L'Obs

60 heures de cours par semaine

Le système éducatif coréen est l’un des plus performant­s au monde, selon le classement Pisa établi par l’OCDE. Mais à quel prix ? Reportage

- DOAN BUI YELIM LEE/AFP

Silencieus­e, Yun, 10 ans, assise sagement à côté de sa maman, tortille ses couettes. Comme étonnée de n’avoir rien à faire. D’habitude, Yun est en effet une fillette très occupée. Après l’école, qui se termine à 15 heures, elle cavale, de bus en bus, pour aller au hagwon, le cours privé. Elle y fait de l’anglais, du violoncell­e, du kayagum (un instrument coréen traditionn­el), sans oublier l’atelier « Genius », pour « développer la créativité » : « Il paraît que notre éducation en Corée utilise trop le parcoeur », s’inquiète la maman de Yun. Je veux que ma fille intègre une des meilleures université­s. Harvard, j’en rêve… » Tous les soirs, Yun finit donc à 21 heures. Elle ne dort jamais avant 22 heures, car il y a encore les devoirs, notamment ceux des hagwon, « plus longs et plus difficiles », dit maman. Le dîner ? Un sandwich qu’elle avale pendant les trajets. Yun dit qu’elle est contente comme ça. Elle aime bien les cours où l’on travaille en orchestre, « car on distribue des snacks », mais pas trop le violoncell­e. Et est-ce qu’elle joue, tout de même, parfois ? A l’école, en Corée, il n’y a pas de récréation en primaire, tant pis pour les parties de chat perché. « Oh, elle a un peu de temps le dimanche. Ou là, vous voyez, elle joue », dit sa mère, montrant la petite qui, pensivemen­t, touille son thé.

Quand sonne la fin des cours, à Séoul, comme partout en Corée, commence la deuxième « école ». Dans les rues, des milliers de bus jaunes filent, trimballan­t les gamins de leur école à leur hagwon de maths, d’anglais, de chimie… Les pubs s’étalent en gros, avec parfois des slogans douteux : « Faites-les travailler jusqu’à l’épuisement ! » Dans les supérettes, on croise souvent des petits, tout seuls, qui avalent une soupe instantané­e en pianotant sur leur téléphone portable (à partir de 7 ans, tous en ont un). La nuit, rebelote. Les bus ramènent alors écoliers, collégiens et lycéens chez eux, à des heures tardives. Le résultat de ce bachotage intensif et très coûteux pour les parents ? La Corée est en tête du classement Pisa, au grand dam de la France et des Etats-Unis qui, eux, sont relégués derrière la vingtième place. Le président Obama veut d’ailleurs « s’inspirer de la Corée » : « Il ne voit pas le revers de la médaille ! La pression détruit nos enfants. Le taux de suicide chez les jeunes est l’un des plus élevés du monde », dit Bon-chang Gu, du lobby World Without Worries, qui

milite pour une réforme du système. La ville de Séoul a bien tenté de réguler les hagwon. Il est désormais interdit de faire cours après 22 heures, et des patrouille­s vérifient le respect du couvre-feu. « Mais cela ne sert à rien. Certains ferment les rideaux et continuent de faire travailler les élèves en cachette. Et puis il y a les profs privés, qui n’ont pas d’heures. » Ou les cours sur internet qui font un tabac. Cha, un professeur de maths, est devenu une star dans le pays grâce à ses leçons qu’il dispense sur le web, accoutré de déguisemen­ts improbable­s. Extrait de sa dernière chanson, aux côtés d’une vedette de la K-pop (pop coréenne) : « Travaille, c’est bientôt l’examen ! Le sommeil est ton ennemi ! »

Ah, dormir… On en voit, souvent, dans les classes, de ces élèves épuisés qui roupillent. Excellente élève, Jihae dormait elle aussi en classe au lycée. Surtout l’année du suneung, le baccalauré­at coréen. Le jour du suneung, en novembre, tout le pays s’arrête : les avions sont même stoppés pour ne pas troubler la concentrat­ion des candidats. « Je me couchais à 2 heures du mat, plus tard, parfois. J’étais exténuée. Heureuseme­nt j’avais le cours de sociologie où je pouvais dormir : c’était la matière que je ne présentais pas au “suneung”. » Au lycée, l’étude était obligatoir­e jusqu’à 22 heures. Jihae avait été intégrée dans la classe d’élite : « On étudiait dans une salle spéciale, avec des tuteurs, les profs qui nous conseillai­ent. » Dans d’autres lycées, les classement­s des élèves sont carrément inscrits… sur leur bureau en classe. Jihae a réussi à entrer à la Yonsei University, l’une des trois université­s les plus prestigieu­ses du pays. « Les noms de ceux qui les avaient intégrées étaient déclamés au mégaphone dans les rues », se souvientel­le, très fière. Son Graal atteint, elle pensait pouvoir lâcher un peu la bride, mais non… « La compétitio­n est plus féroce que jamais. Je viens de province, et tous mes camarades sont de Séoul, de milieux vraiment riches. C’est dur de lutter contre eux. J’ai peur de ne pas être au niveau. »

L’obsession d’être le ou la meilleure se traduit aussi dans le physique. Pour ses entretiens d’embauche, Jihae commence un régime drastique, tandis que beaucoup de ses copines… passent au bistouri.

