L'Obs

“UN BONIMENTEU­R EN FIN DE PARCOURS”

Pour l’écrivain américain d’origine écossaise Iain Levison, la montée en puissance du candidat populiste n’ouvre pas la période la plus sombre des Etats‑Unis, mais peut‑être la plus triste

- PAR IAIN LEVISON*

Depuis l’invention de la propagande, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les dirigeants du monde entier s’émerveille­nt de la facilité avec laquelle ils peuvent manipuler de larges pans de leur électorat. Les leaders des années 1930 ont dû être tout simplement stupéfaits : ils ont découvert les premiers qu’on pouvait inventer des fables, les répéter à l’envi, et que le public ne se contentait pas de les reprendre en choeur, il les croyait! Avec un tel pouvoir, quel genre de mensonge ne pourrait-on pas inventer?

Voici ce qu’a inventé Donald Trump le soir où je suis allé l’écouter à l’un de ses meetings, dans la banlieue de Philadelph­ie : « La semaine dernière, 65 personnes ont été tuées à Chicago. » Pourquoi est-il allé raconter cela à une salle pleine de citoyens ayant accès à internet – et pouvant donc vérifier que le chiffre exact était 10 –, je n’en sais rien. Je comprends bien que, pour décrire l’Amérique d’Obama sous un jour dystopique, il faille de temps en temps forcer le trait. Mais là, c’est de l’amateurism­e. « Hillary n’entend pas de coups de feu de son salon », poursuit-il, comme s’il vivait lui-même dans un abri de SDF plutôt que dans une tour portant son nom. Puis il massacre une plaisanter­ie au demeurant bien trouvée. Voilà ce à quoi elle devait ressembler au départ : « Autrefois, nos voitures étaient fabriquées à Flint, dans le Michigan, et au Mexique ils n’avaient pas l’eau potable. Aujourd’hui, nos voitures sont fabriquées au Mexique, et à Flint, dans le Michigan, on n’a plus d’eau potable. » Mais Trump ne réussit à produire, devant un public perplexe et impavide, qu’un récit confus dans lequel il est question du Mexique, d’eau et de voitures. Puis il semble hésiter un instant à répéter la chose de façon plus claire, mais juge finalement préférable de passer à son sujet préféré : la haine que lui vouent les médias.

Ce soir-là, Trump semble fatigué, usé peut-être par la nécessité d’inventer chaque jour de nouveaux mensonges pour ses fans idolâtres. Il ressemble moins à Mussolini ou à Hitler, les deux personnage­s historique­s auxquels il est le plus souvent comparé, qu’à un bonimenteu­r de foire en fin de parcours. Sa voix est éraillée, son regard n’a pas la vivacité d’un tyran triomphant, mais la lassitude désemparée d’un vieil homme de 70 ans. Ce qu’il est, bien sûr. S’il était élu, il serait le président le plus âgé de l’histoire des Etats-Unis.

Les sympathisa­nts de Trump présents ce soir-là sont jeunes, eux. Ce sont des étudiants et de jeunes parents pleins d’allant, qui font les yeux de Chimène à leur messie. Tous ces mensonges ne les dérangent pas. « La moitié de ce qu’il dit est strictemen­t véridique », m’explique une jeune femme rayonnante d’enthousias­me, apparemmen­t très satisfaite de ce ratio mensonge-vérité de 50-50. Et elle n’a pas tort. Trump se lance dans une diatribe contre l’université de Princeton, qu’il décrit comme une entreprise au capital de 35 milliards de dollars qui engloutit les économies des familles de la classe moyenne. Vrai. Il fulmine contre l’accord de partenaria­t transpacif­ique, traité de libre-échange négocié officieuse­ment par Obama, qui favorise les grandes entreprise­s au détriment des travailleu­rs américains. Vrai, à nouveau. Il souligne qu’aucun banquier n’a été tenu pour responsabl­e de la crise de 2008 (encore vrai) et que les relations douteuses qu’entretient Hillary Clinton avec l’Arabie saoudite sont un réel souci pour la sécurité nationale (toujours vrai). Il ajoute enfin que trois femmes ont déclaré avoir été agressées sexuelleme­nt par Bill Clinton, l’une d’entre elles (Juanita Broaddrick) l’accusant de viol. Vrai, une fois de plus.

