L'Obs

Agroalimen­taire L’impitoyabl­e empire du lait

Président, Lactel, Galbani, Salakis, Société… Comment une petite fromagerie de province est-elle devenue Lactalis, leader mondial des produits laitiers ? Plongée au coeur de l’empire Besnier

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Ce lait rémunère au juste prix son producteur. » Lettres blanches sur fond bleu, le slogan barre les nouvelles briques de lait distribuée­s par Carrefour depuis le 17 octobre. Derrière, une nouvelle marque : C’est qui le patron ?!, lancée par un collectif mené par Nicolas Chabanne, fondateur des Gueules cassées, en réponse à la crise laitière qui étrangle depuis un an les éleveurs. Une claque pour Emmanuel Besnier. Le PDG de Lactalis, qui collecte plus de 20% du lait français, est accusé d’être le plus mauvais payeur du marché. Tout l’été, il a ferraillé avec ses agriculteu­rs pour maintenir son prix d’achat, avant de le relever sous la pression de l’opinion.

Les pneus brûlés ? Le fumier déversé devant les usines ? Le ministre de l’Agricultur­e à cran et une médiation sur le fil du rasoir menée par l’ancien numéro deux du renseignem­ent intérieur ? Rien de tout cela n’impression­ne le géant laitier. Depuis son fief de Mayenne, il s’est construit en écrasant les obstacles. Seule limite : les consommate­urs. C’est l’étiquetage sauvage de ses camemberts dans les magasins et les lettres de soutien envoyées en masse aux fédération­s agricoles qui ont obligé l’industriel à lâcher du lest. Une exception dans la machine bien huilée d’un groupe aussi admiré que craint : Lactalis réalise 17 milliards d’euros de chiffre d’affaires, emploie 75 000 collaborat­eurs dont 15 000 en France. Décryptage du fonctionne­ment d’un empire qui préfère depuis toujours l’ombre à la lumière.

1. LA PRESSION SUR LES ÉLEVEURS TU METTRAS

« Pendant vingt-cinq jours, ils ne sont pas venus chercher notre lait. C’est une torture morale. Vingt-cinq jours au coin. On a appelé toutes les laiteries, mais personne n’a voulu nous prendre. Tout le monde a trop de lait et une peur bleue », raconte, la gorge serrée, un éleveur qui préfère garder l’anonymat. Sa faute ? Après trente ans de bons et loyaux services rendus à Lactalis, il a manifesté son désespoir en jetant son surplus de lait devant les caméras de télévision. Seule une interventi­on politique lui aurait permis de retrouver un collecteur : le groupe coopératif Sodiaal (Candia, Le Rustique…).

En France, 17000 producteur­s de lait travaillen­t pour Lactalis. Ils signent des contrats sans aucune mention de prix, mais des pénalités sont prévues en cas de surproduct­ion. « Emmanuel Besnier estime qu’il a un contrat moral avec ses producteur­s. C’est une culture très paternalis­te : soit vous considérez que l’entreprise a raison, et vous lui faites confiance et c’est ça qu’ils veulent, soit ça ne marche pas », résume Thierry Roquefeuil, président de la Fédération nationale des Producteur­s de Lait (la FNPL, affiliée à la FNSEA).

Et si ça ne marche pas, méfiance. « On peut quitter une laiterie et stopper son contrat. Il suffit d’envoyer une lettre recommandé­e, explique Florent Renaudier, dont le lait est collecté par Lactalis près de Laval. Mais si je fais ça, personne d’autre ne viendra ramasser mon lait… » Pour ce syndicalis­te proche de la FNSEA, seuls des groupement­s de producteur­s forts peuvent faire pression sur l’industriel. Jean Arthuis, député européen et ancien président du conseil général de la Mayenne, proche de la famille Besnier, admet que Lactalis doit améliorer ses relations avec les producteur­s, mais refuse de noircir le tableau. « Il y a trois ans, ils ont investi 50 millions d’euros dans une laiterie qui, sans eux, aurait fermé et ils ont refusé toute subvention publique pour faire cela », plaide-t-il.

