Les journées de Bruxelles Europe : où est le sursaut politique ?
Emmanuel Macron, la commissaire Margrethe Vestager, le chercheur Gilles Kepel entre autres ont débattu à Bruxelles, à l’invitation de “l’Obs” et de deux quotidiens belges, de “la fin de l’Europe. Et après ?” Un miroir cruel de la crise de l’utopie europée
Je suis l’Europe »… Ces mots ont résonné mercredi 19 octobre au Palais Bozar de Bruxelles ; une Europe qui, pour le dramaturge allemand Falk Richter, est à la fois celle de Cervantès et des camps nazis, celle de la « haute culture » et des barques de migrants qui coulent en Méditerranée. « Je suis l’Europe », celle de l’espoir et du progrès, autant que celle, sans issue, de la fermeture et du repli.
Cette création théâtrale sans fard, intégrée au programme des « Journées de Bruxelles » organisées pour la quatrième année par « l’Obs » avec les quotidiens belges « le Soir » et « De Standaard », BOZAR, et avec le soutien de la Commission européenne, a pris l’allure d’un miroir cruel tendu à l’Europe à un moment où elle doute d’elle-même et de son destin collectif, et voit (re)monter des tentations autoritaires. Ces journées avaient justement comme titre « La fin de l’Europe ? Et après ? »…
L’objectif de ces deux jours de débats à Bruxelles n’était pas d’enterrer un processus européen mal en point, mais au contraire de s’interroger sur les voies et moyens de le sauver, ou plutôt de le réinventer au service des Européens. Signe de l’importance de l’enjeu, le roi Philippe de Belgique est venu en personne assister à l’ouverture de ces Journées.
Le public ne s’y est pas trompé non plus, qui est venu en nombre pour l’une des sessions les plus attendues : celle qui, sous le titre « Comment donner un avenir à l’Europe », réunissait trois personnalités européennes susceptibles de contribuer d’une manière ou d’une autre à ce renouveau. D’abord la Danoise Margrethe Vestager, commissaire européenne à la Concurrence, véritable « star » de l’heure depuis le redressement fiscal de 13 milliards d’euros qu’elle a imposé à Apple en septembre ; puis son collègue portugais moins connu Carlos Moedas, chargé de la Recherche, de l’Innovation et de la Science, qui a rappelé qu’il était le premier « enfant » du programme Erasmus à devenir commissaire européen ; et enfin, dans un autre registre, Emmanuel Macron, l’ancien ministre de l’Economie, possible (probable ?) prétendant à la présidence de la République en France, venu conforter son image proeuropéenne et moderniste.
LA TAILLE CRITIQUE DES VINGT-HUIT
La décision de la commissaire danoise contre Apple, accusé d’avoir quasiment échappé à l’impôt en Irlande, fait aujourd’hui figure de « vitrine » pour une Europe en mal de légitimité. Les trois orateurs en sont convenus : aucun pays membre de l’UE ne serait capable, tout seul, d’imposer un tel rapport de force à un géant comme Apple comme a pu le faire l’Union et ses plus de 500 millions de citoyens, premier marché au monde pour les multinationales américaines. « C’est un bon exemple de ce que nous pouvons faire lorsque nous faisons l’addition de nos souverainetés », plaide Margrethe Vestager. « Seule l’Europe a une taille critique pour mener une discussion d’égal à égal avec la Chine », a renchéri Emmanuel Macron. Une position également défendue, dans un autre débat, par les représentants de deux grandes entreprises européennes, Arnaud Chaperon, directeur des affaires publiques européennes de Total, et Emmanuel Forest, de Bouygues.
Mais ça ne suffit pas, comme l’ont montré les crises européennes à répétition, celle de la zone euro, les ratés de la lutte antiterroriste, l’incapacité à s’entendre sur le sort des migrants et des réfugiés, le Brexit, et, dernière en date, la décision du parlement wallon de refuser l’accord de libre-échange négocié par l’UE avec le Canada, le Ceta, plongeant les 28 dans le désarroi. Sur ce dernier dossier, qui donne aux Wallons le sentiment d’être devenus le « village gaulois » de l’Europe, selon la formule de Béatrice Delvaux, rédactrice en chef du « Soir », Emmanuel Macron est resté d’une « orthodoxie » à toute épreuve : l’ancien ministre de l’Economie a défendu un « bon traité », mais surtout, a estimé que même si le parlement wallon soulève des points « pertinents », il le fait trop tard, à l’issue d’une négociation pour laquelle les Etats membres avaient donné un mandat à la Commission. Le blocage wallon, selon lui, « décrédibilise l’Europe ».
