La mort du petit frère
FILS DU FEU, PAR GUY BOLEY, GRASSET, 160 P., 16,50 EUROS.
Sur les photos, on voit l’enfant, en barboteuse, regarder l’objectif à la façon des Indiens qui redoutent de se faire voler leur âme. Sa mère lui dira plus tard qu’il était déjà solitaire, misanthrope, qu’il ne supportait pas qu’on rie en sa présence et qu’il préférait les livres au commerce des humains. « Je me souviens pourquoi, écrit l’enfant, plus d’un demi-siècle plus tard, je trouvais leur joie d’adulte fausse. Je pressentais déjà ces masques à venir. » Peut-être devinait-il qu’il n’échapperait pas aux appétits cruels du destin : dans sa sixième année, son petit frère allait mourir et la joie familiale, s’éteindre, d’un coup. La mère était lavandière et le père, forgeron. Celui-ci était secondé par une force de la nature, arrivée un matin d’hiver sur une drôle de pétrolette : l’étranger s’était garé dans la cour et dévêtu, avant de passer sur son torse nu le tablier de cuir et de se mettre à l’ouvrage. La famille l’avait adopté et l’enfant, pris de passion pour ce Zampano habile et silencieux, passait ses journées assis, dans l’odeur de la limaille, à regarder ses deux héros faire jaillir de l’enclume des milliers de petites étoiles filantes et des chevaux de feu. Il n’y a que dans la Bible que l’on ressuscite. Après la mort du petit frère, tout lui sembla mensonge. « Je n’ai pas cherché à marchander ou à me rebeller, j’ai accepté le marché : j’ai considéré ma vie comme une mission nécessaire à remplir puisqu’elle m’avait été donnée. J’ai mis mes masques, enfilé mes armures. » Il fallait une armure pour supporter ce qui va suivre. Sa mère continua de dresser chaque soir le couvert du petit défunt et de lui servir son assiette de purée-jambon. Le soir, elle embrassait l’oreiller du disparu, lui murmurait quelques mots doux devant le survivant désormais seul dans la chambre à deux lits. Ce qui rend ce récit unique, c’est la délicatesse de l’enfant, son absence de jugement et la douceur dispensée pour aider cette mère « à durer au-delà du chagrin ». Parvenu à l’âge d’homme, l’enfant continuera de donner le change à cette femme littéralement folle de chagrin. Si cette histoire est bouleversante, c’est aussi qu’elle a été remarquablement écrite par Guy Boley (photo).