L'Obs

La loi du marché

Comme chaque année, les rayons de la grande distributi­on se chargent de bouteilles en promo. Comment s’y retrouver ? L’amateur s’y repérera-t-il ? Et, derrière l’événement commercial, qu’attendre de la révolution des appellatio­ns en cours ? “L’Obs” vous l

- ANTOINE GERBELLE

En 2016, cela fera trente ans que les foires aux vins accompagne­nt la rentrée des Français. Trente ans que la grande distributi­on donne, chaque mois de septembre, sa version de la cave idéale. Bordeaux conserve toujours la première place dans leur offre. Mais l’attrait des sacro-saints « Châteaux » de Gironde faiblit. Et globalemen­t, depuis 2013, les volumes des ventes de bordeaux s’érodent chez tous les grands acteurs historique­s. Le public se lasserait-il des choix de nos distribute­urs de masse ? Il faut dire que l’amateur à l’affût des bonnes affaires a eu trente ans pour faire le tour de la question. Les millésimes passent, les étiquettes restent. Si, dans les années 1990, il pouvait encore rem- plir son Caddie de quelques flacons de premiers crus classés de médoc ou assimilés, de saint-émilion ou de pomerol, il a depuis rendu les armes. Ou plutôt fermé le porte-monnaie. Car, dès 2000, ces crus stars ont atteint des prix stratosphé­riques avec l’ouverture des marchés asiatiques et ont presque tous disparu des catalogues. L’amateur « éclairé » retrouve aujourd’hui dans les casiers de sa cave, chargée de crus bourgeois et crus classés moyenne gamme, le même profil de vin. Le nom du château varie, mais le vin est construit suivant le même modèle: des merlots et cabernet-sauvignon très mûrs, toujours élevés dans des fûts de chêne, souvent neufs pour aromatiser le tout. Une playlist somme toute rassurante mais ennuyante. La baisse des ventes se confirmera­t-elle encore cette saison ? La grande distributi­on tente de sortir

des autoroutes bordelaise­s, de s’aventurer sur les chemins des domaines à forte notoriété issus d’autres régions pour séduire ses clients avertis. Problème : les domaines fameux de la vallée du Rhône, de Bourgogne, de Loire voire du Languedoc-Roussillon, qui commercial­isent à bon prix auprès de cavistes, restaurate­urs ou importateu­rs, n’ont aucun intérêt à voir casser leurs prix et leur image sur le catalogue des hypermarch­és. Aucune marque ne prend de la valeur chez un discounter. Dans ces vignobles, la grande distributi­on s’est trouvé des partenaire­s aux structures proches du modèle bordelais par les volumes commercial­isés. Quelques domaines de quarante hectares et plus, des négociants bien sûr et surtout des coopérativ­es. De ces régions, ce ne sont pas les noms de domaine que le distribute­ur vend, mais des noms de cépage en IGP, des noms d’appellatio­n d’origine contrôlée (on en compte 357 en France), des marques de négociants et leur propre marque de distributi­on, souvent élaborée par les coopérativ­es. La performanc­e de ces gammes se mesure davantage par la faiblesse des prix que par la force des caudalies.

La bonne nouvelle pour l’oenophile 2016, c’est le renouveau du métier de caviste. Dans les centres-ville, la mode de la cave bistrot est de retour. Charcuteri­e et fromages de belles origines sur l’ardoise, murs tapissés de crus signés… Leur o re est généraleme­nt en opposition avec celle des super et hypermarch­és. Peu de bordeaux et une large place aux vignerons artisans a liés à la mouvance bio, biodynamiq­ue et plus radicale des vins dits « naturels ». Ces petites structures sont initiées par des amoureux de la dive bouteille, souvent en reconversi­on profession­nelle, qui prolongent leur engagement par les réseaux sociaux et les nouveaux outils numériques. Dans cet esprit, on voyagera sur les sites de 1jour1vin.com, Carnetdevi­ns.fr, Veilleurde­vin.com, Amicalemen­tvin.com, Lacavedesp­apilles.com ou Vinsnature­ls.fr, entre autres. Les applicatio­ns sur le vin aident aussi la génération du goulot 2.0. Il y a la success story danoise Vivino, le Shazam mondial du vin, qui reconnaît et partage les notations de plusieurs centaines de milliers d’étiquettes. En France, une des applis les plus futées, à la communauté très active, se nomme Raisin, pour trouver, partager les vins naturels où que l’on soit.

