L'Obs

Le point de vue de Nicolas Colin

Associé fondateur de la société d’investisse­ment The Family et professeur associé à l’université Paris-Dauphine

- PAR NICOLAS COLIN N. C.

Pour Albert O. Hirschman, grande figure des sciences sociales, la seule manière pour un individu d’exercer du pouvoir sur une organisati­on consiste à actionner alternativ­ement deux leviers : la prise de parole (voice) et la défection (exit). La prise de parole, c’est quand on vote pour un candidat à une élection, qu’on exprime son mécontente­ment au directeur d’un magasin, qu’on manifeste pour défendre son emploi dans une industrie en crise. La défection consiste à se réfugier dans l’abstention, à cesser d’acheter à une entreprise pour lui préférer un concurrent, à négocier une rupture convention­nelle pour quitter son entreprise avant qu’elle ne soit décimée par un plan social.

La qualité vacillante de notre système éducatif illustre à quel point prise de parole et défection sont complément­aires. Il est possible pour les élèves et leurs parents d’exprimer du mécontente­ment visàvis de l’Education nationale. En revanche, il leur est difficile de faire défection pour rejoindre un autre système. La carte scolaire empêche de passer d’un établissem­ent public à l’autre, à moins d’un déménageme­nt pénible et coûteux. Quant à l’enseigneme­nt privé, en dehors d’aménagemen­ts cosmétique­s, il ne brille guère par sa différence. Le contrat qui lie la plupart des établissem­ents privés à l’Etat, contrepart­ie de l’accessibil­ité financière, empêche l’imaginatio­n radicale : c’est précisémen­t l’objet du contrat que de standardis­er le service rendu. Sans défection possible, la prise de parole n’a du coup pas d’impact… et le système ne change pas.

Bien des obstacles entravent l’améliorati­on du système éducatif. L’un d’eux est la domination écrasante d’un système public encore centralisé et pyramidal, qui ne ménage aucune place ou presque à l’imaginatio­n en matière d’expérience pédagogiqu­e et d’organisati­on des établissem­ents. Le succès de l’ouvrage récent de Céline Alvarez, « les Lois naturelles de l’enfant » (Editions Les Arènes), témoigne pourtant de l’intérêt des usagers pour les démarches innovantes. Mais cellesci n’ont pas leur place dans un système qui se conforme doublement aux principes de l’économie fordiste du xxe siècle : parce qu’il prépare les individus à s’insérer dans cette économie qui disparaît sous nos yeux ; parce qu’il est luimême une organisati­on fordiste, vouée à la production de masse d’un service standardis­é : la mauvaise qualité y est le prix à payer pour la massificat­ion.

Les choses bougent à la marge : la scolarisat­ion à domicile progresse lentement mais sûrement, avec des familles qui se regroupent dans certaines régions pour mutualiser des ressources pédagogiqu­es et du temps de travail à l’échelle de petites communauté­s de parents bénévoles. Surtout, le numérique permet à de nouvelles expérience­s de monter en puissance en dehors du système. D’immenses plateforme­s d’éducation en ligne sont déployées par des entreprise­s numériques. Des communauté­s virtuelles rentrent dans des démarches d’entraide et de soutien entre pairs. Demain, les activités parascolai­res ne seront plus seulement des cours particulie­rs à domicile, mais des applicatio­ns de soutien scolaire où les élèves se connectent les uns aux autres pour échanger des ressources, prodiguer des conseils, collaborer pour créer des manuels scolaires plus à jour et plus personnali­sés.

Un scénario probable, dans ces conditions, est que le système échoue à se transforme­r, comme c’est le cas pour la plupart des organisati­ons fordistes, et qu’un autre système se développe à la marge jusqu’à grandir et provoquer des défections massives. Ce scénario est ambivalent. D’un côté, il constitue un chemin bien compris et balisé de mise à niveau de notre système éducatif. Mais ce chemin va être difficile à parcourir pour beaucoup : les enseignant­s, prisonnier­s d’un système en déliquesce­nce tant on encourage peu leur mobilité profession­nelle ; et certaines familles qui, par crainte ou par manque d’informatio­n ou de choix, resteront accrochées à l’ancien système même si celuici se dégrade sous leurs yeux.

Un autre scénario, plus positif, est que le système change de l’intérieur, grâce à une plus grande autonomie des établissem­ents et un effort systématiq­ue des pouvoirs publics pour diffuser les innovation­s – pour qu’elles ne soient pas réservées à quelques privilégié­s. Un exemple nous est donné par Sophie Gargowitsc­h, maire de Blanquefor­t-surBriolan­ce (Lot-et-Garonne), qui a réussi à obtenir le maintien du financemen­t public de son école tout en la convertiss­ant à la méthode Montessori. Soudain, sa commune est devenue attractive pour tous ceux qui cherchent à faire défection. Grâce à un effort d’innovation éducative soutenu par l’Etat, sa population pourrait augmenter à nouveau dans les années à venir, sécurisant ainsi le financemen­t de son école. Mais il a fallu pour cela la déterminat­ion absolue d’une élue volontaire. Pouvonsnou­s répliquer cette déterminat­ion à l’échelle de toute l’Education nationale ?

“UN DES OBSTACLES À L’AMÉLIORATI­ON DE L’ÉCOLE EST LA DOMINATION ÉCRASANTE D’UN SYSTÈME PUBLIC CENTRALISÉ ET PYRAMIDAL.”

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