Il est certains sujets que les médias traditionn­els refusent d’aborder. Ils sont tout simplement interdits. Les organes de presse grand public qui couvrent la campagne de Trump ne relaient pas ces déclaratio­ns, ils préfèrent se concentrer sur le manque de classe du personnage. Ils s’étonnent ensuite que tant d’Américains s’entichent d’un pervers narcissiqu­e de 70 ans. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? gémissent-ils en se grattant la tête, ignorant à quel point les deux grands partis politiques du pays maltraiten­t le peuple américain depuis trente ans. Les démocrates et les républicai­ns se sont alliés pour ignorer le climat, l’explosion du coût des études, l’état pitoyable de notre système de santé,

un système judiciaire qui a mis sous les verrous près de 1% de la population, et une politique étrangère incohérent­e qui coûte 500 milliards de dollars par an et nous vaut la haine de quasiment toute la planète. Les deux partis n’en ont pas moins promis à leurs sympathisa­nts qu’ils avaient la solution à tous ces problèmes. Que tout allait bien se passer.

Trump est trop bête et trop incompéten­t pour régler quoi que ce soit, mais au moins il évoque ces questions. Et quand il s’adresse à un public totalement désabusé, c’est suffisant. Ce ne sont pas des imbéciles qui assistent à son meeting, mais des gens habités par un tel cynisme, par une telle rage, qu’ils sont prêts à incendier le pays, et le monde entier s’il le faut, pour tout recommence­r de zéro.

Bien sûr, il ne l’emportera pas. Il n’a aucune chance de le faire. Il ne l’a jamais eue. C’est l’autre grand secret que les médias ne vous diront pas. S’ils vous le disaient, vous cesseriez de regarder leurs reportages sans fin. 90 millions de spectateur­s ont regardé le premier débat, autant que le Super Bowl, le plus grand événement sportif de l’année. Ce sont ces chiffres-là qui comptent. Trump terrifie les gens, et il fait vendre des espaces publicitai­res sur les réseaux d’informatio­n. Mais aucun sondage ne l’a jamais placé en tête, et, alors que la date de l’élection approche, il ne cesse de perdre du terrain. Il va perdre avec une marge qui sera certaineme­nt la plus importante de notre histoire, ce qui aura l’effet comique de donner à Hillary Clinton, une candidate que quasiment personne n’aime, la victoire électorale la plus éclatante depuis la Seconde Guerre mondiale.

« C’est l’heure la plus sombre de notre histoire », marmonne Trump à la foule. Il a apparemmen­t oublié la crise de 1929, Pearl Harbor, les pages terribles de la guerre d’Indépendan­ce et de la guerre de Sécession. Ce n’est pas l’heure la plus sombre, mais ce pourrait bien être la plus triste. Si Hillary Clinton est ce qu’il y a de pire au niveau politique, Donald Trump est ce qu’il y a de pire au niveau humain. Un délinquant sexuel multirécid­iviste se présente contre la femme d’un autre délinquant sexuel multirécid­iviste, et des actes déplacés deviennent le point de mire de la campagne présidenti­elle. Personne ne parle politique. Thomas Jefferson et Benjamin Franklin se retournent dans leur tombe.

Mais ne vous inquiétez pas. Tout va bien se passer.

(*) Le premier roman d’Iain Levison, « Un petit boulot », a été adapté au cinéma par Pascal Chaumeil en 2016.

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Donald Trump se recueille pendant une rencontre avec la communauté de la Cleveland Heights Church (Ohio) le 21 septembre.

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