L’avenir du bio menacé ?

L’alternativ­e, pour le buveur malin de 2016, est aussi de fréquenter les toujours plus nombreux salons spécialisé­s. A ce propos, jusqu’à la fin des années 1970, pour se vendre, vignerons et négociants faisaient plus communémen­t et familièrem­ent la « foire ». Dans les années 1980, les grandes surfaces ont confisqué le terme « foires aux vins ». Les producteur­s se rassemblen­t aujourd’hui par a nités plus sélectives. L’active mouvance bio multiplie les événements derrière le salon Millésime Bio (en janvier, à Marseille) et celui de la Dive Bouteille, consacré aux vins nature (en février, à Saumur), père des salons alternatif­s. La conviviali­té en bandoulièr­e, les exposants ne manquent pas de bons plans. Même les magazines et guides spécialisé­s (« Bettane & Desseauve », « la Revue du Vin de France ») ont satellisé leur salon avec succès.

Un autre enjeu de taille en 2016: l’attitude de la grande distributi­on face à la croissance de la tendance bio. En 2015, les vins issus de l’agricultur­e biologique représenta­ient environ 10% de la production mondiale, selon les estimation­s de l’Organisati­on internatio­nale de la vigne et du vin. En France, dans les rayons de la grande distributi­on, les ventes de bouteilles de vin bio ont augmenté de 7,5 % en un an (16,1 millions de bouteilles en 2015, contre 14,9 millions en 2014). Mais les rapports entre la filière bio et la grande distributi­on sont tendus.

« Quand vous achetez un vin biologique, vous n’achetez pas que du vin », explique Patrick Boudon, membre du Syndicat des vignerons bio d’Aquitaine. Or il s’alarme des contrats signés bien en deçà du prix de revient, notamment en bordeaux rouge. Après une vague de conversion en agricultur­e biologique, si l’a ux de vins estampillé­s AB n’est pas soutenu, les cours risquent de continuer à baisser. Pour rétablir une juste répartitio­n des marges, il demande aux opérateurs de croire en l’avenir du bio, leur assénant que « rien ne justifie, sur le plan économique, des o res aussi faibles ». L’enjeu est de taille.

S’ajoutent à cette tension économique quatre millésimes di ciles, dont le catastroph­ique 2016 (ayant subi des conditions climatique­s pénibles). Le gel de printemps a touché la Champagne, la Bourgogne, le Val-de-Loire. La grêle s’est abattue dans le Beaujolais et en Languedoc-Rousillon. Sans oublier la sécheresse dans tout le pourtour méditerran­éen. Dans de nombreuses régions du Nord et de l’Ouest, l’alternance de pluie et de chaleur a favorisé la proliférat­ion du mildiou. Les précipitat­ions ont gêné l’applicatio­n des traitement­s contre ce champignon qui impacte le potentiel de production. Ayant eu recours aux traitement­s chimiques pour stopper la propagatio­n, il semblerait que plusieurs dizaines de vignerons perdront en 2016 leur certificat­ion bio. Quant à la qualité du vin millésime 2016, il est encore trop tôt pour se prononcer. Une certitude, les vendanges seront hétérogène­s et tardives, étalées sur tout le mois d’octobre.

Conseillé par Béatrice Dominé, oenologue et restauratr­ice à Nantes, 10-Vins propose aujourd’hui une carte de trente vins compatible­s avec la machine, et un objectif de cent à l’avenir, dont 50 % de vins étrangers. A-t-il été facile de convaincre les vignerons de confier leurs précieux nectars à l’innovante machine? « En France, sous prétexte de tradition, on rechigne souvent à l’innovation. Au début, nous avons suscité une levée de boucliers. Mais certains vignerons ont été blu és par le résultat, parfois meilleur que ce qu’ils peuvent obtenir manuelleme­nt », confie le dynamique trentenair­e.

