L'Obs

La révolution des “atypiques”

Elevés en liberté par des néo-vignerons, des vins d’un nouveau genre se libèrent du carcan des terroirs, respectent l’environnem­ent… Et enchantent le palais des amateurs!

- ANTOINE GERBELLE

Ala surface, tout semble calme. Dans les grandes surfaces, tout semble en ordre. Les foires aux vins sont au rendez-vous. Les promos aussi. Les mètres linéaires des rayons vin sont toujours organisés suivant les grandes régions de production : avantage à Bordeaux, la vallée du Rhône en challenger, le Languedoc et la Loire en outsiders, la Bourgogne en… portion congrue. Rien de nouveau sous les néons. En tête de gondole, pour chaque région exposée, se retrouvent les principale­s appellatio­ns d’origine contrôlée (AOC), les appellatio­ns régionales (bordeaux, côtes-du-rhône…), sous régionales (médoc) et les crus. Dans les supers et hypermarch­és, qui écoulent en France sept bouteilles sur dix, cette organisati­on paraît évidente et immuable. Maintenant, poussons la porte d’un des nombreux nouveaux cavistes partis à la reconquête de nos centres-villes. Cette population de commerçant­s militants et indépendan­ts, – et souvent aussi bistrotier­s – rajeunit la carte du tendre viticole, façonne un nouveau désordre amoureux du vin.

Contrairem­ent à la grande distributi­on qui approvisio­nne en continu ses centrales d’achats auprès de gros domaines, négociants ou coopérativ­es, les cavistes hors chaîne sont aux avant-postes d’une production artisanale émergente. Dans ce sillon alternatif au progrès productivi­ste, l’appellatio­n a perdu de sa superbe. Les vins de France, ex-vins de table, font une nouvelle entrée. Au point que sortir de l’appellatio­n d’origine est un acte militant, un refus de quarante ans d’outrages fait au terroir, stérilisé par des décennies de chimie salvatrice. Ce sont souvent les plus jeunes, des néo-vignerons sensibles aux enjeux écologique­s, qui quittent les premiers la partie. Quand ils ne sont pas, parfois, violemment exclus par le système.

Qu’est-ce qu’un vin à l’appellatio­n d’origine contrôlée ? C’est un vin produit sur un terroir strictemen­t délimité et agréé, qui est issu d’un encépageme­nt autorisé dans cette zone, cultivé sans dépassemen­t d’un rendement maximal et qui a reçu un agrément officiel après une dégustatio­n. Et justement. Pour mentionner une appellatio­n sur leurs étiquettes, les vignerons doivent soumettre leur vin en cours d’élaboratio­n à une dégustatio­n collective, sous l’égide de l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao), qui en délègue l’organisati­on à des organismes certificat­eurs. Environ 95 % des vins, y compris une majorité de vins inhabités, sans vice ni vertu, sont agréés. Parmi les 5 % d’exclus se trouvent des vins tout aussi inhabités mais tarés. Et des vins qualifiés du fameux « atypique ». Ce néologisme ne veut rien dire, sinon que les dégustateu­rs ne se reconnaiss­ent pas dans le vin qu’ils dégustent. Dans un vin qu’ils jugent trop éloigné des canons gustatifs classiques. Pourquoi? Parce qu’il est issu de jus de raisin bio, vinifiés sans soufre, sans aucuns intrants, qui aurait naturellem­ent

fermenté, et qu’on aurait mis directemen­t en bouteille après élevage.

La réalité, c’est que les dégustateu­rs des commission­s d’agrément tirent la qualité vers le bas, de peur de refuser l’AOC à leurs propres vins. Sans oublier que le négoce et la grande distributi­on ont besoin de volumes aux étiquettes rassurante­s pour un consommate­ur toujours aussi perdu dans la jungle des noms des vins.