Emmanuel Macron s’est néanmoins attaqué à la question de la légitimité démocratique et du « déficit » ressenti à ce propos par les Européens, avec la réaffirmation d’une proposition – la seule d’une intervention qui ne se voulait surtout pas un « appel de Bruxelles »… Il a proposé de réunir des « conventions démocratiques » dans tous les Etats membres, afin de faire naître un projet européen nouveau « qui se construise avec les citoyens ». Des conventions qui fonctionneraient à la manière des « conférences de consensus » qui se multiplient dans nos sociétés en quête de démocratie plus participative. L’antithèse, en quelque sorte, du comité d’experts présidé par Valéry Giscard d’Estaing, qui avait abouti à la Constitution rejetée de 2005. Pour Macron, la « feuille de route » issue de ces conventions serait ensuite soumise aux opinions, avec une nuance importante par rapport à la situation actuelle : « quiconque vote contre ne bloque pas les autres », contrairement au non français de 2005 qui avait tué le traité européen. Le pas-tout-à-fait-candidat a également plaidé pour une « hygiène du discours public », excluant la tentation « démagogique » de mettre sur le dos de Bruxelles et de
l’Europe des choix parfois impopulaires qui sont, en réalité, faits par les gouvernements des 28.
Dans un rare moment d’ondes positives, Carlos Moedas a évoqué son émotion de jeune Portugais sans grands moyens quand il a reçu son chèque de 16000 francs français du programme Erasmus pour aller passer un an en France… Et a « vendu » son projet de « chèque innovation » destiné à faire émerger un « Erasmus des start-up », afin de permettre à des jeunes porteurs de projets innovants d’aller se frotter à d’autres environnements européens, un pas vers le « marché unique du numérique » que tout le monde appelle de ses voeux.
Cette table ronde était celle d’un relatif optimisme. Mais si on voulait avoir une idée un peu plus réaliste, et donc plus sombre, de l’état actuel de l’Europe et de la difficulté à sortir du marasme actuel, il fallait assister à la dernière session de ces « Journées », celle qui était consacrée au Brexit et à ses conséquences. Il y avait certes, dans le rôle un peu caricatural du proBrexit, l’écrivain à succès britannique Frederick Forsyth (« Chacal », « les Chiens de guerre »…), qui a martelé « I want my country back » (« je veux récupérer mon pays ») avec l’accent de Margaret Thatcher lorsqu’elle se contentait de réclamer « son argent »… Mais il y avait surtout des Européens inquiets, comme Martin Sandbu, éditorialiste au « Financial Times », journal anti-Brexit, Giuliano Da Empoli, président du think tank Volta en Italie et conseiller de Matteo Renzi auquel il vient de consacrer une biographie (« le Florentin », éd. Grasset), et Stephan Martens, professeur de civilisation allemande à l’université de Cergy-Pontoise et coauteur de « France-Allemagne. Relancer le moteur de l’Europe » (Lemieux éd.).
Stephan Martens a souligné que si d’autres référendums avaient eu lieu en Europe sur le modèle de celui du Royaume Uni, « nous ne serions sans doute pas ici pour en parler tant la crise serait grave… La question de la désagrégation de l’Union européenne se pose ». Et dans ce contexte, l’universitaire franco-allemand se dit frappé par « l’absence de force de proposition, principalement franco-allemande. Quand l’Europe a avancé, c’est toujours grâce au couple franco-allemand. C’est un échec pour l’UE, et un échec pour le couple franco-allemand ».
Même son de cloche du côté de Giuliano Da Empoli, qui estime que la question de l’heure n’est pas de savoir s’il y aura un « soft » ou « hard » Brexit, mais « que font les 27 autres ? » « Face à la nécessité d’un sursaut politique, l’absence de la France est choquante, on n’y arrivera pas sans la France », déplore ce proche de Matteo Renzi, tout juste arrivé d’un voyage officiel aux Etats-Unis en compagnie du président du Conseil italien. Mais Stephan Martens lui rappelle qu’avec les élections françaises de mai prochain, et allemandes de septembre, « il ne se passera rien pendant un an. Il faut donc éviter le détricotage des interdépendances, on ne doit pas laisser l’Europe dériver vers la primauté des intérêts nationaux, sinon on réveille les fantômes du passé ».
