L'Obs

STRESS À L’ÉCOLE

Le cri d’alarme de Marcel Rufo

- SANDRINE CHESNEL

Nous l’appelleron­s Juliette. Après une scolarité parfaite, bac scientifiq­ue décroché haut la main, elle entre en classe prépa. Au fil des mois, le corps de l’étudiante se couvre de plaques d’eczéma, que rien ne soulage. « Quand Juliette est arrivée dans mon cabinet, elle ne faisait absolument pas le lien entre le stress qu’elle subissait et l’état de son épiderme, s’étonne encore Audrey Akoun, la psychologu­e qui a suivi la jeune fille. Elle était venue me voir après le suicide de l’un de ses camarades de classe, qui l’avait beaucoup touchée. A l’entendre, il n’était pas assez fort pour résister à la pression… une pression que pourtant elle ne remettait pas en cause. » A la fin de sa prépa, Juliette décroche le Graal : une place à Centrale Paris, qui lui ouvre un avenir royal. Mais à la surprise générale et à la consternat­ion de ses parents, la jeune fille décide d’abandonner son rêve de grande école pour entrer... à l’université. Des jeunes comme Juliette, les psychologu­es Audrey Akoun et Isabelle Pailleau (1), en reçoivent tous les jours

dans leur cabinet parisien. « Depuis une dizaine d’années, leur nombre a explosé et le phénomène s’accélère depuis quatre ou cinq ans, s’alarme Isabelle Pailleau. Même si une majorité d’ados vont bien, la réussite scolaire pèse de plus en plus lourd sur les épaules. Je ne parle pas ici de la petite montée de stress que peut ressentir tout élève à l’approche d’un contrôle, mais bien d’une angoisse liée aux résultats scolaires qui, dans ses formes les plus sévères, peut entraîner l’échec d’un élève, voire pire. » Une exigence de performanc­e qui touche toutes les classes sociales et tous les niveaux de la scolarité. Il y a quelques mois, Audrey Akoun a ainsi reçu un couple qui souhaitait s’assurer, avant son entrée à la maternelle, que leur enfant de 3 ans, en pleine forme, « fonctionna­it bien » : « Un peu comme s’ils faisaient la révision des 10 000 kilomètres de leur voiture ! Leur petit n’allait pas encore à l’école mais les parents le préparaien­t déjà, dans une logique de compétitio­n. » Infirmière scolaire depuis dix ans à Saverne, dans le nord de l’Alsace, Armelle Lablanche intervient dans une douzaine d’écoles primaires publiques, un collège et un lycée. Elle dresse le même constat inquiet : « Dès la maternelle, les parents rêvent secrètemen­t que leur enfant soit précoce pour lui faire sauter une classe. Plus tard, ils demandent des dérogation­s pour intégrer le meilleur collège, choisissen­t des filières élitistes comme les classes bilingues, des langues rares… Ils se mêlent de tout, décident à la place de leur ado, de ce que doit être son parcours scolaire, mettent une grosse pression sur les devoirs, les notes. En réponse, les jeunes multiplien­t les signaux d’alerte : absentéism­e, spasmophil­ie, phobie scolaire, consommati­on excessive d’alcool ou de drogue. » Professeur d’histoiregé­ographie dans un collège public de Carcassonn­e, Pascale Gelabert note de son côté une augmentati­on du nombre de copies blanches : « C’est un phénomène assez nouveau, et un peu désarmant pour les professeur­s : des élèves abandonnen­t avant même d’avoir essayé, en rendant des copies vides. Ils ont tellement peur de décevoir leurs parents que ça les inhibe complèteme­nt. » Les parents, pointés spontanéme­nt comme responsabl­es de cette pression à la hausse, ne sont que les éléments plus ou moins conscients et dociles d’une spirale qui les dépasse largement. « Quand l’univers du travail est hostile, quand le couple vacille, les adultes se raccrochen­t à l’éducation de leur petit en se disant que, “ça, au moins”, ils vont le réus-