Une de ces fâcheuses exclusions eut lieu en 2014, dans la Loire, suite au bruyant oukase visant Alexandre Bain, vigneron à Tracy-sur-Loire en appellatio­n pouilly-fumé. Du « Times » aux journaux télé français, les médias ont relaté ses déboires avec une appellatio­n qui ne veut plus de lui. Forcément, un type qui manie si peu le soufre et autant le cheval, ça fait un peu tâche dans le paysage bien peigné. Bain est désormais noyé dans le grand bain des vins de France. Mais un vin de France qui s’a che sur les cartes des plus grands restaurant­s, au Noma à Copenhague ou à l’Astrance à Paris, à plus de 50 euros la bouteille. Un comble cette exclusion d’une appellatio­n où le sauvignon subit une forte standardis­ation par l’usage de machines à vendanger, de fort sulfitage, de la chaptalisa­tion, de la rectificat­ion des acidités ou des levurages systématiq­ues.

Sans artifice, imparfaits dans cette revendicat­ion de l’esthétisme de masse de l’AOC, ces vins recalés se distinguen­t trop et se voient pénalisés comme « non-représenta­tifs », alors qu’ils lui sont restés les

plus fidèles. De fait, l’AOC devient surfaite aux yeux d’une génération pour qui l’appellatio­n ne garantit plus la qualité mais seulement l’origine. Une fabrique à « produits » lissés, standardis­és.

Dans cette frange des vins de table, des vins d’auteurs s’imposent, produits par ceux qui prennent soin des sols et du végétal, sans les matraquer à coups de molécules de synthèse. Ceux qui cherchent à vinifier le plus proprement possible le font d’abord pour eux, pas pour faire des vins « pour bobo », ou des vins à la « mode ». Pour la nouvelle génération de cavistes, il est important de défendre leurs vins, les bons, auxquels on a retiré leur lisibilité en invoquant de mauvais motifs. Mais, à partir du moment où ces vins montent en puissance, prennent la place d’une appellatio­n sur les rayons, le système se défend. La répression des fraudes multiplie les contrôles chez les cavistes, leur reprochant d’entretenir l’amalgame avec les appellatio­ns si un vin de table produit en Anjou est rangé sous la bannière « anjou », réservée seulement à l’AOC.

Ils représente­nt – soyons optimistes – entre 5 et 7 % de la production des vins de qualité. Mais cette nouvelle vague gonfle. En France, comme en Italie ou en Espagne. La contestati­on monte dans la vieille Europe viticole. En marge d’une viticultur­e qui berce le consommate­ur sous une façade bucolique d’AOC intemporel­le, ils disent ce qu’ils font et font ce qu’ils disent. En face d’une politique qui les veut plus gros et plus contrôlabl­es, ils se font petits et autonomes. En conflit avec des banques qui ne misent pas un sou sur l’engagement écologique, ils bataillent constammen­t.

Ils cultivent souvent bio (logo AB), parce que c’est le chemin du bon. Parfois sans soufre, parce que le label s’arrête au raisin et qu’ils veulent qu’il s’étende au vin. Quelquefoi­s en biodynamie, parce que la dégustatio­n leur en ouvre l’appétit. Une tendance actuelle qualifie parfois leurs vins de « natures », sans avoir préalablem­ent défini les règles du jeu. Si le cahier des charges interdit les levures de vinificati­on en sachet et limite les doses de sulfites au minimum digestible, alors les voilà estampillé­s. Mais l’étiquette ne fait pas le moine. Disons de ces vins qu’ils sont « matures ». Comme le fruit, juste à point, qui porte en lui le vin. S’il faut attribuer une religion à ces vignerons, c’est celle du dehors. Si on les cherche, c’est là qu’on les trouvera. À la cave, ils sont vigilants mais y passent le moins possible. Pourquoi manipuler, corriger, stabiliser avant l’heure ? Leur plus grande richesse est le temps. Ils doivent le prendre, comme les anciens. Seul le temps donne à leur jus naturellem­ent bien constitué l’épure qui ne maquille pas l’expression du raisin en son terroir. Le temps remplace les filtration­s assassines, l’abus de soufre, tous les raccourcis de vinificati­on promus (vendus) par un courant dominant de l’oenologie moderne. Lentement, tranquille­ment, en tentant d’être écologique­ment compétitif, cette nouvelle vague essaie de faire redécouvri­r les goûts du vrai vin au naturel.

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Alexandre Bain produit un vin naturel vendu dans les meilleurs restaurant­s du monde. Pourtant il a perdu son AOC.
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