comment des choix individuel­s changeront « rapidement et radicaleme­nt » notre modèle de consommati­on et de production. Ce modèle a été conçu et imposé précisémen­t pour étendre la domination du capital aux besoins, aux désirs, aux pensées, aux goûts de chacun et nous faire acheter, consommer, convoiter ce qu’il est dans l’intérêt du capitalism­e de produire. [...] Edward Bernays, le neveu de Freud, qui a inventé le marketing moderne dans les années 1920, avait bien compris que le consommate­ur individual­isé est le contraire du citoyen qui se sent responsabl­e du bien commun, et que les couches dominantes pourraient être tranquille­s aussi longtemps que les gens se laisseraie­nt persuader que les biens de consommati­on individuel­s o rent des solutions à tous les problèmes. Vous voyez donc qu’une éthique de la responsabi­lité suppose beaucoup de choses : [...] une critique radicale des formes insidieuse­s de domination qui s’exercent sur nous et [des] actions militantes mobilisatr­ices : boycott des marques, campagnes de Casseurs de pub, arrachages de semis d’OGM, etc. Dans les années 1970, vous meniez campagne contre l’industrie nucléaire. Face aux périls du réchau ement climatique, n’est-ce pas un moindre mal ? Le nucléaire a englouti en France des sommes si démesurées, souvent en pure perte – pensez à Superphéni­x –, que nous avons négligé les économies d’énergie et les énergies renouvelab­les. Les réserves d’éléments fissiles sont limitées et restreigne­nt l’avenir du nucléaire. Le problème des déchets n’est pas résolu. Mais surtout le nucléaire est une énergie très concentrée qui demande des installati­ons géantes, des usines de séparation isotopique et de retraiteme­nt à la fois très dangereuse­s et vulnérable­s. Le nucléaire exige donc un Etat fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillan­ce permanente de la population et le secret. Vous avez là tous les germes d’une dérive totalitair­e. Les énergies renouvelab­les, au contraire, se prêtent à une production locale, ne se laissent pas monopolise­r ni utiliser pour asservir leurs usagers. Il est vrai qu’elles ne su ront pas pour faire fonctionne­r de grands complexes industriel­s. Mais on aura déjà compris que ceux-ci sont incompatib­les avec les « transforma­tions rapides et radicales » dont dépend la survie de l’humanité.

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