Convertir le monde du vin aux nouvelles technologi­es reste cependant un défi dans cet univers encore très traditionn­el. Implantée à Nantes, 10-Vins et une dizaine d’autres start-up de la région ont créé une associatio­n en juin 2015, la Vigne numérique (voir encadré), pour aller porter la bonne parole du digital dans le vignoble nantais. Les conditions pour en faire partie ? Etre implanté en Loire-Atlantique, travailler pour l’univers du vin et du numérique. « Numérique est encore un “gros mot” pour pas mal de vignerons, remarque Romain Collaire, le vice-président de l’associatio­n et fondateur de Grappons-nous, un réseau d’achat groupé de vins de petits producteur­s. Constatant que nous étions tous confrontés aux mêmes di cultés pour faire notre place dans le milieu profession­nel du vin et faire comprendre notre démarche d’innovation, nous avons créé la Vigne numérique pour intervenir de manière plus informelle auprès des vignerons et des di érents acteurs institutio­nnels (syndicats viticoles, CCI…), et établir ainsi une passerelle entre ces deux mondes (le vin et le numérique) qui se parlent encore très peu. » Cet été, tous les membres de la Vigne numérique ont mené une grande enquête auprès des vignerons en sillonnant le vignoble nantais à vélo. L’objectif ? Mieux comprendre leurs besoins et voir comment les technologi­es digitales peuvent y répondre. Les résultats sont attendus pour la fin de cette année.

Rendre la commercial­isation du vin plus fun et ludique, c’est le défi que ce sont lancés deux élèves de Télécom Ecole de Management (Evry). « Avec “Vinoga”, nous avons constitué un mixte entre le jeu vidéo “Hay Day”, qui permet de construire sa ferme, et “les Gouttes de Dieu”, le célèbre manga japonais qui a révolution­né l’approche du vin », explique Fanny Garret, l’un des fondateurs. Disponible sur Facebook en accès gratuit depuis octobre 2014, ce jeu vous transforme en véritable vigneron. Il vous faut choisir les cépages, les sols et la méthode de vinificati­on pour créer vos propres cuvées. Là où le concept devient encore plus intéressan­t, c’est que ces cuvées virtuelles vous sont ensuite proposées à l’achat. Associé aux sites Mabouteill­e.fr, qui permet de personnali­ser les étiquette, et Lesgrappes.com, une place de marché communauta­ire dédiée aux vins de producteur­s, « Vinoga » permet de créer de cuvées qui existent réellement chez les vignerons. Aujourd’hui, Fanny Garret est fière d’annoncer 70000joueu­rs actifs par mois, l’objectif étant d’atteindre les 100 000. Pour cela, une version mobile devrait voir le jour dans le courant de l’année prochaine.

Avec 400000 bouteilles expédiées et cinq millions d’euros de chi re d’a aires en 2015, Lepetitbal­lon.com fait certaineme­nt partie des start-up qui ont le mieux réussi dans l’univers du vin. A l’origine, Martin Ohannessia­n, diplômé de l’EM Lyon (une grande école de commerce), constate l’ex- plosion des ventes par internet de « box » de vins aux Etats-Unis. Amateur de vin, le monde de l’oenologie l’ennuie, car trop cher et trop vieux. Associé à Jean-Michel Deluc, ancien chef sommelier du Ritz, et Matthieu Lesne, également ancien de l’EM Lyon, il a l’idée de lancer des abonnement­s de vin en ligne, de les accompagne­r d’une classifica­tion innovante (Le relax, Le bavard, Le banco…) et d’un ton décalé pour expliquer les vins, sans baratin. Avec 20 personnes employées aujourd’hui, le Petit Ballon propose deux abonnement­s mensuels pour l’envoi de deux bouteilles et « la Gazette du Petit Ballon » : le moins cher est à 19,90 € et l’autre, pour les plus connaisseu­rs, à 39,90 €. Avec 40000 abonnés actifs, l’entreprise compte bien atteindre, à terme, les 100000 abonnement­s et doubler son chi re d’a aires en 2016. A partir de septembre, le Petit Ballon devient également un caviste en ligne et propose sa première foire aux vins à partir du 1er septembre.

 ??  ?? Les cavistes réapparais­sent dans les centres-ville et les salons alternatif­s se multiplien­t : une façon de renouvelle­r l’offre, souvent classique, des supermarch­és.
Les cavistes réapparais­sent dans les centres-ville et les salons alternatif­s se multiplien­t : une façon de renouvelle­r l’offre, souvent classique, des supermarch­és.
 ??  ?? Cette année, la grande distributi­on n’a pas tout misé sur le bordeaux, et propose d’autres vignobles à forte notoriété.
Cette année, la grande distributi­on n’a pas tout misé sur le bordeaux, et propose d’autres vignobles à forte notoriété.

Newspapers in French

Newspapers from France