Un échange qui amusa beaucoup le « Brexiter » Frederick Forsyth, ravi de la perspective de quitter bientôt ce navire
bien « plombé » pour retrouver le grand large de son île. Même si son orgueil fut quelque peu froissé par l’intervention d’un jeune « Erasmus » entouré de ses « colocs », qui lui fit remarquer que la jeunesse britannique avait majoritairement voté pour rester dans l’Europe, avant de conclure d’un tonitruant « rendez-nous notre avenir ! », en réponse au « rendez-nous notre pays » de l’écrivain…
RÉINVENTER LA POLITIQUE
Une partie de l’équation européenne se retrouve dans le désenchantement vis-à-vis de la pratique politique, de la démocratie représentative. Au cours du débat « Réinventer la politique », Ulrike Guérot, politologue allemande et fondatrice de l’European Democracy Lab, Gaspard Koenig, écrivain et directeur du think tank Génération libre, ou encore Guillaume Klossa, initiateur français de la « feuille de route pour une renaissance européenne », ont évoqué toutes les initiatives destinées à redonner le pouvoir aux citoyens, à combattre le populisme ambiant : « démocratie liquide », « Civic Techs », « Blockchain », méthodes de « débat continu »… Des techniques destinées avant tout à « réenchanter » la politique, car si, selon eux, les populistes ne représentent pas plus de 30% des Européens, ils sont en train de « gagner la rue » alors que les 70% qui ne veulent ni du populisme ni du nationalisme, sont apathiques et résignés. Dans la lutte continentale entre « démocratie modérée » et « autoritarisme éclairé », l’échec européen de la dernière décennie pèse lourd, selon eux. D’où l’urgence d’un sursaut, à quelques mois d’une date symbolique, le 25 mars 2017, 60e anniversaire de la signature du traité de Rome, acte fondateur de l’Europe unie.
L’avenir institutionnel de l’Union européenne serait à lui seul suffisamment compliqué et inquiétant sans le risque terroriste, la montée des populismes sur le continent, les menaces sur la cohésion des sociétés européennes divisées sur la place de l’islam, l’intégration des populations d’origine immigrée. Pas moins de trois débats ont été consacrés à ces sujets, qu’il s’agisse d’un dialogue entre le spécialiste français de l’islam Gilles Kepel et le premier vice-président de la Commission européenne, le Néerlandais Frans Timmermans ; d’un grand entretien avec l’écrivain algérien Kamel Daoud ; et surtout d’un débat intitulé « Comment parler du terrorisme », et réunissant deux « superflics », Gilles de Kerchove, coordinateur de l’UE pour la lutte contre le terrorisme, et Alain Grignard, commissaire à la division antiterroriste de la police fédérale belge, et deux intellectuels de culture musulmane, Fouad Laroui, écrivain maroco-néerlandais vivant à Amsterdam, et Rachid Benzine, politologue et islamologue français.
“QU’OFFRONS-NOUS À NOTRE JEUNESSE?”
Ce dernier débat a d’abord été un dialogue de sourds entre une vision forcément sécuritaire d’un côté et une volonté de traiter le mal à la racine de l’autre, avant d’aboutir à un relatif consensus. A Gilles de Kerchove, qui estimait que « la menace reste élevée, mais [que] nos vulnérabilités ont été réduites grâce à l’amélioration de la coordination entre nos services de police et de renseignements », Fouad Laroui a ainsi répondu qu’il traitait « les symptômes et non les causes du terrorisme »… Et l’auteur de « Ce vain combat que tu livres au monde » (éd. Julliard) de développer son analyse : « Il y a dix ans, je m’étais totalement trompé en écrivant qu’il s’agissait d’un problème religieux. Le terrorisme n’a rien à voir avec la théologie, mais avec l’histoire du xxe siècle. Il y a un récit européen du xxe siècle qui est le récit des vainqueurs. Or, un autre récit est désormais disponible via les chaînes satellitaires, internet. Les gens qui se radicalisent sont ceux qui ne se retrouvent pas dans le récit européen. Il faut travailler en Europe sur une réconciliation des deux récits, celui des vainqueurs et celui des vaincus. »
Rachid Benzine, qui vient de publier « Lettres à Nour » (éd. La Boîte à Pandore), un échange fictif entre un père et sa fille partie « faire le djihad », renvoie quant à lui l’Occident à ses propres responsabilités, notamment sa capacité à proposer du sens aux jeunes. « Les gens qui sont en Syrie ne sont pas tous des fous ou des jeunes qui ont des problèmes socio-économiques. Qu’est-ce qui les séduit chez Daech ? Daech est une révolution économico-politique qui arrive à créer une dette de sens, de reconnaissance, fait appel à l’imaginaire, est une force révolutionnaire. Un univers de sens, tout ce que nous ne sommes plus capables d’offrir.
