L'Obs

Littératur­e Le prix du Goncourt

Le 3 novembre prochain, L’ACADÉMIE GONCOURT remettra au nouveau lauréat, comme aux précédents, un chèque de… 10 EUROS. Mais qu’en font donc les heureux primés? Enquête

- PAR JULIEN MARTIN

On avait relevé ses faux airs de Balzac, moins sa ressemblan­ce avec Gargantua. Pourtant, Mathias Enard est un gourmand. Après la sole et la salade de ris de veau, il se délecte du chevreuil proposé ce midi-là chez Drouant. Le 3 novembre 2015, il partage en effet la table des dix académicie­ns Goncourt qui viennent de le récompense­r pour son dixième roman, « Boussole » (Actes Sud). Enard, néanmoins, ne touchera pas au fromage. Ce n’est pas qu’il n’a plus d’appétit, c’est qu’il n’est plus disponible : les médias le solliciten­t à nouveau. Il n’a pas le temps de se lever que les questions fusent. Le tourbillon continue. Ses impression­s? Déjà livrées avant les agapes. La genèse de son livre? Idem. Devant son assiette de comté, intacte donc, une tout autre question lui est posée. « Vous avez reçu votre chèque? » Et l’auteur de balbutier, tel son narrateur après une longue nuit d’insomnie à traverser le Moyen-Orient : « Oui, il est là… Ah non, je n’ai pas ouvert l’enveloppe… Ce n’est pas une légende… » Il décachette ladite enveloppe, puis s’écrie, reprenant quelque peu ses esprits : « Voilà, le chèque est de 10 euros ! »

Non, ce n’est pas une légende. Oui, le prix Goncourt est doté de la mirifique somme de 10 euros. « C’est un chèque symbolique, rassure Bernard Pivot, le président de l’Académie. On sait très bien que le lauréat est payé de son prix par les droits d’auteur. Pierre Lemaitre, couronné en 2013 pour “Au revoir là-haut” (Albin Michel), en est déjà à 600000 exemplaire­s imprimés et plus de 20 traduction­s. » Enard a promis de ne pas encaisser le sien. Comme Lydie Salvayre, honorée en 2014. « Je le garde pour les jours difficiles », plaisante-t-elle. Si l’écrivaine, qui raconte la guerre civile espagnole dans « Pas pleurer » (Seuil), avait

remporté le prix Cervantes, décerné de l’autre côté des Pyrénées, elle aurait certaineme­nt empoché son chèque de 125 000 euros. Pas celui du Goncourt : « Je le conserve “fétichiste­ment”, si j’ose dire. » Avant d’oser révéler : « Les jurés du Goncourt m’ont confié – ça les faisait sourire – qu’un seul écrivain avait déposé son chèque à la banque. Mais motus sur son nom. »

Là non plus, ce n’est pas une légende, aux dires de Patrick Rambaud, l’un des dix académicie­ns. « Ce n’est pas étonnant parce qu’il était suisse », s’amuse-t-il. Suivez son regard, il se pose sur Jacques Chessex, le seul Helvète à avoir reçu le Goncourt, pour « l’Ogre » (Grasset), en 1973. L’histoire ne s’arrête pas là. « On lui a demandé de le montrer à la télé. Alors, il nous a réclamé un autre chèque, qu’on lui a fait. Il l’a exhibé… avant de le mettre aussi en banque! » Chessex n’est plus de ce monde pour se défendre. Mais il fait toujours sourire Rambaud. Lui-même, d’ailleurs, qu’a-t-il fait de son chèque, après avoir vu son roman historique, « la Bataille » (Grasset), récompensé à son tour en 1997 ? « Je l’ai encadré. Il est dans ma maison en Normandie, une maison du XIXe siècle, spacieuse mais pourrie, que j’ai achetée en partie grâce à l’argent du Goncourt. » Comprendre : grâce aux droits d’auteur, mais peut-être aussi aux 100 000 francs reçus la même année pour le Grand Prix du roman de l’Académie française, bien moins chiche que celle du Goncourt.

