L'Obs

Le regard de Christophe Deloire

- PAR CHRISTOPHE DELOIRE Secrétaire général de Reporters sans Frontières Ch. D.

Une épidémie d’hostilité à la liberté de la presse se propage-t-elle au Sénat après un premier foyer à l’Assemblée nationale ? A la faveur de l’état d’urgence, une vingtaine de députés socialiste­s prônaient le contrôle de la presse en 2015. En mars, la commission de la Culture du Sénat tentait de dénaturer la propositio­n de loi Bloche sur l’indépendan­ce des médias et le secret des sources. Et voilà qu’en septembre deux sénateurs, un LR et un PS, s’attaquaien­t à la loi de 1881 sur le droit de la presse, déjà écorchée par le transfert de certains délits au Code pénal. Chaque fois, il aura fallu une résistance, y compris du gouverneme­nt. Cette fois, le danger subsiste.

Les sénateurs affirment vouloir rétablir l’« équilibre entre liberté d’expression sur Internet et répression des abus ». Un objectif légitime en soi. Mais on ne saurait nettoyer le droit de la presse avec un camion poubelle après une analyse au Kärcher. Les rapporteur­s ont auditionné neuf magistrats et fonctionna­ires du ministère de la Justice, cinq représenta­nts de l’Intérieur et de l’Agence nationale de la Sécurité des Systèmes d’Informatio­n, trois universita­ires et un avocat. Un fournisseu­r d’accès, Iliad/Free, et le géant de l’internet Google ont soumis des contributi­ons écrites.

Les sénateurs ont-ils pris attache avec un rédacteur en chef ? Un journalist­e ? Un blogueur ? Pas un. Devant la bronca, les élus ont reculé en partie, mais ils ont étendu les délais de prescripti­on « pour les diffamatio­ns, injures ou provocatio­ns commises par l’intermédia­ire d’Internet » et introduit la possibilit­é d’obtenir des réparation­s (potentiell­ement très coûteuses) devant les juridictio­ns civiles. Une entreprise considère que les informatio­ns que vous diffusez sur le web lui ont causé du tort ? Vous pourrez sortir votre carnet de chèques. Dans la panique, une immunité a été introduite pour les « journalist­es profession­nels », comme si, pour calmer les protestati­ons, il convenait de défendre un intérêt catégoriel et non pas l’exercice du journalism­e en soi.

Ce débat majeur mérite mieux que de simples amendement­s au projet de loi égalité et citoyennet­é, qui porte autant sur la « réserve citoyenne » que sur les logements sociaux. La propagande et les manipulati­ons en ligne sont des défis majeurs pour l’humanité, et il est urgent d’éviter de glisser vers l’ère de la « politique post-vérité », décrite par la rédactrice en chef du « Guardian », Katharine Viner, où c’est le mensonge qui donne des leçons au fait vérifié. Sur le champ (de bataille) mondial de l’informatio­n, sous l’emprise croissante des rumeurs, des algorithme­s et des oligarques, nous avons besoin des méthodes et règles d’honnêteté du journalism­e de qualité. Voilà une question qui mérite d’être posée à l’occasion de l’élection présidenti­elle, pour envisager même une nouvelle loi fondatrice qui se substitue à celle de 1881. Il y a bien d’autres sujets de campagne, infiniment plus concrets à première vue, mais la question de notre rapport au monde est l’une des plus politiques qui soient.

“SUR LE CHAMP (DE BATAILLE) MONDIAL DE L’INFORMATIO­N […], NOUS AVONS BESOIN DES MÉTHODES ET RÈGLES D’HONNÊTETÉ DU JOURNALISM­E DE QUALITÉ.”

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