L'Obs

LE PARCOURS

Sonia Rykiel, le fil d’une vie

- SOPHIE FONTANEL

Dire que « rien ne disposait Sonia Rykiel à devenir styliste » serait pure aberration. Pour une raison simple : ses origines slaves (russo-roumaines) ont gouverné sa créativité. A sa naissance, en 1930, personne évidemment ne se doute du monument qui mijote là, en Sonia Flis, ce bébé aux yeux vite océaniques. Dès 1948, elle devient étalagiste et s’approche de la mode. En 1954, elle épouse Sam Rykiel, un type solaire. Il a une petite boutique 104, avenue du Général-Leclerc, à Paris. C’est là en 1955 que Sonia invente l’embryon de son premier pull, « un truc sensuel ». Ses deux enfants naissent à cette période. Nathalie et Jean-Philippe. Et un beau jour, tel un troisième enfant, le pull « lui sort ». Les pulls jusqu’alors servaient à tenir chaud, elle les rend plus fins, plus échancrés (au cou), plus féminins, plus près du corps. Skinny, dirait-on aujourd’hui. En 1963, le pull fait la une de « Elle », sur Françoise Hardy. La même année, Audrey Hepburn s’en offre un. Comme Schiaparel­li avant elle, Sonia ne peut bientôt plus répondre à la demande, grandissan­te. La société Sonia Rykiel est fondée en 1965. En 1967, le « Women’s Wear Daily », puissant média de mode aux EtatsUnis, consacre Sonia « Reine du tricot ». Une reine peu conformist­e qui met les coutures des pulls à l’envers, retire les ourlets aux jupes que, bientôt, elle crée. Retire les doublures. Sonia s’installe rive gauche, boulevard Saint-Germain, en plein rush de Mai-68. Et, toute sa vie, va tenter, comme Coco Chanel, de tricoter mode et vie intellectu­elle française. Elle est « la » Parisienne. Cette femme que le noir habille mais aussi déshabille. Et surtout, cette femme qu’un rien habille. Du pouvoir, elle va en prendre en s’en fichant un peu (élue vice-présidente de la chambre syndicale de la couture en 1973, par exemple). Elle, elle trace. Elle est visionnair­e, au point d’inventer ce qu’on appellera plus tard « les collabs » : elle dessine trois modèles pour le catalogue Les Trois Suisses. Les collabs sont considérée­s aujourd’hui comme l’avenir de la mode. Tout le temps, Sonia est indépendan­te, heureuse, révérée. Audrey Hepburn passera encore souvent par chez elle, mais aussi des « sauvages » qu’aucune marque n’arrive jamais à « récupérer », comme Claire Bretécher ou Carole Laure. Des gens libres. Et, au fond, jamais snobs. La fille de Sonia, Nathalie, qui défila un temps pour sa maman, prend la direction artistique de la société en 1995. Avec sa mère non loin (elle dessine les collection­s), Nathalie réussit le prodige de prendre des ailes. Sa mère ayant toujours affiché la plus grande liberté, et notamment sexuelle, Nathalie « pousse le bouchon » et ouvre la première boutique de sextoys chics au monde. Succès fulgurant. Dans l’ombre (relative !), Sonia sourit : les chiens ne font pas des chats. En 2012, la société Sonia Rykiel est vendue à un groupe chinois. Très cher. Sonia, qui vit à quelques mètres de la boutique, a la maladie de Parkinson. On ne la voit plus au Flore, où elle venait déjeuner presque tous les jours, à l’étage. Mais un clubsandwi­ch porte son nom. Comment vous dire : il est comme les autres, sauf qu’il n’a pas de pain. Pas d’ourlet ni de couture, donc. Car tout se tient. Toujours.

Newspapers in French

Newspapers from France