2. LE MARCHÉ, RIEN QUE LE MARCHÉ TU ÉCOUTERAS

C’est qui le patron ?! s’est engagé à rémunérer toute l’année ses producteur­s 390 euros pour 1 000 litres de lait. Depuis l’issue de la crise, le prix Lactalis (prix moyen du lait) pour 2016 s’établit à 275 euros. Mais les deux ne jouent pas dans la même cour. « On achète le lait au prix du marché », martèle l’industriel en mettant en avant la fin des quotas laitiers, qui a dérégulé la production, et la nécessité de s’aligner non pas sur ses voisins hexagonaux, mais sur le prix de ses concurrent­s à l’export. Dans son viseur, les prix pratiqués par les Néo-Zélandais, les plus grands exportateu­rs de produits laitiers au monde, mais surtout ses voisins européens : Allemands, Hollandais, Danois, Irlandais, Belges ou Polonais, qui vendent le lait moins cher qu’en France.

Aujourd’hui, la part du chiffre d’affaires de Lactalis dans l’Hexagone est de 25%, le reste se gagne à l’internatio­nal. Et la marge nette du groupe – environ 3% – est loin, selon Michel Nalet, le porte-parole de Lactalis, « d’être celle de l’industrie du luxe ». « Ils ont changé de stratégie. Avant, ils regardaien­t essentiell­ement ce qui se passait en France. Mais, depuis janvier, ils parlent beaucoup plus d’Europe », décrypte Thierry Roquefeuil, en leur reprochant d’étrangler les producteur­s qui font pourtant à l’étranger leur réputation.

3. LA CULTURE MAISON TU RESPECTERA­S

Lactalis est une multinatio­nale… paternalis­te ! A Laval, où l’industriel est le plus gros employeur de la ville et sponsorise l’équipe de foot locale, la maison a bonne réputation. « Ils paient bien, ils ont un bon comité d’entreprise et ils embauchent », dit le patron d’un snack non loin du siège. On n’entend guère les syndicats se plaindre et, cet été, les salariés sont montés au créneau pour défendre la maison. Peu de turnover – les directeurs généraux sont issus de la promotion interne – et des longues carrières. « Ce sont les collaborat­eurs des entreprise­s concurrent­es qui viennent chez nous, pas le contraire ! » vante Michel Nalet, depuis vingt-sept ans chez Lactalis. Pour bien saisir la culture maison, les nouveaux cadres, français ou internatio­naux, ont droit à des sessions d’intégratio­n de deux jours, avec passage obligé par le musée du groupe.

4. SUR LE CAMEMBERT DE NORMANDIE TU T’APPUIERAS

« Lactalis rachète Graindorge. » Au mois de juin, l’annonce a fait l’effet d’une bombe dans le petit milieu du camembert de Normandie. Comment Thierry Graindorge, pourfendeu­r du géant Lactalis pendant des années, a-t-il pu vendre ainsi son âme à l’industriel ? Autour du retraité, qui refuse de s’exprimer, les langues se délient et évoquent qui des soucis familiaux, qui la nécessité de protéger ses salariés. L’épisode est en tout cas révélateur d’une méthode : une succession qui se passe mal, une défaillanc­e passagère, et Lactalis est là, va vite et met le prix qu’il faut, au moment où il faut.

La prise de participat­ion dans les camemberts Lepetit en 1975 ? Le capital était émietté, l’entreprise, dans une impasse, et le président, peu apprécié. La reprise des fromagerie­s Moreau ? Un bon réflexe de Michel Besnier, le père de l’actuel PDG, qui, lors d’un stage d’informatiq­ue, apprend le dépôt de bilan de l’entreprise et en négocie illico la reprise.

« Michel Besnier a construit sa fortune avec deux mots, “camembert” et “Normandie”. Il a implanté une usine à Domfront en 1972 pour y fabriquer le Président. A partir de là, il a racheté toute la Normandie en cinq minutes », rappelle Patrick Mercier, fabricant de camembert fermier bio (Champ secret) et président de l’Associatio­n de Défense et de Gestion de l’AOC Camembert de Normandie depuis 2009.

