La révolution des “atypiques”
Elevés en liberté par des néo-vignerons, des vins d’un nouveau genre se libèrent du carcan des terroirs, respectent l’environnement… Et enchantent le palais des amateurs!
Ala surface, tout semble calme. Dans les grandes surfaces, tout semble en ordre. Les foires aux vins sont au rendez-vous. Les promos aussi. Les mètres linéaires des rayons vin sont toujours organisés suivant les grandes régions de production : avantage à Bordeaux, la vallée du Rhône en challenger, le Languedoc et la Loire en outsiders, la Bourgogne en… portion congrue. Rien de nouveau sous les néons. En tête de gondole, pour chaque région exposée, se retrouvent les principales appellations d’origine contrôlée (AOC), les appellations régionales (bordeaux, côtes-du-rhône…), sous régionales (médoc) et les crus. Dans les supers et hypermarchés, qui écoulent en France sept bouteilles sur dix, cette organisation paraît évidente et immuable. Maintenant, poussons la porte d’un des nombreux nouveaux cavistes partis à la reconquête de nos centres-villes. Cette population de commerçants militants et indépendants, – et souvent aussi bistrotiers – rajeunit la carte du tendre viticole, façonne un nouveau désordre amoureux du vin.
Contrairement à la grande distribution qui approvisionne en continu ses centrales d’achats auprès de gros domaines, négociants ou coopératives, les cavistes hors chaîne sont aux avant-postes d’une production artisanale émergente. Dans ce sillon alternatif au progrès productiviste, l’appellation a perdu de sa superbe. Les vins de France, ex-vins de table, font une nouvelle entrée. Au point que sortir de l’appellation d’origine est un acte militant, un refus de quarante ans d’outrages fait au terroir, stérilisé par des décennies de chimie salvatrice. Ce sont souvent les plus jeunes, des néo-vignerons sensibles aux enjeux écologiques, qui quittent les premiers la partie. Quand ils ne sont pas, parfois, violemment exclus par le système.
Qu’est-ce qu’un vin à l’appellation d’origine contrôlée ? C’est un vin produit sur un terroir strictement délimité et agréé, qui est issu d’un encépagement autorisé dans cette zone, cultivé sans dépassement d’un rendement maximal et qui a reçu un agrément officiel après une dégustation. Et justement. Pour mentionner une appellation sur leurs étiquettes, les vignerons doivent soumettre leur vin en cours d’élaboration à une dégustation collective, sous l’égide de l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao), qui en délègue l’organisation à des organismes certificateurs. Environ 95 % des vins, y compris une majorité de vins inhabités, sans vice ni vertu, sont agréés. Parmi les 5 % d’exclus se trouvent des vins tout aussi inhabités mais tarés. Et des vins qualifiés du fameux « atypique ». Ce néologisme ne veut rien dire, sinon que les dégustateurs ne se reconnaissent pas dans le vin qu’ils dégustent. Dans un vin qu’ils jugent trop éloigné des canons gustatifs classiques. Pourquoi? Parce qu’il est issu de jus de raisin bio, vinifiés sans soufre, sans aucuns intrants, qui aurait naturellement
fermenté, et qu’on aurait mis directement en bouteille après élevage.
La réalité, c’est que les dégustateurs des commissions d’agrément tirent la qualité vers le bas, de peur de refuser l’AOC à leurs propres vins. Sans oublier que le négoce et la grande distribution ont besoin de volumes aux étiquettes rassurantes pour un consommateur toujours aussi perdu dans la jungle des noms des vins.
Une de ces fâcheuses exclusions eut lieu en 2014, dans la Loire, suite au bruyant oukase visant Alexandre Bain, vigneron à Tracy-sur-Loire en appellation pouilly-fumé. Du « Times » aux journaux télé français, les médias ont relaté ses déboires avec une appellation qui ne veut plus de lui. Forcément, un type qui manie si peu le soufre et autant le cheval, ça fait un peu tâche dans le paysage bien peigné. Bain est désormais noyé dans le grand bain des vins de France. Mais un vin de France qui s’a che sur les cartes des plus grands restaurants, au Noma à Copenhague ou à l’Astrance à Paris, à plus de 50 euros la bouteille. Un comble cette exclusion d’une appellation où le sauvignon subit une forte standardisation par l’usage de machines à vendanger, de fort sulfitage, de la chaptalisation, de la rectification des acidités ou des levurages systématiques.
Sans artifice, imparfaits dans cette revendication de l’esthétisme de masse de l’AOC, ces vins recalés se distinguent trop et se voient pénalisés comme « non-représentatifs », alors qu’ils lui sont restés les
plus fidèles. De fait, l’AOC devient surfaite aux yeux d’une génération pour qui l’appellation ne garantit plus la qualité mais seulement l’origine. Une fabrique à « produits » lissés, standardisés.
Dans cette frange des vins de table, des vins d’auteurs s’imposent, produits par ceux qui prennent soin des sols et du végétal, sans les matraquer à coups de molécules de synthèse. Ceux qui cherchent à vinifier le plus proprement possible le font d’abord pour eux, pas pour faire des vins « pour bobo », ou des vins à la « mode ». Pour la nouvelle génération de cavistes, il est important de défendre leurs vins, les bons, auxquels on a retiré leur lisibilité en invoquant de mauvais motifs. Mais, à partir du moment où ces vins montent en puissance, prennent la place d’une appellation sur les rayons, le système se défend. La répression des fraudes multiplie les contrôles chez les cavistes, leur reprochant d’entretenir l’amalgame avec les appellations si un vin de table produit en Anjou est rangé sous la bannière « anjou », réservée seulement à l’AOC.
Ils représentent – soyons optimistes – entre 5 et 7 % de la production des vins de qualité. Mais cette nouvelle vague gonfle. En France, comme en Italie ou en Espagne. La contestation monte dans la vieille Europe viticole. En marge d’une viticulture qui berce le consommateur sous une façade bucolique d’AOC intemporelle, ils disent ce qu’ils font et font ce qu’ils disent. En face d’une politique qui les veut plus gros et plus contrôlables, ils se font petits et autonomes. En conflit avec des banques qui ne misent pas un sou sur l’engagement écologique, ils bataillent constamment.
Ils cultivent souvent bio (logo AB), parce que c’est le chemin du bon. Parfois sans soufre, parce que le label s’arrête au raisin et qu’ils veulent qu’il s’étende au vin. Quelquefois en biodynamie, parce que la dégustation leur en ouvre l’appétit. Une tendance actuelle qualifie parfois leurs vins de « natures », sans avoir préalablement défini les règles du jeu. Si le cahier des charges interdit les levures de vinification en sachet et limite les doses de sulfites au minimum digestible, alors les voilà estampillés. Mais l’étiquette ne fait pas le moine. Disons de ces vins qu’ils sont « matures ». Comme le fruit, juste à point, qui porte en lui le vin. S’il faut attribuer une religion à ces vignerons, c’est celle du dehors. Si on les cherche, c’est là qu’on les trouvera. À la cave, ils sont vigilants mais y passent le moins possible. Pourquoi manipuler, corriger, stabiliser avant l’heure ? Leur plus grande richesse est le temps. Ils doivent le prendre, comme les anciens. Seul le temps donne à leur jus naturellement bien constitué l’épure qui ne maquille pas l’expression du raisin en son terroir. Le temps remplace les filtrations assassines, l’abus de soufre, tous les raccourcis de vinification promus (vendus) par un courant dominant de l’oenologie moderne. Lentement, tranquillement, en tentant d’être écologiquement compétitif, cette nouvelle vague essaie de faire redécouvrir les goûts du vrai vin au naturel.