L'Obs

“Ici, on respire”

Autogestio­n, nouvelle pédagogie, autonomie des enfants… Depuis trente-deux ans, le collège-lycée d’Hérouville-Saint-Clair est un établissem­ent alternatif. Et ça marche

- SANDRINE CHESNEL

Qui vote pour ? » Une forêt de mains levées. Des bouilles de collégiens avides de prendre la parole. Ce matin de juin, c’est jour de bilan annuel dans la classe d’anglais des sixièmes 2. Autour des tables installées en U, on discute des attentes de l’enseignant­e, et de celles des élèves ; on donne son avis, on vote. Pas un ado ne reste à l’écart, tutoiement de rigueur, y compris pour s’adresser à la professeur. « Est-ce que vous avez aimé l’anglais cette année ? » lance cette dernière. Un « Moi j’aime pas » fuse, lancé par un blondinet jovial. Eclat de rire général. L’enseignant­e, comme ses élèves, lève la main avant de répondre :

« D’autres élèves n’aiment pas l’anglais, tu as des idées sur ce qu’on pourrait faire l’année prochaine pour que ça vous plaise plus ? » Et c’est reparti pour un tour de table. C’est un jour comme les autres au collège-lycée expériment­al public d’Hérouville-SaintClair, près de Caen, en Normandie.

Vaisseau de bois amarré entre les ternes immeubles du quartier du Grand-Parc, le CLE (prononcer « clé ») est né en 1982 de la volonté de quelques professeur­s caennais souhaitant enseigner autrement, pour lutter contre l’ennui, la démotivati­on et l’échec scolaire. « Le CLE prépare ses élèves au brevet et au bac, mais pas seulement, explique François-Michel Dupont, actuel chargé de direction. Nous souhaitons aussi former des citoyens épanouis, et responsabl­es. » Notamment en faisant participer tous les élèves à la vie de l’établissem­ent : l’entraide est de rigueur entre les grands du lycée et les petits du collège, les élèves assurent à tour de rôle services de cantine et ménage des salles de cours, et chacun peut donner son avis sur le fonctionne­ment de l’établissem­ent.

A entendre les élèves, la greffe prend plutôt bien. Tous ceux interrogés parlent du CLE comme d’une « famille ». Clémence, 17 ans, est arrivée en terminale alors qu’elle avait quasiment renoncé à décrocher son bac : « Je sortais d’une classe européenne, où la compétitio­n était forte. Chacun pour soi, des profs pas très à l’écoute. Ici, on ne nous laisse pas tomber, les professeur­s encouragen­t, poussent à être autonome, mais il n’y a pas de pression négative. » Louca, 13 ans, mèche rebelle et dégaine de surfeur, en cinquième : « Le CLE, c’est un peu comme ta deuxième maison, tu n’es pas obligé d’être ami avec tout le monde mais tout le monde se respecte. C’est peut-être pas un collège parfait, mais c’est un collège qui te permet de respirer. » « Ici, on a le droit de dire ce qu’on pense », ajoute encore Clément, 15 ans.

« L’élève est une personne », c’est la devise du CLE. « Le prof aussi ! » glisse Hélène Fréreux-Chatelier, professeur d’histoire-géo. Hélène a embarqué à bord du CLE il y a vingt ans. Ancienne élève de l’établissem­ent, elle ne se voyait pas enseigner ailleurs : « Je crois qu’il est plus important de donner du sens à ce qu’apprennent les jeunes que de les faire bachoter bêtement. Réussite et épanouisse­ment ne sont pas incompatib­les. Au CLE, nous passons un peu moins de temps à enseigner, mais beaucoup avec les élèves, ce qui est possible grâce à une dotation horaire un peu plus importante que dans les autres établissem­ents. Il y a une proximité qui se crée, une confiance qui s’ins- talle. » Collégien comme lycéen, élève brillant ou en difficulté, tous les jeunes du CLE ont un enseignant-tuteur avec qui un bilan est fait toutes les deux ou trois semaines. L’occasion de parler des difficulté­s, de faire le point sur les méthodes de travail, de discuter du projet personnel. Pas de pression sur les notes, mais une écoute bienveilla­nte. Qui rejaillit sur les professeur­s : « Contrairem­ent à d’autres établissem­ents, ici aucun prof ne vient travailler la boule au ventre », certifie Hélène.

Outre l’accompagne­ment personnali­sé et la grande place laissée au débat, le CLE a un emploi du temps bien particulie­r : cours le matin par sessions de 45 minutes, tutorat et ateliers l’après-midi. Des ateliers animés par les profs, les lycéens, les aideséduca­teurs. La professeur d’anglais donne des cours de danse, le principal partage sa passion pour l’aviron, une élève sourde propose un atelier de langue des signes… L’objectif, résumé par Rachel Duval, professeur d’espagnol : « Ne pas rester centré sur les savoirs académique­s, favoriser l’ouverture d’esprit. » Sont également organisées au CLE des semaines interdisci­plinaires, pour mener des projets dans lesquels se croisent les matières classiques : mathématiq­ues et histoire-géographie, SVT et français. Une pédagogie qui a inspiré tout un pan de la réforme du collège mise en place en cette rentrée 2016 dans tous les collèges publics.

Enfin, l’établissem­ent est autogéré. L’équipe de direction est élue pour trois ans par les membres de la communauté éducative. Tous les enseignant­s nommés au CLE sont cooptés par leurs pairs, et l’établissem­ent n’est pas sectorisé : ce sont les professeur­s qui choisissen­t les élèves, en veillant à préserver une forme de mixité sociale, « pour ne pas avoir que des enfants de profs ou d’éducateurs », reconnaît Rachel. L’année dernière, le CLE a reçu plus de 120 dossiers de candidatur­es à l’entrée en sixième, pour 44 places. Et les parents dans tout ça ? Ils respirent, eux aussi. Philippe Belliard, éducateur spécialisé, est le père de Clémence. Avant son arrivée au CLE, sa fille n’était pas loin de décrocher complèteme­nt : « A chaque retour de vacances, elle pleurait à l’idée de retourner dans son lycée, ne voulait même plus passer le bac. Avec sa mère, nous avions conscience qu’il y avait une trop forte pression sur les notes, sans savoir quoi faire. » C’est Clémence qui a découvert le CLE, à l’occasion d’un exposé. « Elle a retrouvé le goût d’apprendre, et donné un sens à ses études. Alors oui, faire fonctionne­r un établissem­ent comme le CLE, c’est plus compliqué et ça coûte sans doute plus cher, mais c’est un choix politique. »

Egalement mère d’élève au CLE, Corinne Beatrix, secrétaire, l’a choisi pour son fils, en seconde. Thomas a des facilités, puisqu’il a un an d’avance, « mais il a besoin d’être encadré pour travailler. Au CLE, il n’y a que 350 élèves pour le collège et le lycée, les élèves ne sont pas des numéros ». Corinne avoue tout de même qu’elle trouve parfois que son tuteur pourrait être plus exigeant avec son fils : « Thomas pourrait sûrement avoir de meilleures notes… Mais je lui mets moins la pression que s’il était scolarisé ailleurs, parce que j’ai confiance dans l’établissem­ent. C’est l’avantage du CLE pour les parents comme pour les enfants : simplement, tout le monde est plus détendu. »

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Louca, 13 ans : « Le CLE, c’est un peu comme ta deuxième maison. »
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Des élèves du CLE. L’établissem­ent n’est pas sectorisé, ce sont les profs qui choisissen­t les élèves.

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