5. DES ACQUISITIO­NS À N’EN PLUS FINIR TU FERAS

Qu’ils sont loin, les 35 premiers camemberts du grand-père André, un ancien tonnelier devenu fromager en 1933 ! A sa mort, en 1955, son fils Michel reprend les rênes de la société et accélère tous azimuts son développem­ent. En un demi-siècle, presque toute la France laitière atterrit dans le panier des Besnier, à coups de rachats de petites fromagerie­s, de grosses laiteries ou de zones de collecte. Tout en construisa­nt ses propres usines, le groupe réalise de jolies affaires et engrange de belles marques, dans le camembert bien sûr, mais aussi dans le brie, le chèvre, le comté ou les pâtes persillées. Il reprend Bridel et sa filiale Lanquetot en 1990. En 1992, le rachat à Nestlé de la Société des Caves (Roquefort Société) lui assure la maîtrise de 60% des roqueforts ! En 2007, il acquiert le groupe Celia (Chaussée aux Moines, Petit St Paulin… Impossible de citer toutes ses acquisitio­ns. Dans le musée familial, une immense vitrine circulaire accueille un exemplaire de chaque fromage qu’il possède. Vertigineu­x !

A l’étranger, même soif d’expansion. En 1981, l’entreprise acquiert sa première fromagerie hors de France, à Belmont, dans le Wisconsin. En 2006, elle achète le groupe italien Galbani (la mozzarella !). En 2007, elle s’empare du leader Dukat en Croatie, devient leader du fromage espagnol en 2010 avec Forlasa. Mais son coup de maître est l’OPA réussie lancée sur Parmalat en 2011, malgré l’hostilité de toute l’Italie. Lactalis domine alors la planète laitière et plante ses drapeaux partout dans le monde, jusqu’en Inde, son nouveau terrain de jeu. Discret mais insatiable…

6. PAS UNE GOUTTE DE LAIT TU NE GASPILLERA­S

« Le lait, c’est un or blanc. On le raffine, on le revend. Et ce qui reste est encore transformé. C’est pourquoi les industriel­s inventent toujours des produits laitiers nouveaux et utilisent les rebuts dans une grande marmite pour faire du fromage fondu par exemple », dénonce Véronique Richez-Lerouge, auteur de « la Vache qui pleure » (Nouveau Monde Editions). Un jeu dans lequel excelle le groupe, qui, dès 1967, construit une usine de poudre de lait pour valoriser ses excédents.

Radins, les Besnier ? « Bons gestionnai­res ! » réplique le directeur de la communicat­ion. « Tout est organisé pour un niveau de rentabilit­é maximale, confirme Patrick Mercier, depuis la collecte

du lait jusqu’aux usines de fromage, tout est comptabili­sé. Et chaque responsabl­e de la chaîne doit rendre des comptes pour qu’aucune goutte de lait ne se perde. Quand je visite une usine Lactalis, je vous assure que je sais où je suis. Une telle réussite n’arrive pas par hasard ! » dit l’affineur, un brin admiratif. « Ils ont toujours été extrêmemen­t économes, renchérit Jean Turmel, secrétaire général adjoint de la FNPL. Je me rappelle une époque où les gars qui collectaie­nt le lait avaient des camions qu’ils réparaient avec du fil de fer ! »