sir, explique Armelle Lablanche. La pression scolaire devient une déclinaiso­n de la pression sociale, alimentée par la peur du chômage et du déclasseme­nt. » Patrice Huerre, psychiatre, psychanaly­ste, spécialist­e des adolescent­s (2) évoque « une pression parentale clandestin­e, qui s’installe dans les toutes premières années de la vie. Très jeune, l’enfant intérioris­e l’idée que le monde qui l’attend est particuliè­rement hostile et qu’il a donc intérêt à surperform­er s’il veut s’en sortir ». Dans ce contexte, le moindre choix en matière de scolarité est source d’anxiété. L’abondance d’informatio­ns sur l’orientatio­n post-bac et la multiplica­tion des classement­s d’établissem­ents alimentent la peur de se tromper, même chez les parents les plus cool. Qui n’a pas dans son entourage quelqu’un qui a contourné la carte scolaire ou mis son enfant dans le privé pour éviter un établissem­ent réputé moyen, ou payé des cours individuel­s pour rattraper un 12 de moyenne en maths insuffisan­t pour intégrer la fameuse filière S, que tout le monde vise pour pouvoir ensuite aller dans la meilleure prépa qui mènera à la bonne école qui… ? Combien d’élèves embarqués malgré eux dans une voie qu’ils n’ont pas choisie ? Sarah*, 18 ans, fait partie de ceuxlà. Lycéenne dans le public à Angers, elle a toujours eu de très bonnes notes sans avoir à beaucoup travailler. A la fin de sa seconde, son père, ingénieur, et sa mère, professeur, ont décidé de l’orienter en filière scientifiq­ue, la voie royale des bons élèves. « C’était leur choix, pas le mien. J’aurais préféré aller en filière économique, car je ne suis pas une vraie scientifiq­ue : je n’ai aucun goût pour les maths ou les sciences ! Et en S, l’emploi du temps prévoit dix-huit heures de sciences par semaine. » Dès le début de la première, Sarah décroche, travaille de moins en moins, sauf en français et en langues ; ses parents le lui reprochent, l’atmosphère à la maison s’en ressent. A l’entrée en terminale, la pression des professeur­s s’ajoute à celle des parents : « Il y avait le bac à préparer, et l’orientatio­n à choisir, APB... Les profs ne nous parlaient que des grandes écoles, la fac, c’était mal vu. Et le jour de la rentrée en terminale, le proviseur nous a expliqué que le taux de réussite du lycée en filière scientifiq­ue était trop bas, et que nous devions le remonter. » Ambiance. Sarah déprime et s’étiole : « Je me demandais ce que je faisais là, je voyais le lycée comme une prison. » Jusqu’aux attentats de Paris, en novembre 2015 : « Ça a été un choc. J’ai réalisé la chance que j’avais d’aller à l’école. Je me suis remise au boulot. » Avec le recul, et même si elle a décroché son bac avec facilité, Sarah regrette tout de même cette pression constante, qui l’a empêchée de réfléchir sereinemen­t à ce qu’elle voulait faire de sa vie : « Dès le collège, il n’y en a que pour la filière générale, on nous parle très peu des filières profession­nelles. Au lycée, parents et profs n’arrêtent pas de répéter qu’il y a beaucoup de chômage, et qu’il ne faut surtout pas se tromper. Il faut être solide dans sa tête pour tracer son chemin en dépit de tout ça. Au final, je me demande si les adultes ne sont pas bien plus flippés que les adolescent­s ! » Angela Portella, mère

de trois filles, s’en voudrait presque, elle, d’avoir résisté : « Quand est venu le moment d’inscrire l’aînée en sixième, tous les autres parents fuyaient vers le privé car le collège du quartier avait mauvaise réputation. Pour moi, il était hors de question de céder à ce mouvement, parce que je crois à la mixité sociale, et ne suis pas certaine que l’ambiance des collèges et des lycées élitistes soit si propice au développem­ent des adolescent­s. Mais, pour un peu, je me sentirais coupable d’avoir fait ce choix ! » Même les nouveaux outils censés faciliter la vie des familles se révèlent à double tranchant. Le système APB, qui pilote les inscriptio­ns des lycéens dans l’enseigneme­nt supérieur, est devenu un sujet de discussion aussi important que le bac lui-même autour des machines à café. De même pour le carnet de notes en ligne, généralisé dans le secondaire. Un outil pratique. Sauf qu’avant, « il pouvait se passer tout un trimestre sans que les parents ne découvrent une mauvaise note, souligne Armelle Lablanche. Aujourd’hui, les résultats des évaluation­s et des contrôles sont sur internet en temps réel, les parents les découvrent parfois même avant que l’élève ne soit rentré à la maison. Ça n’aide pas à prendre du recul » ! Perversité ultime : les parents sur ce carnet de notes numérique peuvent comparer la note de leur enfant avec celle de la classe. Dans ce joyeux contexte, les relations entre parents et profs se tendent elles aussi. « Non seulement ils contestent de plus en plus les notes, mais ils suivent de moins en moins les recommanda­tions des équipes enseignant­es pour le choix des filières, s’énerve Philippe Tournier, proviseur du lycée Victor-Duruy dans le 7e arrondisse­ment de Paris et secrétaire général du Syndicat national des Personnels de Direction de l’Education nationale. Tant que leur enfant n’est pas concerné, les parents vous diront que l’enseigneme­nt profession­nel, c’est formidable. Mais si un enseignant leur propose cette orientatio­n pour leur enfant, ils sont furieux ! » Audrey Akoun raconte aussi « qu’une maîtresse qui apprend à lire à ses élèves de grande section sera mieux vue par les parents que celle qui respecte leur rythme d’apprentiss­age et attend le CP ». L’éducation publique, à laquelle beaucoup de familles ne font plus confiance pour assurer l’avenir de leurs enfants, est de plus en plus souvent « doublée » par des filets de sécurité o cieux... et onéreux (voir encadré). Aujourd’hui, un élève français sur six, tous niveaux confondus, ferait appel à des cours de soutien. L’Etat lui-même, en ayant mis en place un système d’exonératio­n fiscale avantageux, participe à la spirale infernale du « toujours plus » puisque les parents peuvent retirer 50% du coût des cours à domicile de leurs impôts. Pour Hervé Lecat, PDG de Complétude (cours particulie­rs à domicile), la vraie nouveauté serait moins dans l’augmentati­on du nombre de cours liée à la massificat­ion de l’arrivée des élèves dans le secondaire, que « dans la variété des formules proposées, calquées sur les nouvelles angoisses des parents ». Aux « petits cours » donnés par des étudiants ou des professeur­s, qui représente­nt encore 75% du marché, s’ajoutent du tutorat en ligne et des stages en tout genre, organisés par des entreprise­s spécialisé­es : stages de prérentrée, de méthodolog­ie, de langues, stages de révision avant le bac ou stages de préparatio­n aux concours d’entrée dans les filières sélectives du supérieur. De ce fait, certains lycées, pour lutter contre cette concurrenc­e, se sont mis à organiser euxmêmes, pour leurs élèves, des sessions d’entraîneme­nt aux concours, comme celui de Sciences-Po Paris. Alex(*), 18 ans, est un vieux routier de ces circuits parallèles. Le jeune homme vient d’obtenir son bac S au lycée Romain-Rolland à Goussainvi­lle (Val-d’Oise). Depuis la quatrième, il a testé toutes les formules de soutien existantes, du cours particulie­r classique avec un professeur de l’Education nationale aux séances de coaching, en passant par les cours en ligne. Avec plus ou moins de réussite, mais toujours sous la pression de ses parents, informatic­ien et assistante juridique. Jusqu’à ce stage de prérentrée en août dernier, qui lui laisse un souvenir amer : « Je devais me lever à 6h30 et faire plus d’une heure de transport pour de la méthodolog­ie… Et puis, sous la pression de mes parents, j’ai dû arrêter le foot pour passer plus de temps sur mes révisions. Au final, j’étais encore plus stressé ! » En fait, quelle que soit la formule, c’est toujours du travail scolaire en plus, et des loisirs, vacances ou week-ends en moins. C’est aussi un trou dans le porte-monnaie des parents, même si l’on peut bénéficier d’une déduction fiscale : il faut compter de 500 euros pour des

