GORZ LE PRÉCURSEUR
Portrait du philosophe André Gorz
Par ces temps d’hégémonie des idées réactionnaires, on dresse parfois le portrait-robot de l’intellectuel de gauche idéal, capable de nous aider à penser et à résister. On le voudrait sérieux mais pas illisible. Pédagogue et non démagogue. Il faudrait qu’il sache se faire entendre sans tomber dans l’agitation médiatique. Qu’il porte une utopie mais tienne compte de la réalité. Qu’il parle aux hommes politiques sans leur être inféodé. Qu’il s’intéresse à nos vies quotidiennes autant qu’à l’avenir de la planète… En somme, notre oiseau rare devrait être à la fois sage, savant et militant. Impossible ? Et pourtant, il a existé.
Il s’appelait André Gorz. Il a travaillé vingt ans comme journaliste au « Nouvel Observateur » en même temps qu’il construisait son oeuvre de philosophe. Toute sa vie, il a combattu le capitalisme inégalitaire, pollueur et aliénant. Rigoureux (il était un grand lecteur de Hegel, Marx et de l’école de Francfort) mais pas jargonnant, il ancrait les enjeux de philosophie politique dans la réalité la plus prosaïque. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a joui, dans les années 1970, d’une influence considérable chez ceux qui cherchaient à changer le monde. Il est vrai que c’était un autre temps, où la gauche contestataire et la gauche réformatrice savaient dialoguer, où les syndicats et partis trouvaient normal de se référer à des textes théoriques, et où jamais l’on n’aurait imaginé qu’un jour, un Premier ministre socialiste en vienne à rejeter « les explications sociologiques ». Les penseurs complexes, alors, avaient leur place dans la vie publique.
En septembre 2017, on célébrera les dix ans de la mort d’André Gorz. Avec un peu d’avance, l’historien Willy Gianinazzi lui consacre une biographie très complète aux Editions La Découverte, sous le titre : « André Gorz. Une vie ». La lecture en est saisissante, car elle permet d’embrasser d’un seul coup d’oeil les engagements d’un intellectuel d’une exceptionnelle acuité. Que l’on songe seulement que son premier article sur le réchau ement de la planète remonte à… 1954 ! Qu’il explore dès 1964 le thème de l’autogestion, futur mot d’ordre de la CFDT et du PSU. Qu’en 1972 il forge le néologisme « décroissance » dans les colonnes du « Nouvel Obs ». Qu’il a défendu la réduction du temps de travail, le revenu universel, les « communs », le gratuit ou le statut des précaires bien avant que ces thèmes s’imposent dans le débat public. Que son oeuvre, traduite dans une vingtaine de langues, a été l’objet d’un séminaire d’une année entière tenue par Habermas. Tête chercheuse toujours à l’a ût du nouveau, il était une source d’espoir et d’optimisme pour ses lecteurs : qui, aujourd’hui, aurait assez de culot – mais aussi de générosité – pour écrire, comme il le fit en 1978 dans « le Nouvel Obs », un papier intitulé « Ce qui nous manque pour être heureux » ?
Patronymes et pseudonyme
A la lecture de cette vie fantastique, on se demande comment une pensée aussi influente a pu être reléguée au second plan. Aujourd’hui, il reste un penseur de référence pour qui s’intéresse à la philosophie de l’environnement et les jeunes militants écologiques recommencent à s’intéresser à lui. Mais son nom ne parle plus au grand public. Il est vrai que Gorz n’a jamais cherché la célébrité. A visionner sur internet les rares vidéos où il apparaît, il émane une sorte de discrétion à la fois orgueilleuse et tranquille, bien loin de l’arrogance fébrile qui prévaut aujourd’hui dans le monde intellectuel. Gorz avait une haute idée de son travail mais pas de sa personne. « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours cherché à ne pas exister », écrit-il dans « Lettre à D. », son ultime texte, où il parle de son « refus d’exister », de son désir « d’être Rien » et même de son rejet de « toute identité ». Non seulement il n’exhibait aucun héritage, mais il a passé sa vie à changer de patronyme. Il est né en 1923 à Vienne sous le nom de Gerhart Hirsch. Il a 10 ans lorsque son père, juif, se convertit au catholicisme pour échapper aux persécutions et se fait rebaptiser Horst. Arrivé en Suisse au début de la guerre, il francise son prénom : Gerhart Horst devient Gérard Horst. A Paris, à la Libération, il signe son premier article dans « Paris-Presse » sous le nom de Michel Bosquet (en allemand, Horst signifie « bosquet »). Enfin, c’est sous le pseudonyme d’André Gorz qu’il entrera en littérature, Görz étant une ville-frontière de l’Adriatique dont lui parlait son père. Gorz est un produit de la Mitteleuropa de l’entredeux-guerres, cette terre qui vit naître tant d’esprits érudits et libres avant de sombrer dans la nuit nazie. A Vienne, sur le chemin de l’école, il fait l’expérience de l’antisémitisme. Pourtant, sa mère n’est pas juive, c’est même une catholique qui rêve de faire de son fils un grand et bel aryen. Elle n’y arrivera pas. En 1939, il est envoyé en Suisse et rejoint la cohorte des intellectuels amoureux de la France. Il apprend la langue (et prend soin de désapprendre l’allemand), se passionne pour la littérature, pratique des exercices de style, suit des conférences, se tient au courant de l’actualité parisienne. Parmi ses pairs, il est le seul à connaître en détail l’oeuvre de Sartre et lorsque le grand homme vient donner une conférence à Lausanne, il se retrouve naturellement à côté de lui pour le dîner : ils parleront trois heures ! Une dizaine d’années plus tard, le penseur existentialiste le fera entrer aux « Temps modernes », véritable temple de la pensée de gauche des années 1960.