Daech propose le rêve du califat face à la démocratie qui ne tient pas ses promesses… Faute de sens à leur vie, certains jeunes vont tenter de donner un sens à leur mort. On peut détruire Daech, mais son discours est un nuage radioactif qui va continuer à se propager. La question des imaginaires est essentielle. Et l’Europe a oublié la force du religieux comme combustible. Qu’est-ce qui séduit nos jeunes ? L’espérance proposée par Daech est très forte ».
Selon Rachid Benzine, « l’Europe rate une partie de son histoire, en tournant le dos à ses valeurs, à la solidarité. Il faut prendre au sérieux ce que nous disent ces jeunes-là. Ils proposent une révolution, qu’on le veuille ou non. On a du mal à le comprendre parce que nous sommes dans l’émotionnel. Ils sont attirés par une transformation dans laquelle ils sont des acteurs. Cela nous renvoie à nous-mêmes : qu’offrons-nous à notre jeunesse ? »
Le commissaire Grignard ne dit pas autre chose quand il affirme que les causes du terrorisme ne peuvent se trouver uniquement dans les problèmes socio-économiques, religieux, ou politiques. « Il s’agit d’un mélange de tout cela. Des quartiers en déshérence créent des cultures d’opposition. Celles-ci rencontrent aujourd’hui un comburant identitaire : le salafisme. » Comment en sortir ? « La réponse est éducationnelle. La déradicalisation, je n’y crois pas. Il n’y a pas de système miraculeux qui va changer quelqu’un. La prévention, c’est du long terme. Mais il faut répondre à une menace immédiate, c’est donc très compliqué. D’autant que nous sommes dans la situation dans laquelle ces groupes terroristes ont voulu nous mener : l’émotionnel. »
PATRIOTISME EUROPÉEN
Lors de son entretien avec les représentants de « l’Obs », du « Soir » et de « De Standaard », Kamel Daoud a fait part de son voyage personnel, d’une jeunesse dans la radicalité (on n’employait pas ce mot à l’époque) religieuse vers une position de lucidité et de combat de l’islam politique qui lui vaut « fatwa » et menaces en Algérie. Mais l’auteur de « Meursault, contre-enquête » (éd. Actes Sud) refuse d’y voir une simple lecture erronée du Coran. « Ma conviction est qu’on peut être radical avec n’importe quel livre ; on peut être cannibale avec un livre de cuisine ! », lance-t-il avant de donner l’estocade : « Il ne s’agit pas du livre mais de l’homme qui le lit. Le monstre a un père et une mère. Bush est le père, l’Arabie saoudite est la mère. »
Dans le débat d’ouverture des journées, Gilles Kepel a tiré la sonnette d’alarme sur la « fracture » qui s’instaure selon lui en Europe entre d’un côté la droite identitaire et de l’autre les mouvements religieux communautaires. « En France, ce facteur a pris en otage le débat politique pour l’élection présidentielle française. Il tourne autour de l’islam, pas autour de l’emploi ou du chômage », déplore l’auteur de « Terreur dans l’Hexagone » (éd. Gallimard, 2015).
Tout en partageant cette inquiétude, Frans Timmermans, qui vient de publier un livre titré « Fraternité » (éd. Philippe Rey), se veut positif : « L’UE existe parce qu’elle permet de surmonter les pièges identitaires. Si on retombe dedans, elle n’a pas d’avenir. Les Européens ont une vision de la société plus cohérente qu’on ne le pense : une protection sociale, un accès à l’éducation sur la base du talent et pas des parents, etc. Mais ces valeurs sont attaquées de l’extérieur et de l’intérieur. On peut citer M. Poutine, ou d’autres au sein de l’Union. Il faut réaffirmer nos libertés pour affirmer un patriotisme européen qui mérite d’être défendu. »
« Je suis l’Europe », clamaient à Bruxelles les acteurs de Falk Richter. Oui, mais quelle Europe ? Il reste peu de temps pour répondre à cette question, face à une montée des périls que nul ne doit sous-estimer.