L'Obs

Le cahier critiques Cinéma, livres, musique, exposition­s, théâtre… Notre sélection

UN HOMME CRUEL, PAR GILLES JACOB, GRASSET, 320 P., 20 EUROS.

- JÉRÔME GARCIN

Totalement sourd d’une oreille, il fut une vedette mondiale du cinéma muet. Et quand sonna l’heure du parlant, il aboya. Surtout dans « le Pont de la rivière Kwaï », de David Lean, où il incarne l’odieux colonel Saïto, qui martyrise des soldats britanniqu­es dans la jungle birmane. Né en 1889 au pays du Soleil-Levant, ce fils d’un officier de la marine nippone devint l’empereur éphémère de Hollywood, où il roulait dans une Pierce Arrow plaquée or et donnait des dîners de neuf cents couverts dans son château à la française et en toc de Beverly Hills. Chassé des Etats-Unis par le vent mauvais du racisme antijapona­is, l’acteur de « Forfaiture » promena son physique de séducteur boudeur dans la vieille Europe, où, déjà père d’un garçon né de sa liaison avec l’actrice Ruth Noble, il adopta deux fillettes, tourna en France avec Max Ophuls et Marcel L’Herbier, suça le cou de Viviane Romance, conquit des femmes et délaissa la sienne, abusa de l’opium, du casino et de la célébrité. Il pensa au seppuku – tel le colonel Saïto – après la remise de sept oscars à tous les artificier­s du « Pont de la rivière Kwaï », sauf à lui, et finit ses jours dans un monastère bouddhiste de Toyama, où il se consacra au silence par quoi il avait commencé son énigmatiqu­e carrière. Sur sa table de nuit, on retrouva un exemplaire du « Soulier de satin », dédicacé par Paul Claudel, qu’il avait rencontré en 1923 lors du séisme de Kantô et dont il avait applaudi, en 1943, la générale de la pièce, à la Comédie-Française. Il mourut à Tokyo, le 23 novembre 1973, d’un AVC. Il avait 84 ans.

Sessue Hayakawa, cet illustre inconnu, revit aujourd’hui grâce à Gilles Jacob, que la longue fréquentat­ion des stars au sommet des marches rouges semble désormais incliner à préférer la compagnie des oubliés, des mal-aimés, que la gloire a saisis, puis désertés. Le comédien américano-asiatique de tant de films négligeabl­es méritait-il d’être réhabilité ? On s’interroge. Mais il méritait bien ce roman ardent, qui à la fois gonfle, exalte et malmène sa légende. Celle d’un artiste impénétrab­le, d’un lovelace impassible, d’un homme cruel et tendre, d’un déçu du rêve américain et d’un réprouvé japonais, coupable d’avoir donné de sa patrie une image déshonoran­te. C’est aussi l’occasion, pour l’auteur des « Visiteurs de Cannes », de raconter le Hollywood de Cecil B. DeMille et de David W. Griffith, le Paris occupé de la Continenta­l-Films ou le tournage, à Ceylan, du film explosif de David Lean. Jamais Gilles Jacob, qui a trempé sa plume dans ce que Cocteau, pour désigner le cinématogr­aphe, appelait « une encre de lumière », n’a mieux montré comment un destin peut se construire à l’écran et se détruire dans la vie réelle. Avant d’être sauvé par le roman.

 ??  ?? Sessue Hayakawa et Claudette Colbert dans « Captives à Bornéo » (1950).
Sessue Hayakawa et Claudette Colbert dans « Captives à Bornéo » (1950).

Newspapers in French

Newspapers from France