Horst débarque à Paris en 1949, sans un sou, mais avec Dorine, sa femme, belle et intelligente Anglaise rencontrée à Lausanne. Deux ans plus tard, « ParisPresse » l’embauche pour s’occuper de la revue de la presse étrangère. Après un passage à « l’Express », il s’embarque en 1964 dans l’aventure du « Nouvel Observateur », aux côtés de Jean Daniel. Le journalisme n’est pas une vocation, plutôt un compromis entre le désir d’apprendre et la nécessité de gagner sa vie. Dans un texte resté longtemps inédit (et probablement écrit alors qu’il était encore à « l’Express »), il se mettait en scène à la troisième personne pour capter un instantané d’un métier d’où la subjectivité est bannie : « Il abordait chaque papier ou presque avec le sentiment qu’il pourrait le louper. […] Qu’un jour, il ne pourrait plus : parce que l’e ort serait trop grand, parce qu’il ne saurait plus prêter ses paroles, sa pensée, sa voix et l’inflexion de ses phrases à ce qui, sous peine d’échec, devait rester la pensée inflexible d’un autre, très exactement une pensée autre : inflexible, impersonnelle, irréfutable comme la fatalité, ou comme cette pensée sans sujet que nul ne pense et que chacun attribue aux autres, je veux dire “l’opinion publique” » (1).
Autonomie et aliénation
Mais aurait-il été aussi créatif s’il avait été un banal philosophe d’université ? C’est bien grâce aux enquêtes du journaliste Michel Bosquet que le philosophe André Gorz a pu accéder à la somme de connaissances dans les questions économiques et environnementales qui fait le substrat et l’originalité de sa pensée théorique. A « l’Obs », il gagne en liberté et devient une figure majeure, quoique énigmatique et parfois en décalage avec le style maison. Olivier Todd, grand reporter, décrit son « étrange sourire qui coupe en deux son long visage fin d’inquisiteur ». Avec Jean Daniel, il y a de l’amitié, de l’estime, mais aussi des dissensions politiques (voir encadré). « Il appartient à la “direction” et en tout cas à ce que les autres considèrent comme le “sommet” : il n’est pas à l’aise », résume le fondateur du « Nouvel Obs » dans « l’Ere des ruptures ». Jusqu’à la fin, Michel Bosquet part en reportage, interviewe des militants, s’intéresse à l’automobile, au nucléaire, aux médecines douces… Justement parce qu’il avait une conscience aiguë des limites de son métier, il a tenté de les repousser le plus loin possible et a su imposer un ton singulier, subtil mélange d’explications pédagogiques et de réflexions sur le sens de la vie.
De cette propension à n’être jamais entièrement où on l’attend, il fit une théorie dans « le Traître », son premier livre. L’intellectuel, écrit-il, est un marginal, un inadapté, toujours poussé à dire « non au monde de l’aliénation et des nécessités humaines ». A trahir, donc. Sorti en 1958, le récit philosophico-biographique lui vaut un concert de louanges et une longue recension de Maurice Blanchot. D’un coup, le jeune immigré autrichien en attente de naturalisation accède au statut de penseur en vue, proche des existentialistes. Mais très vite, il s’éloigne de la philosophie pure pour plonger dans l’économie. A « l’Express », il a obtenu non sans mal de prendre en charge cette rubrique, alors à ses balbutiements dans les médias.
D’emblée, à rebours de ceux qui célèbrent la croissance, le voilà qui dénonce « l’aliénation fondamentale de la société capitaliste d’abondance », « l’obligation de consommer pour faire tourner l’économie » et « le fait que l’existence de millions de travailleurs ne peut être assurée que par le gaspillage systématique des richesses qu’ils produisent ». Un demi-siècle avant la crise économique et écologique, tout est dit.