DE 5 000 FRANCS OR À 10 EUROS

Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. A sa mort, en 1896, Edmond de Goncourt laissa un généreux testament : « Je nomme pour exécuteur testamenta­ire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l’année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d’hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, et qui a pour objet la création d’un prix de 5 000 francs destiné à un ouvrage d’imaginatio­n en prose paru dans l’année. » La Société littéraire des Goncourt était née. Elle délivrera son premier prix en 1903 : 5 000 francs or qui, à force de dévaluatio­ns successive­s, vont fondre comme neige au soleil, pour aboutir à une somme de 50 nouveaux francs en 1962. De toute manière, le succès du Goncourt fut tel que, très vite, allouer une petite fortune à son lauréat ne parut plus nécessaire pour lui permettre de vivre de son métier, l’objectif premier de son fondateur.

De fait, ce chèque n’a pas laissé un souvenir impérissab­le à tout le monde. Erik Orsenna (« l’Exposition coloniale », Seuil, 1988) ne l’a pas encaissé, mais il n’a pas la moindre idée de ce qu’il en a fait. « J’ai beaucoup déménagé, s’excuse-t-il. Je me rappelle seulement qu’il était jaunâtre et provenait de la Caisse des Dépôts. A vrai dire, la seule chose dont je me souvienne très bien, c’est qu’à l’instant même où j’ai entendu mon nom, je me suis dit : “Je suis libre !” Libre de ne plus y penser. Parce que les écrivains qui disent qu’ils ne veulent pas le Goncourt sont des menteurs. » Jean-Christophe Rufin (« Rouge Brésil », Gallimard, 2001) ne dit pas autre chose : « L’émotion ne vient pas du chèque. C’est un grelot, que l’on conserve ou non. Moi, je l’avais paumé, mais je viens de le retrouver en rangeant des papiers. Du coup, je l’ai scanné. Je vais peut-être aussi l’encadrer, même si ce n’est pas un objet très beau en soi. » Il s’agissait du tout dernier rédigé en francs. L’année suivante, la dotation est passée à 10 euros, 65 francs. L’ancien médecin n’avait pas fait le calcul. « Je n’ai jamais eu de chance dans la vie », se marre-t-il.

Comme la plupart des récipienda­ires de son époque, Rufin a reçu son chèque par la poste. Tiré par un notaire sur un compte de la Caisse des Dépôts. « Tout était extrêmemen­t impersonne­l, se remémore-t-il encore. Certains pouvaient ne jamais rencontrer les jurés. Cela ne fait qu’une dizaine d’années que le lauréat déjeune avec l’équipe du Goncourt chez Drouant. » Un véritable cérémonial s’est installé peu à peu. Visible jusque sur le chèque lui-même. Il est désormais remis en main propre au lauréat et signé de la Société littéraire des Goncourt. La banque qui gère ses fonds – issus de la Fnac, du Centre national du Livre et de la Mairie de Paris – a également changé. Ce qui n’a pas échappé à Pierre Lemaitre quand l’ex-présidente Edmonde CharlesRou­x lui a remis les 10 euros. « C’est un chèque tiré sur la Caisse d’Epargne, ce qui est bon signe, s’est-il dit. L’Académie semble gérée en bon père de famille. »

L’Académie du Goncourt a aussi remis au goût du jour une ancienne coutume, grâce à la requête du même Lemaitre.

Au cours de son déjeuner de néolauréat, il espérait quelque chose en plus. « J’ai expliqué que j’avais trouvé dans les archives que Roger Vailland avait léguées à la ville de Bourg-en-Bresse la lettre qu’il avait reçue en 1957 lui signifiant que son roman “la Loi” était couronné par le prix Goncourt. Elle était signée de Pierre Mac Orlan, Philippe Hériat, Raymond Queneau… Une merveille. Mais la tradition était tombée en désuétude. Philippe Claudel m’a alors proposé de faire signer le menu de Drouant! Ce que j’ai accepté. J’ai dû avoir l’air d’une groupie. Je leur ai d’ailleurs fourni, quelques semaines plus tard, un fac-similé de la lettre reçue par Vailland. Et, ô surprise, j’en ai ensuite reçu une identique signée des dix académicie­ns. » Elle est aujourd’hui a chée, à côté de son chèque, dans son salon. Et la tradition a repris depuis.

