Rock Lou Reed, chanteur comique
La sortie d’un coffret réunissant ses seize premiers disques est l’occasion de découvrir que le “ROCK’N’ROLL ANIMAL” était aussi un virtuose de L’HUMOUR NOIR. Morceaux choisis…
Coffret « Lou Reed, The RCA & Arista Album Collection » (Sony)
On le sait, Lou Reed chante le désespoir, la haine de soi, les affres de la toxicomanie, le cancer, la crémation, les cloches de la transcendance ou les vingt-quatre électrochocs qu’on lui a infligés quand il était adolescent pour le « guérir » de son homosexualité. Il a même coréalisé un documentaire sur sa cousine Shirley Novick, qui a survécu à la Shoah (« Red Shirley »). Mais sait-on qu’il a aussi chanté la crème aux oeufs (« Egg Cream »)? Haute conscience tragique, Lou Reed (1942-2013) fut aussi un impavide chanteur comique que l’on se délecte à redécouvrir aujourd’hui dans le coffret « Lou Reed, The RCA & Arista Album Collection ». Seize disques « remasterisés » par le maître.
Lou Reed, chanteur à nez rouge? Le rire de Lou Reed n’est pas celui de Georgius. C’est un rire noir, féroce – satanique, dirait Baudelaire. Lecteur grotesque et sérieux de Poe, le chanteur américain s’adonne au comique dès les premiers albums du Velvet Underground, groupe que ce fils de comptable a cofondé à New York en 1965. Ecoutez la chanson « The Gift » (1968). Dans ce conte cruel récité par John Cale, le héros, Waldo, décide de faire une surprise à sa fiancée, Marsha, dont il redoute les infidélités. Faute d’argent pour la rejoindre dans le Wisconsin en bus ou en avion, il s’envoie lui-même par la poste dans un paquet. On livre le colis à Marsha, mais la jeune femme ne parvient pas à l’ouvrir à mains nues, malgré l’aide de son amie Sheila. A la fin, Sheila ne trouve pas de meilleur moyen que d’enfoncer la longue lame d’un découpeur à métaux, à travers le carton, au centre du paquet. Adieu Waldo. « The Gift », texte de jeunesse et probable transmutation d’une peine de coeur.
Quelque vingt ans plus tard, on en retrouve l’humour tranchant dans « Harry’s Circumcision » (1992) qui n’est pas sans rappeler « The Big Shave », le court-métrage de Martin Scorsese. Dans cette chanson, Harry se rase devant son miroir mais n’aime pas ce qu’il voit : « les joues de sa mère, les yeux de son père ». « Il était en train de se transformer en ses parents : la déception ultime. » Harry rêve d’une nouvelle tête, d’une nouvelle vie. « En pensant à Van Gogh », il se sectionne le nez, puis s’entaille le menton (« Il avait toujours voulu une fossette »). A la fin, pour faire bonne mesure, il se tranche la gorge « d’une oreille à l’autre ». A son réveil, au bloc opératoire, un docteur lui dit : « Fiston, on t’a sauvé la vie, mais tu n’auras plus jamais la même tête. » Et Harry de rire hystériquement, « même si ça faisait mal ». « L’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire », dit Baudelaire, portraitiste de Poe.
Quand il ne pratique pas le comique scalpel, Lou Reed cultive la satire. Dans le genre « Caractères » de La Bruyère, « I Wanna Be Black » est un chef-d’oeuvre, où il faut se garder de confondre l’auteur et le narrateur, un étudiant blanc « complètement naze » de la classe moyenne, qui, comme Harry, est fatigué d’être soi. Vérité romanesque contre mensonge romantique, ce texte artistement farci de stéréotypes ridiculise les hymnes béats des hippies. « I Wanna Be Black » est une gifle à tous les Noirs imaginaires, blancs, noirs ou autres. « Je voudrais être noir. Avoir le rythme dans la peau. Décharger six mètres de foutre aussi et envoyer les juifs se faire enculer. Je voudrais être un Black Panther, avoir une petite amie qui s’appelle Samantha et avoir une écurie de putes sexy. » Qu’on nous permette de citer en anglais ces vers sublimes par la rime en ing : « I wanna be black. I wanna be like Martin Luther King and get myself shot in spring. » Le narrateur de « I Wanna Be Black » rappelle le blancbec sournois et timoré de « I’m Waiting for the Man », qui s’aventure dans Harlem, où il a rendez-vous avec son dealer : « Hey, petit Blanc, qu’est-ce que tu fous uptown? Hey, petit Blanc, qu’est-ce que tu cours après nos femmes ? Oh, pardonnez-moi monsieur, loin de moi cette pensée, je cherche juste un très très cher ami à moi. »
Qu’il chante en « je » ou en « il », Lou Reed l’amuseur se cache toujours derrière un personnage. Dans « Average Man », il proclame : « Je suis un homme moyen. » Formule piquante de la part d’un rock’n’roll animal célèbre pour avoir glorifié les gouffres du SM, de l’héroïnomanie et de « ce qu’on appelle communément le péché », comme il le dit lui-même. Que nous dit cet homme burlesquement lambda? « Moyen dans tout ce que je fais, ma température est de 37 degrés… » C’est le ton de la satire aimable. Mais l’humour de Lou Reed peut se faire assassin. Ecoutez « Billy » qui retrace la vie parallèle de deux amis d’enfance, où s’invite la guerre du Vietnam. Au lycée, Billy est bon élève, bon footballeur ; l’autre, le narrateur, est un rêveur, un inadapté, presque un « idiot ». A la fac, « Billy obtenait des A, j’obtenais des D. […] Alors la guerre éclata, et Billy dut partir. Mais pas moi. J’étais mentalement inapte, ils ont dit. Quand Billy revint, il n’était plus du tout le même. Il avait les nerfs flingués. Mais pas moi. La dernière fois que je l’ai vu, j’ai trouvé ça insupportable. Il n’était plus le Billy que j’avais connu. Autant parler à une porte… Maintenant, je me demande souvent qui de nous deux était l’idiot. »
Chanson anticompassionnelle publiée en 1974, qu’il faudrait comparer à « What’s Happening Brother », un titre de 1971 où Marvin Gaye s’adresse avec un lyrisme fraternel à son frère revenu du Vietnam après trois ans de service. Deux chansons, deux façons antinomiques de composer avec sa culpabilité de « planqué ».
