L'Obs

QUAND GORZ ÉCRIVAIT À JEAN DANIEL

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Le 24 Juillet 1980, le journalist­e envoie à son directeur cette lettre inédite

Mon cher Jean, A mon retour de vacances, je trouve ton mot, vieux sans doute de trois ou quatre semaines, et je le lis avec émotion et tristesse. Nous réussisson­s à sou rir, chacun de son côté, de l’incompréhe­nsion de l’autre, tout en restant liés par des attaches moins simples qu’un projet commun : l’estime, le respect de nos di érences et, en ce qui me concerne, ce que faute de mieux j’appellerai l’a ection pour ce que je sens en toi de vulnérabil­ité, d’inquiétude, de doute, de besoin toujours insatisfai­t de te donner des preuves de ta valeur, si bien que tu as réussi à faire une force de ce que les militaires appellerai­ent faiblesse. J’ai souvent eu l’occasion de te dire mon admiration pour des choses que tu as écrites. Je considère, je te l’ai dit, que ton souci de l’indépendan­ce, ton sens de la contradict­ion et ton désir, ta capacité de prendre le public par surprise et de demeurer imprévisib­le pour lui, étaient à la source du succès de ton journal et de ta réputation. De ma part, ces choses étaient et sont dites de façon totalement désintéres­sées : les éloges de tout Paris te sont acquis, et le mien a pour seule raison le plaisir que j’éprouve à me sentir d’accord avec toi quand cet accord se réalise. De plus, tu n’as aucun besoin de mon approbatio­n désintéres­sée pour écrire et publier ce que tu désires. Mais l’inverse n’est pas vrai. Comment peux-tu l’oublier ? Ton accord est indispensa­ble si l’on veut être publié dans ton journal, et si je le recherche avant d’entreprend­re un travail majeur, ce n’est point par vanité, présomptio­n ou égocentris­me, mais parce qu’il est en ton pouvoir de ne pas publier ce que j’écris ou de préférer que d’autres traitent autrement des sujets que je souhaitais traiter. Faut-il vraiment que je te rappelle que j’ai dû renoncer successive­ment à écrire sur un certain nombre de sujets pour lesquels j’avais naguère quelque compétence : l’Allemagne, l’Italie, la CFDT. [...] Que tout est donc di cile, mon cher Jean. Tu voudrais que je te traite en ami seulement et en interlocut­eur privilégié, non en détenteur du pouvoir de décision ; mais en même temps tu détiens seul ce pouvoir et t’en sers, même à mon égard, d’une façon qui n’est pas toujours amicale. Au moins savons-nous, par l’importance que, chacun, nous donnons aux pensées et aux mouvements de l’autre, que nous restons liés par quelque chose qui est à la fois moins et plus qu’une amitié. Je t’embrasse a ectueuseme­nt. Gérard © Fonds André Gorz IMEC.

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