“L’ENCADREUR M’A RÉCLAMÉ 150 EUROS”

A l’image de cette lettre, le modeste chèque est ainsi redevenu un symbole cher. « Il crée toujours la surprise lorsqu’on est en dehors du milieu médiatico-éditorial, raconte Alexis Jenni (“l’Art français de la guerre”, Gallimard, 2011). Quand on nous le donne, il y a un blanc, un moment de flottement incrédule : 10 euros, alors que l’on considère ce prix comme le prix principal, et son récipienda­ire comme un dieu vivant des lettres ? » Il a conservé son chèque dans un dossier cartonné avec le contrat de son premier roman qui l’a fait gagner. Gilles Leroy (« Alabama Song », Mercure de France, 2007) a fini, lui, par l’encadrer, au prix de moult péripéties. « A deux reprises, j’ai oublié mon chèque dans une poche de jean. Et, à deux reprises, il a failli passer à la machine. La première fois, après qu’on me l’a remis. La seconde, après que l’encadreur de mon quartier m’a réclamé 150 euros pour le mettre sous verre parce que, disait-il, il fallait un cadre d’une dimension hors norme. Mais il y a six mois, en passant devant un bazar où tout est à 1 euro, j’ai trouvé un cadre en plexiglas, pas très beau, mais exactement de la taille d’un chèque. Il est désormais posé sur une étagère dans ma maison de campagne, même s’il est devenu presque illisible avec toutes ces aventures. » Un euro, c’est aussi ce qui a fait la di érence pour Marie NDiaye (« Trois Femmes puissantes », Gallimard, 2009). « Les jurés du Goncourt ayant oublié de me remettre le chèque le jour de l’annonce, l’académicie­nne Françoise Chandernag­or me l’a envoyé peu après. Avec humour et élégance, elle l’avait majoré d’un euro pour s’excuser de l’oubli. » Voilà comment elle demeure à ce jour la lauréate la plus richement dotée de l’histoire moderne du Goncourt.

Cette histoire serait toutefois incomplète sans une correction. De taille. Jacques Chessex, disparu en 2009, peut continuer de se reposer, l’âme paisible. Il n’est pas le seul à avoir encaissé l’argent du prix. Avec des relents anarchiste­s que ne renierait pas le dramaturge allemand auquel il a consacré son roman primé, Jacques-Pierre Amette (« la Maîtresse de Brecht », Albin Michel, 2003) lâche tout à trac : « Mon chèque? Je l’ai mis à la banque, évidemment ! Je trouve cela étonnant de l’accrocher au-dessus de son lit, comme un crucifix… » Il estime que « le rapport à l’argent des lauréats est un très bon sujet ». Il ne peut d’ailleurs s’empêcher de conter sa propre histoire. « Dès que j’ai gagné, je suis allé directemen­t chez mon éditeur pour demander 1 000 euros. Francis Esménard m’a répondu : “Euh, tu viens d’avoir le Goncourt, on va plutôt te donner 20 000 euros, déjà.” Et vous savez ce que je suis allé m’acheter? Une trousse de toilette! J’en traînais une depuis des années qui était dégueulass­e. Tout devient irrationne­l quand on remporte le Goncourt. » La faute à des centaines de milliers de ventes, et à un chèque de 10 euros.

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“Voilà, le chèque est de 10 euros !” Mathias Enard
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Le chèque de 50 francs à l’ordre de Jean-Christophe Rufin, en 2001.
 ??  ?? Lydie Salvayre remporte le prix Goncourt 2014 pour « Pas pleurer ». Ici, avec Bernard Pivot chez Drouant.
Lydie Salvayre remporte le prix Goncourt 2014 pour « Pas pleurer ». Ici, avec Bernard Pivot chez Drouant.

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