Etats-Unis « Clinton incarne un féminisme néolibéral », selon la philosophe Nancy Fraser
La victoire de la candidate démocrate marquerait-elle une avancée pour la cause des femmes? Pas sûr, répond la philosophe Nancy Fraser. Car elle risque de faire oublier le sort des travailleuses pauvres, celles qui gardent les enfants et font le ménage ch
La compétition entre Donald Trump et Hillary Clinton pour la MaisonBlanche ne ressemble à aucune autre campagne présidentielle du passé. Que se passe-t-il en Amérique?
Le peuple américain est profondément divisé sur son avenir. D’un côté, il y a les perdants de la nouvelle société, de la globalisation, de la diversité ethnique, qui réclament une protection sociale pour leur mode de vie qui est en train de disparaître. Trump les intéresse parce qu’il se présente en défenseur du secteur industriel, en défenseur des « gens », tout simplement. En face, les populations qui soutiennent Clinton ont beaucoup à gagner de ces changements. Ils ne sont menacés ni matériellement ni symboliquement par le projet néolibéral incarné par la candidate et dont l’effet principal, depuis des années, est de favoriser la finance et de défavoriser l’industrie. Hillary Clinton incarne l’alliance entre Wall Street et les mouvements féministes, antiracistes, LGBT, écologistes, etc. – une unification qui se fait contre la classe ouvrière industrielle traditionnelle. Une illustration frappante en a été donnée le vendredi 7 octobre, jour où a explosé l’affaire de la vidéo dans laquelle Trump tenait des propos sexistes sur les femmes. Il se trouve que, à la même date, WikiLeaks publiait les discours tenus par Clinton en 2013 et en 2014 devant des grandes banques, dont Goldman Sachs. Sanders – et d’ailleurs aussi Trump – réclamait depuis longtemps qu’elle rende publics ses propos. On comprend pourquoi elle ne voulait pas : devant les banquiers, elle se prononce en faveur d’une dérégulation totale du commerce mondial et affirme que les banques sont les plus à même d’organiser et de contrôler les marchés financiers. En public, elle affirme le contraire. Mais cette révélation a été totalement éclipsée par la vidéo de Trump et les réactions qu’elle a provoquées, y compris les accusations d’agression.
Mais les propos du candidat républicain étaientils hautement condamnables?
Oui, bien sûr. Mais la hiérarchie choisie par les médias entre les deux informations signifie que cette campagne est devenue une croisade, où l’on s’assure que les propos soient moralement corrects et non que les positions politiques soient justes. Trump est un cadeau du ciel pour Clinton. Ses déclarations racistes et machistes relèguent au second plan le problème posé par le soutien de la candidate démocrate à la domination de la finance et à la dérégulation du commerce. Jusqu’à cet été, la candidature de Bernie Sanders à l’investiture démocrate avait ouvert la perspective
d’une alliance entre la demande de protection sociale de la working class et la demande de reconnaissance symbolique des femmes, des Noirs, des gays, etc. Aujourd’hui, cette demande de reconnaissance s’allie non avec les travailleurs, mais avec les banques.
Vous que l’on identifie à la gauche radicale américaine, iriez-vous jusqu’à souhaiter la défaite de Clinton? Jusqu’à voter Trump?
Non, jamais! Mais nous avons le choix entre deux choses très mauvaises. J’ai la chance de voter dans un Etat acquis aux démocrates, où mon bulletin ne comptera pas pour grand-chose. Je peux donc par exemple voter Jill Stein, la candidate écologiste. Mais, si j’habitais en Floride ou en Caroline du Nord, je voterais Clinton. Trump est une personnalité volatile, instable, inquiétante. L’un des enjeux de la campagne, c’est la nomination d’un successeur au juge Scalia à la Cour suprême. Trump promet de nommer un juge tout aussi conservateur, ce qui serait un désastre. Pour autant, je me refuse à condamner les électeurs de Trump dans un registre moral. Même s’ils dirigent leur colère dans la mauvaise direction, leurs sujets de plainte sont légitimes. Sanders savait entendre cela, valoriser leurs problèmes, montrer qu’ils étaient réels. Et il était en même temps capable de diriger leurs émotions vers les vraies causes, qui ne sont pas les Noirs et les immigrés, mais le pouvoir de la finance, établi par Bill Clinton, renforcé par Barack Obama et que Hillary Clinton va continuer de consolider.
Trump a-t-il une chance de gagner?