Gorz évoluait dans un milieu intellectuel parisien où l’on ne se souciait guère de ces questions. Pourtant, il sut entrevoir très tôt les dangers inhérents à l’économie productiviste et il a bâti son oeuvre à partir de cette intuition. De livre en livre, avec patience et lucidité, il a montré que la machine économique dépossède le travailleur non seulement du fruit de son travail (l’exploitation, dans le langage marxiste), mais aussi de ce qu’il y a de plus précieux en luimême : sa créativité, sa singularité, sa liberté (on parle alors d’aliénation). Pour Gorz, l’aliénation est la notion clé, bien plus que l’exploitation, ce qui le rattache à ce que le sociologue Luc Boltanski appelle aujourd’hui la « critique artiste » du capitalisme, celle qui réclame de nouveaux modes de vie, par opposition à la « critique sociale », axée sur les revendications salariales. Pour combattre l’aliénation, martèle Gorz, il faut restituer aux individus leur autonomie. C’est le second mot-clé de sa pensée et il n’aura de cesse d’imaginer des réformes du travail o rant aux salariés plus d’autonomie. Sans dévier de cet objectif, il sut puiser dans chaque nouveau courant de pensée de quoi nourrir la sienne : existentialisme, marxisme, socialisme autogestionnaire, gauchisme contestataire, écologie politique, révolution numérique, débat sur le revenu universel…
Histoire d’un amour
Au milieu des années 1970, Gorz est un penseur de renommée mondiale. Chroniqueur à « Il Manifesto », il donne des conférences aux Etats-Unis, en Allemagne, au Brésil. On le révère à la CFDT comme chez les sociaux-démocrates suédois. Le dirigeant du SPD Oskar Lafontaine le lit avidement, Brice Lalonde, futur ministre de l’Environnement, est son protégé… Sensible à l’air du temps, il aime repérer des nouvelles idées, de jeunes penseurs, des expériences inédites, quitte à verser parfois dans un enthousiasme naïf. Ami et commentateur de Herbert Marcuse, il joue un rôle décisif dans l’introduction d’Ivan Illich en France. Les deux hommes partagent la conviction que toute technologie devient contre-productive audelà d’un certain seuil. En 1973, dans « le Sauvage », le trimestriel écologique fondé par Claude Perdriel (cofondateur et actionnaire de « l’Obs »), il consacre un article pétaradant à la question de la voiture : « L’idéologie sociale de la bagnole ». « La bagnole, incarnation de la négation de l’Ici, fait miroiter le Partout et le Nulle part à la pointe de son capot, et procure à son propriétaire la plus illusoire des libertés : la libération apparente des contraintes et règles de la vie commune », écrit-il (2). Et d’établir un calcul simple : additionnant le temps du déplacement stricto sensu, les embouteillages, les heures passées à travailler pour gagner de quoi acheter sa voiture, la réparer et
A l’occasion de notre dossier sur André Gorz, le site littéraire de « l’Obs » met en ligne une série de ses articles parus dans « le Nouvel Observateur » entre 1964 et 1982 et jamais republiés depuis. A lire sur Bibliobs.com à partir de jeudi 1er septembre.
l’alimenter en carburant, il faut une heure à l’automobiliste américain des années 1970 pour « faire » six kilomètres. Soit le rythme d’un marcheur ! Ce qui ne l’empêche pas d’aimer conduire les belles voitures.
En 2006, il publie son testament : « Lettre à D. Histoire d’un amour ». Depuis vingt-cinq ans, le couple vit près de Troyes. Dans son jardin, il plante un bois de 200 arbres qui font sa fierté – le bosquet de Bosquet ? Il s’est réconcilié avec sa mère et prend soin de Dorine, atteinte d’une maladie déclenchée par un examen médical, de quoi conforter sa conviction que la médecine est un autre cas de technologie qui devient nocive au-delà d’un certain seuil. Il plaide plus que jamais pour l’autonomie de chacun d’entre nous face à l’emprise de l’économie : « Prendre le développement humain comme une fin en lui-même, c’est dire qu’il vaut par soi, c’est-à-dire indépendamment de son utilité économique immédiate. » Lui-même, pour l’ultime étape de la vie, optera pour un acte de liberté. Le 24 septembre 2007, la voisine entre par une porte dérobée et trouve un mot : « Ne montez pas à l’étage. » Gérard et Dorine y reposent côte à côte, la tête dans un sac en plastique, après s’être injecté des produits létaux. Avant de mourir, il avait pris soin de désigner la Cimade comme légataire universel de son patrimoine et de ses droits d’auteurs. (1) Texte publié dans « André Gorz en personne », sous la direction de Christophe Fourel, Editions le Bord de l’Eau, 2013. (2) Article repris dans « Ecologica », Editions Galilée, 2008.