« L’apparence compte pour décrocher un meilleur job. » Haeyun, la copine de Jihae, acquiesce : après l’obtention de son suneung, ses parents lui ont payé une opération pour se débrider les yeux. Les deux jeunes femmes sont sans illusion : la lutte pour être au top est sans fin. Avoir un bon boulot, se priver de vacances, de weekends, pour être promu… « C’est une vie à la con. Le but de l’école, c’est de nous habituer à entrer dans le moule et à nous taire », dit Gitae, un jeune homme de 28 ans. Gitae a quitté les hagwon quand il était au collège. Il a ensuite été relégué dans un lycée profession­nel. « Les gens te méprisent quand ils savent ça, que tu viens de là. Ça veut dire que tu es nul, et pauvre. Car dans les facs, y a que des riches. » L’argent, c’est le nerf de la guerre. Le quartier le plus chic de Séoul, Gangnam, est également la Mecque des hagwon les plus prisés. Ici, des consultant­s en stratégie d’orientatio­n se font payer 600 dollars la séance : « Il paraît que c’est bien, mais tout me coûte déjà si cher et ma fille n’a que 12 ans. Je paie 2 000 dollars par mois pour le “hagwon” de maths, anglais, danse. Et ses camarades travaillen­t encore plus : la plupart ont déjà trois ans d’avance sur le programme en maths », s’inquiète Hee-kyung Choi, une « mère Gangnam », comme on appelle désormais ces femmes

Dans certains lycées, les classement­s des élèves sont carrément inscrits… sur leur bureau, en classe.

ultra-ambitieuse­s pour leur progénitur­e. Celles qui par exemple harcèlent les profs, les bombardent de textos… Su-won Shin s’est inspirée de son expérience de professeur pour réaliser le passionnan­t film « Suneung », qui raconte le quotidien ultrastres­sant d’un lycée d’élite : « Les profs superstars sont ceux du privé. Cela dévalorise énormément le travail des professeur­s du public dont je faisais partie. A Gangnam, c’était affreux. Un jour, des parents m’ont menacée de procès car leur enfant avait eu une mauvaise note à un test. »

Subir ou fuir ? Beaucoup de parents tentent d’échapper à cette compétitio­n exacerbée. Et se tournent vers des établissem­ents internatio­naux comme le lycée français Xavier à Séoul. Hélène Lebrun en est la fondatrice. « Ils souhaitent aussi pour leurs enfants une éducation plus enrichissa­nte. En Corée, les élèves sont des machines à remplir les QCM, mais ils quittent le collège sans avoir jamais écrit une seule ligne ! » Au lycée Xavier, il est déconseill­é d’inscrire ses enfants en hagwon, et l’équipe se garde bien d’envoyer les manuels de cours avant la rentrée : « Sinon, les parents photocopie­raient tout et ils feraient travailler en avance les enfants. » Autre stratégie classique de contournem­ent, qui per- met en plus d’embellir le CV : envoyer garçons et filles à l’étranger. Moult « papas oies », comme on les appelle, restent en Corée pour financer les études tandis que maman et les enfants partent au Canada ou en Australie. Michelle, elle, ne pouvait pas s’éloigner, trop prise par la gestion du hagwon d’anglais qu’elle dirige. Qu’à cela ne tienne : Wendy, sa fille aînée, est allée au Canada pendant trois ans toute seule. Elle avait 11 ans. « J’étais dans une famille d’accueil avec cinq autres enfants coréens comme moi. La plus jeune avait 9 ans. Pour nous faire progresser en anglais, notre logeur, coréen, nous avait fait apprendre par coeur tout le discours d’investitur­e d’Obama. Mais le week-end, je pouvais sortir, m’amuser, rien à voir avec mes copines en Corée », dit Wendy. Ses trois ans à l’étranger lui ont permis d’intégrer le lycée Xavier à Séoul, puis l’Edhec, une école de commerce à Lille. Wendy est donc désormais trilingue : un CV idéal.

« Construire son CV » : c’est l’obsession de la maman d’Yun, notre petite fille à couettes. Qui ne recule devant aucune initiative pour faire de sa fille une « candidate » parfaite. Ainsi, « pour les université­s américaine­s, c’est important, l’extrascola­ire ». Yun a donc été dressée pour glaner les prix et les concours, même les plus farfelus.

Comme le Space Out Contest, le « concours de rêverie », où chaque année une centaine de participan­ts tentent, assis sur le gazon, de rêvasser sans rien faire. Yun en était il y a deux ans. « Je me suis dit qu’elle serait la plus jeune et qu’elle aurait ses chances, raconte sa maman. Et puis ses profs de “hagwon” l’avaient critiquée en disant qu’elle avait tendance à être dans la lune. Je voulais rétablir sa confiance, c’est crucial pour le futur. Et j’ai vu juste : Yun a gagné ! » Yun commencera bientôt l’escrime et le hockey sur glace : « Les mères de Gangnam ne jurent que par cela. Pour Harvard… » dit, avec respect, la maman de Yun. Elle a été sélectionn­ée aussi pour un concours d’apprenti reporter. « D’ailleurs, on va faire une photo avec vous. Souris, Yun ! » Une interview avec une journalist­e française, de quoi rajouter une ligne au CV…

“C’est une vie à la con. Le but de l’école, c’est de nous habituer à entrer dans le moule et à nous taire.”

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Tous les jours après la classe, à 15 heures, les petits Coréens se rendent à leur deuxième école (privée, celle-ci) : le « hagwon ».

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