L'Obs

Passé/présent L’éternel retour de la question noire

Intimement lié à la naissance et à l’essor des Etats-Unis, le sort des esclaves venus d’Afrique et de leurs descendant­s est au coeur de l ’élection présidenti­elle du 8 novembre

- FRANÇOIS REYNAERT

Acause d’une simple histoire de couleur de peau, l’arrivée à la Maison-Blanche d’Obama, en 2008, a été un symbole d’une force extraordin­aire. Les cas innombrabl­es de violences policières touchant toujours des Afro-Américains prouvent que les symboles ne suffisent pas toujours à changer la réalité des choses. « Black lives matter », dit le slogan forgé en 2013, après l’une de ces affaires. Trois ans plus tard, après d’autres morts, des manifestan­ts continuent de défiler pour rappeler que « les vies noires comptent » à un pays qui semble avoir du mal à l’admettre. L’obsédante « question noire » est une vieille affaire aux Etats-Unis. La plupart des européens ignorent à quel point son histoire a été brutale.

Elle prend racine dans ce que, par euphémisme, Jefferson, un des pères de l’indépendan­ce, appelait « l’institutio­n particuliè­re ». L’esclavage est pratiqué massivemen­t par les Etats du Sud et, pour ne pas se les aliéner, la Constituti­on adoptée en 1787, qui prétend célébrer la liberté et l’égalité, n’ose pas le supprimer. Durant tout le xixe siècle, le fossé se creuse entre une Amérique du Nord-Est qui s’industrial­ise et les régions dont l’économie de plantation – tabac, et surtout coton – repose sur la main-d’oeuvre servile. La rupture a lieu en 1860 quand Lincoln, un républicai­n qui a fait campagne sur le thème de l’abolition, se fait élire à la Maison-Blanche. Sept puis onze Etats du Sud se retirent de la fédération pour former les « Etats confédérés d’Amérique », un nouveau pays qui entre en guerre avec celui qu’il vient de quitter. C’est la guerre de Sécession (1860-1865), sanglante, meurtrière, qui se termine par la victoire écrasante du Nord et la réalisatio­n d’une promesse : en 1865 le 13e amendement abolit l’esclavage. Sortis des chaînes, 4 millions d’êtres humains pensent qu’ils vont enfin devenir des citoyens à part entière d’un pays où on les a installés de force.

Pendant une petite décennie, la période dite de « la Reconstruc­tion », ils ont pu y croire. Les pre-

mières élections auxquelles les Noirs participen­t, massivemen­t, portent au pouvoir des élus de couleur. L’idée est insupporta­ble aux anciens maîtres. Dès que l’occupation par les armées du Nord cesse, en 1877, le vieux Sud met en place un effrayant racisme d’Etat qui vise à rappeler à chacun quelle est sa place dans la société. C’est le temps de la ségrégatio­n. Elle a une face institutio­nnalisée, avec ses lois qui tracent partout, dans les bus, les écoles, les toilettes et même les cimetières une ligne de séparation entre « white » et « colored ». Elle a aussi une face retorse. Le 15e amendement interdit spécifique­ment que quiconque soit exclu du vote en fonction « de sa race ». Les Etats du Sud le bafouent par tous les moyens. Soit ils utilisent la ruse, en imposant par exemple aux électeurs noirs des tests d’alphabétis­ation, délibéréme­nt infaisable­s, dont les Blancs sont dispensés. Soit ils utilisent l’intimidati­on physique. Dans ce monde, la violence est l’arme constante des dominants. Quand elle n’est pas le fait du Klu Klux Klan – il disparaît dans les années 1870 mais ressuscite dans les années 1920 –, elle est pratiquée par des foules entières, qui estiment de leur droit de se faire justice soi-même. Des années 1880 aux années 1950, environ 4 000 Noirs, hommes, adolescent­s, sont victimes de lynchages, c’est-à-dire qu’ils sont brûlés, torturés à mort ou encore pendus lors de cérémonies publiques auxquelles les foules blanches se pressent, le plus souvent en famille. Un quart de ces exécutions sont motivées par des accusation­s, fondées ou infondées, d’agressions sexuelles envers des femmes blanches.

Dès la fin du xixe siècle, par centaines de milliers, les Noirs quittent ces terres de malheur pour tenter leur chance dans les grandes villes industriel­les du Nord comme Chicago ou Detroit. Ils y découvrent les emplois sous-payés et les ghettos d’un monde où l’exclusion ne passe pas par la loi, mais par l’économie. Le racisme ne s’arrête pas, en effet, aux frontières du Sud. Comment oublier que la Cour suprême fédérale elle-même a pu, dans un arrêt de 1896, approuver la ségrégatio­n ? Comment oublier que l’armée américaine, qui est entrée dans deux guerres mondiales au nom de la justice et du droit, était une armée dans laquelle les soldats noirs n’étaient armés que par exception, parce qu’on avait peur de ce qu’ils pouvaient faire avec un fusil ? Depuis toujours, des militants courageux ont lutté pour abattre ces murs d’injustice. Il faut attendre les combats éclatants des années 1950-1960 – Rosa Parks, qui refuse de se lever devant un Blanc dans un bus de l’Alabama ou l’immense « marche pour les droits civiques », conduite par Martin Luther King, qui aboutit à Washington en 1963 – pour que les pouvoirs publics se décident à agir. En 1964, le Civil Rights Act, signé par le président Johnson, déclare illégale toute discrimina­tion. Plus d’un demi-siècle plus tard, l’actualité prouve que les faits ont du mal à suivre la loi.

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1930 Des années 1880 aux années 1950, environ 4 000 Noirs ont été brûlés, torturés à mort ou pendus lors de cérémonies publiques.
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