“JE SUIS UN CADEAU POUR LES FEMMES”
Il y a, chez Lou, l’homme qui rit, l’homme qui Reed, un moraliste gangrené par un nihiliste. On en trouve la trace dans « Men of Good Fortune », chanson assez peu progressiste, où l’observation et la description se dissolvent dans la dépression. « Les hommes bien nés, souvent, font chuter des empires, alors que les hommes d’humbles commencements, souvent ne peuvent rien faire du tout. Le fils de riche attend que son père meure. Le pauvre ne fait que boire et pleurer. Et, moi, je m’en fous complètement. » Dans l’oeuvre de Lou Reed, ce super-àquoibonisme enfante aussi des chansons pochades à la Dutronc. « Disco Mystic », où le chanteur, d’un ton convaincu, répète pendant 4 minutes 31 les mots « disco mystic ». « Banging on My Drum » où il répète pendant 2 minutes 21 « je tape sur ma batterie ». Les exégètes se disputent encore pour savoir si ce morceau de 1976 est un hommage ou un doigt d’honneur au punk rock, tandis que d’autres veulent y voir une chanson sur la masturbation. Cherchez Hortense.
Lou, prix nobel du LOL? Quand il n’est pas nihiliste, Reed se rit d’être sceptique. Dans « Turn to Me », il envoie promener avec un esprit plaisamment anti-bigot tous les clercs, les coachs, les gourous et les épiciers de la résilience. « Si ton père se défonce au free base et que ta mère fait des passes, ce n’est quand même pas une raison pour craquer. Rappelle-toi, je suis celui qui t’aime, tu peux toujours m’appeler. »
Dans cette solitude infinie, où puiser le salut? Les femmes sont pour Lou Reed un thème comique de prédilection. Il faut d’abord citer « A Gift » (à ne pas confondre avec « The Gift »). En 1975, Lou Reed chante : « Je suis vraiment un cadeau pour les femmes de ce monde. Comme un bon vin, je me bonifie en vieillissant […].» Le gag, c’est qu’à l’époque où Lou Reed chante « A Gift », il sort avec un travesti nommé Rachel. « He was a she », comme dit ailleurs Lou Reed. Comique de situation ?
Chez le chanteur, la femme est souvent une « reine germanique », horriblement et délicieusement dominatrice (« Caroline Says »). Madame est le clown blanc, monsieur le pitoyable Auguste : « Caroline says that I’m just a toy, she wants a man, not just a boy. » Lou Reed, qui n’eut pas d’enfants, est zavattesque quand il rêve de paternités (« Beginning of a Great Adventure »). « Pourquoi s’arrêter à un? Je pourrais en avoir dix […] comme ces ploucs cinglés que je vois au bar du coin avec leur tribu de mutants porcinets consanguins à sabots fourchus. Je leur apprendrais à poser une bombe. Je vais essayer d’être aussi progressiste que possible. » S’ensuit une liste d’une vingtaine de prénoms. « J’aurais besoin d’un putain d’ordinateur pour garder trace de tous ces noms. » Mais lui laissera-t-on seulement son ordinateur personnel? C’est peu probable, selon « My Red Joystick », chronique d’un divorce, qui incline à la misogynie bouffonne. « Le Seigneur tout-puissant a parlé pour toute l’humanité quand il a dit : prends la Porsche. Prends les mômes. Prends la thune. Baby, prends le tapis […] mais, je t’en prie, laisse-moi mon joystick rouge. » Le joystick est un manche pour console de jeux vidéo. Mais il n’est pas interdit d’y voir ici un motif phallique. Pour finir, écoutez la chanson « Ennui » : comment résumer plus drolatiquement que Lou Reed l’âpre vanité de l’amour en Occident? « Peut-être un jour tu auras une femme et ensuite une pension alimentaire. »