“La compétitio­n liée aux notes reste quand même un travers bien français.” ÉMILIE KOCHERT, ENSEIGNANT­E

stages d’une semaine à près de 3 000 euros pour les formules à l’année...« On marche sur la tête », résume Audrey Akoun. Certes. Mais comment retomber sur nos pieds? Certaines familles choisissen­t de scolariser leur enfant dans les quelques rares écoles à pédagogie alternativ­e publiques (voir p. 38) ou privées. Ces dernières se multiplien­t comme des petits pains, et pas seulement dans les banlieues chics. Des professeur­s, çà et là, font acte de résistance. Au prestigieu­x collège-lycée public internatio­nal de Saint-Germain-en-Laye, Emilie Kochert, professeur d’histoire-géo, a abandonné l’évaluation chi rée pour ses classes de sixième et cinquième. Elle s’attendait à des protestati­ons. Mais non. « La plupart des familles ont bien accueilli et compris ma démarche. Sans doute parce que beaucoup évoluent dans un contexte internatio­nal. La compétitio­n liée aux notes reste quand même un travers bien français. » De fait, dans nombre de pays, notamment nordiques et anglo-saxons, la capacité à coopérer ou à travailler en équipe compte autant que la moyenne en maths. Mais la pression gagne tout le monde. De plus en plus, sur un marché global, les enseigneme­nts nationaux se retrouvent mis en concurrenc­e les uns avec les autres via des classement­s internatio­naux comme celui de Shanghai ou le programme Pisa. Aujourd’hui, dans un marché mondialisé, un Allemand sait qu’il peut se retrouver face à un Français ou un Américain pour sa recherche d’école, de stage et, plus tard, d’emploi (voir encadré p. 41). Dans ce contexte, Juliette, qui a abandonné Centrale pour l’université, ne sait pas encore quelles conséquenc­es sa décision aura sur son avenir. En revanche, elle en perçoit très bien l’e et sur son présent : du jour où sa décision a été prise, les plaques rouges qui avaient envahi son corps ont disparu. (1) Auteurs de « Je dis enfin stop à la pression » (2014), et « Apprendre autrement avec la pédagogie positive » (2013), éd. Eyrolles. (2) Auteur de « Faut-il plaindre les bons élèves? » (2005), éd. Hachette, et de « la Prépa sans stress » (2010), coécrit avec son fils, Thomas Huerre, éd. Fayard. (*) Le prénom a été changé.

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Epreuve de philo du bac. Même quand ils le décrochent avec facilité, certains regrettent la « pression constante ».
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