Plus depuis la diffusion de la fameuse vidéo où il parle des femmes. Mais ce qui m’a frappée, c’est combien il est un personnage rétro. Il parle comme les hommes des années 1950, il me fait penser à ce qu’on pouvait lire dans « Playboy ». Je me demande comment il a pu vivre toutes ces décennies sans changer. Il semble surgir du passé, avec une sorte d’innocence qui l’a conduit à faire beaucoup d’erreurs stratégiques élémentaires. Mais c’est justement ce qui plaît aux électeurs : il n’est pas du système, c’est un outsider.
Il y a huit ans, Obama devenait le premier président noir des Etats-Unis. Dans trois semaines, Hillary Clinton sera peut-être la première présidente. Ces victoires symboliques ne comptentelles pas?
Bien sûr. Mais la présidence d’Obama a été très décevante. Il a continué la « guerre à la terreur », il n’a pas poursuivi les gens qui pratiquent la torture ou qui trichent à Wall Street. Il n’a pas une grande force de caractère et, dès qu’il a été élu, il s’est enfermé à Washington, s’est laissé influencer par l’administration et les jeux parlementaires. Il aurait pu, comme Roosevelt, en appeler au peuple et le mobiliser contre les forces bureaucratiques. Il avait la capacité rhétorique. Mais il n’a même pas essayé. Pour la gauche, la leçon à retenir est qu’une victoire symbolique ne se traduit pas toujours en de vrais progrès. C’est pourquoi je ne crois pas que l’arrivée d’une femme à la Maison-Blanche suscitera le même niveau d’enthousiasme qu’en 2008 : il n’y a plus d’attente sur ce registre-là.
A propos de Hillary Clinton et de ses supporters, vous parlez d’un « féminisme néolibéral ». Qu’entendez-vous par là?
Je désigne ainsi un courant féministe incarné par la candidate et qui limite le problème des femmes à la discrimination les empêchant d’avancer dans la hiérarchie des entreprises, de l’administration ou de l’armée. C’est un féminisme méritocratique, individualiste, qui ne critique pas le principe de hiérarchie et se contente de dénoncer le plafond de verre les empêchant d’accéder aux plus hautes responsabilités. Mais les femmes ne peuvent avoir ce genre de succès en termes de carrière que grâce à d’autres femmes, pauvres, souvent de couleur, souvent immigrées, qui s’occupent des enfants, des parents âgés, de la maison : il faut le travail de toutes ces femmes pour que d’autres femmes montent dans l’échelle professionnelle et brisent le plafond de verre. C’est donc un féminisme réservé aux femmes blanches bien éduquées, qui reflète l’évolution de la société américaine. Le travail s’est scindé en deux univers : le « vrai » travail, qui produit des richesses dans les usines ou dans les bureaux, et le « faux » travail, avec les services à la personne, la garde des enfants, les soins aux malades, le ménage, les travaux domestiques, le secteur du nettoyage… Pour le dire autrement, il y a d’un côté la production, valorisée et masculine, même si des femmes peuvent y réussir ; et de l’autre la reproduction, dévalorisée, féminisée, précaire, mal payée… Comment lutter contre cette division? Voilà ce dont le féminisme doit s’emparer. Mais le féminisme néolibéral ne s’en soucie guère. Il se bat pour que les femmes puissent faire carrière dans la moitié « production » et se débarrasse de la reproduction comme si ce n’était rien.
En France, on réduit souvent le féminisme américain à ses formes les plus rigoristes, qui voudraient encadrer les relations entre les sexes dans des règles très strictes, notamment sur les campus universitaires. Quel est le poids de ce courant?
Il y a toujours eu dans le féminisme deux tendances opposées. Le libérationnisme milite pour la libération sexuelle des femmes, veut célébrer le pouvoir des femmes en matière sexuelle. C’est un courant très fort dans la culture populaire, les films, les télés, la musique – que l’on songe à Madonna, qui en est la meilleure incarnation. Les jeunes femmes, y compris les jeunes féministes, s’y retrouvent largement. Mais il existe aussi un courant protectionniste, qui estime, parfois à juste titre, que les femmes sont soumises au désir sexuel des hommes et qu’il faut les protéger par des règles. C’est une très vieille division et il est difficile de dire quel courant est le plus fort. Personnellement, j’ai toujours tenté de construire une troisième position, qui intègre les points forts des deux autres. Mais je reconnais que ce n’est pas facile…