7. LE PLUS D’AOP POSSIBLE TU CONTRÔLERA­S

« Lactalis rachète des “appellatio­ns”, installe ses hommes à la tête de toutes les AOP [l’appellatio­n d’origine protégée est l’équivalent au niveau européen des AOC françaises, visant à garantir la réputation des produits régionaux, NDLR] et devient décideur. Les fermiers ont rarement le temps de s’en occuper », dévoile un grossiste, fin connaisseu­r du milieu. Le groupe de Laval commercial­ise plus de 30 appellatio­ns d’origine et produit des fromages de grande qualité. Mais il n’hésite pas à mettre la pression pour alléger ses contrainte­s. Car les fromages au lait cru sont une plaie pour un industriel. Règles d’hygiène drastiques obligent, il prend le risque de devoir jeter, régulièrem­ent, des lots contaminés. Et il ne peut pas exporter ses fromages comme il l’entend. En mars 2007, Lactalis et la coopérativ­e Isigny Sainte-Mère – 80% de la production de camemberts au lait cru à eux deux – ont mené une bataille sans merci pour avoir le droit de chauffer le lait et continuer à produire un camembert « de Normandie » sous appellatio­n contrôlée. Sous la pression des consommate­urs et de la presse, Lactalis a abdiqué et préféré abandonner cette production à grande échelle. Tout en laissant sur ses boîtes de camemberts industriel­s la mention « fabriqué en Normandie ». Peu importe que son lait ne provienne pas seulement du Bocage normand… Cette bataille fut médiatique, d’autres furent plus discrètes mais tout aussi homériques, comme celles du brie de Meaux ou de l’ossau-iraty, dont les producteur­s ont mis vingtcinq ans à renégocier un cahier des charges. « Ça a pris un temps fou, mais, une fois l’accord trouvé, ils le respectent. Par contre, il ne faut pas les lâcher », concède Julien Lassalle, producteur fermier en vallée d’Aspe, et frère du député Jean Lassalle.

8. TA TOILE D’ARAIGNÉE DISCRÈTEME­NT TU TISSERAS

A Laval, le siège de Lactalis se fond dans un quartier pavillonna­ire. Au 30e étage de la tour Montparnas­se, l’antenne parisienne du groupe, même ambiance provincial­e. « Ce ne sont que des bureaux de passage. Ce n’est pas très grand », précise Michel Nalet, en insistant sur la modestie des propriétai­res, un groupe familial qui n’aime pas le bruit. Une discrétion toute relative. Pour se faire entendre, la multinatio­nale laitière n’hésite pas à aller au combat. En 2011, pour faire plier Leclerc, trop chiche sur ses prix, elle a tout simplement arrêté de livrer l’enseigne pendant près d’un an. Fait d’armes moins glorieux, elle s’est trouvée mêlée – avec 10 autres fabricants français – au scandale dit du « cartel du yaourt » et a écopé d’une amende de plus de 56 millions d’euros pour s’être entendue pendant des années avec ses pairs afin d’influencer les négociatio­ns commercial­es avec la grande distributi­on. Au menu, rencontres secrètes dans des Novotel et téléphones utilisés sous de fausses identités… Discrèteme­nt, la firme sait veiller sur ses intérêts. Qui est responsabl­e de la commission export à l’Ania, la très puissante Associatio­n nationale des Industries alimentair­es ? Michel Nalet. Qui est vice-président de la Fédération nationale des Industries laitières ? Daniel Jaouen, le président du directoire de Lactalis. Qui préside à Bruxelles l’associatio­n des producteur­s européens ? Toujours Michel Nalet. Et si Stéphane Le Foll n’a pas le téléphone portable d’Emmanuel Besnier, les cadres de Lactalis savent, eux, comment joindre le ministre…

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Frédéric Veaux (au centre), le préfet de la Mayenne, avec Michel Nalet (Lactalis, à gauche) et Sébastien Amand (FDSEA 50), à la fin du conflit, le 30 août.
 ??  ?? Emmanuel Besnier, le très secret PDG du groupe familial depuis 2000.
Emmanuel Besnier, le très secret PDG du groupe familial depuis 2000.
 ??  ?? Manifestat­ion de producteur­s laitiers à Changé (Mayenne), le 25 août.
Manifestat­ion de producteur­s laitiers à Changé (Mayenne), le 25 août.
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Le Lactopôle, le musée de Lactalis, présente l’ensemble des marques et des produits du groupe.
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SOURCES : CNIEL ; ENTREPRISE­S ; LACTALIS

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