LE SYNDROME DE “LADY MACBETH”
La romancière américaine Siri Hustvedt s’insurge contre l’“implacable misogynie de la campagne” et défend Hillary Clinton, une candidate détestée jusque dans son propre camp
En 1995, Hillary Clinton, alors première dame des EtatsUnis, prononçait un discours à la quatrième Conférence mondiale sur les Femmes des Nations unies, à Pékin. Elle y affirmait : « Les femmes représentent plus de la moitié de la population mondiale, 70% des pauvres dans le monde, et les deux tiers de ceux à qui on n’a appris ni à lire ni à écrire. Nous nous occupons des enfants et des personnes âgées du monde entier. Pourtant, une grande partie de notre travail n’est pas valorisée, que ce soit par les économistes, par les historiens, par la culture populaire ou par les chefs de gouvernement. » Dans cette allocution à la fois abrupte et éloquente, Clinton évoqua la détresse des Américaines pauvres qui travaillent au salaire minimum, qui n’ont les moyens ni de se soigner ni de faire garder leurs enfants et qui vivent dans la peur de la violence dans leur propre foyer. Elle énuméra les abus dont les femmes sont victimes dans le monde entier, les infanticides des petites filles, l’esclavage, l’immolation par le feu de femmes mariées, les viols, les mutilations génitales et les droits restreints, voire inexistants liés à la procréation. « S’il y a un message que l’on doit retenir à l’issue de cette conférence, c’est que les droits de l’Homme sont les droits des femmes et que les droits des femmes sont les droits de l’Homme, une fois pour toutes. »
Plus de vingt ans après, les paroles de Clinton mériteraient à nouveau d’être prononcées. Les économistes, les historiens, la culture populaire et les chefs de gouvernement sous-estiment encore aujourd’hui les différents travaux effectués par les femmes, que ce soit à la maison, dans la recherche scientifique ou dans le domaine artistique. Ce travail n’est pas seulement négligé et rabaissé dans le prétendu monde développé ou parmi les conservateurs, il l’est aussi d’innombrables façons par des gens de toute obédience politique. L’histoire de Hillary Clinton en est un exemple éclatant.
Clinton est la fille d’un républicain colérique et brutal et d’une mère éprouvée depuis longtemps par son mariage, mais qui a néanmoins toujours encouragé et choyé sa fille. Bien avant sa rencontre avec Bill Clinton, en 1971, Hillary Rodham était déjà engagée socialement et politiquement. En 1964, à 16 ans, elle soutient le candidat républicain à la présidentielle Barry Goldwater, sans doute comme son père. Mais, peu après, ses idées politiques changent radicalement. Au lycée, elle s’oppose à la guerre du Vietnam, soutient la campagne présidentielle d’Eugene McCarthy [démocrate, lui aussi opposé la guerre, NDLR] et contribue à organiser une grève étudiante de deux jours après l’assassinat de Martin Luther King Jr. A l’école de droit de Yale, elle travaille pour le Centre d’Etudes sur l’Enfance, enquête sur des cas de maltraitance d’enfants à l’hôpital de New Haven, et donne gratuitement des conseils juridiques aux plus pauvres. En 1973, elle publie un article marquant dans la « Harvard Educational Review », titré « Les enfants devant la loi ». Elle est avocate pour le Fonds de Défense des Enfants et enseigne le droit pénal à l’université de l’Arkansas. En 1975, elle épouse Bill Clinton, mais garde son nom de jeune fille, Hillary Rodham. Quand son mari devient gouverneur de l’Arkansas, les projecteurs se braquent sur le couple, et l’« épouse » subit des attaques. Les électeurs voient d’un mauvais oeil cette femme qui a gardé son nom de jeune fille. Elle commence alors à se faire appeler « Hillary Clinton » ou « Mme Bill Clinton ».
La presse est, elle aussi, hostile à l’égard de cette femme indépendante qui gagne plus d’argent que son mari. En 1992, Daniel Wattenberg compare Hillary Rodham-Clinton à Lady Macbeth dans « The American Spectator » [une revue conservatrice]. Il décrit une femme « inflexible sur ses objectifs, dominant un époux malléable et avec un inquiétant manque de bienveillance, tout cela teinté d’un abondant mépris féministe pour le rôle traditionnel des femmes ». Cette description viset-elle une personne en particulier ou est-elle l’expression d’un rejet qui viserait le type d’humanité féminin
de l’ambitieuse ? En réalité, Clinton est une femme politique perspicace, modérée. Ses opinions sur le commerce, par exemple, ont évolué. Elle courtise les « Américains ordinaires » et Wall Street, à l’instar des hommes politiques qui réussissent, y compris Barack Obama.
Des variantes de l’histoire de Lady Macbeth ont hanté Hillary Clinton et continuent à la tourmenter. A plusieurs reprises, elle a été accusée d’avoir commis des actes criminels et a été la cible d’enquêtes, parfois durant des années. Des millions de dollars ont été dépensés, sans qu’aucune violation de la loi de sa part n’ait pu être révélée au grand jour. Pendant les rassemblements de Trump, ses partisans hurlent à l’unisson : « Enfermez-la ! », « Trumpez cette salope », et les tee-shirts qui proclament « Hillary sucks but not like Monica » – « Hillary est nulle [« suce » en anglais] mais pas comme Monica [Monica Lewinsky, stagiaire qui avait eu une aventure avec Bill] » – s’arrachent. Dans de grands journaux progressistes, des journalistes, des hommes mais aussi des femmes, écrivent à l’envi sur la coiffure, les tenues et le décolleté de Clinton. Ils l’ont traitée avec une condescendance qu’ils n’auraient pas eue pour un homme. Un journaliste du « Washington Post » a estimé que Clinton avait besoin d’un « collier électrique [comme pour les chiens] que ses assistants pourraient déclencher lorsqu’elle crie d’une voix perçante ». Un autre journaliste, sur une chaîne de télé de gauche, a déclaré : « Elle a un côté castratrice, péremptoire et flippante. » Au cours des primaires de 2008, une journaliste du « New York Times » a plusieurs fois qualifié Clinton de « candidate la plus virile ». Elle l’a aussi appelée « la dominatrice des débats ». Après son excellente performance lors du premier débat contre Donald Trump, Hillary Clinton a été critiquée à la télévision pour avoir « trop révisé ». Quand elle montre ses émotions, elle est faible. Quand elle ne les montre pas, elle est froide.
Il n’y a pas si longtemps, Clinton a raconté un souvenir à propos de son examen d’entrée à l’école de droit de Yale. Elle était l’une des seules femmes dans la pièce. Avant le début de l’épreuve, un groupe d’hommes a crié aux femmes : « Vous n’avez pas à être ici ! Il y a tellement d’autres choses que vous pourriez faire ! » Clinton a ensuite admis qu’elle savait qu’elle était perçue comme « froide et insensible, mais, a-t-elle expliqué, en tant que jeune femme, j’ai dû apprendre à contrôler mes émotions. La voie est difficile, car on doit se protéger, se maîtriser. Et, dans le même temps, il ne faut pas avoir l’air de vivre derrière un bouclier ». Le chemin à emprunter pour les femmes est bien plus rude que pour les hommes. En 2010, une étude de Brescoll et Okimoto menée à la Harvard Kennedy School a montré que, quand on dit à des personnes qu’un homme politique brigue le pouvoir, elles le perçoivent comme fort, confiant et compétent. Mais, lorsqu’on leur apprend qu’une femme veut accéder à d’importantes responsabilités, les femmes autant que les hommes « ressentent un sentiment d’indignation morale (mépris, peur, dégoût…) ». La différence entre les deux réactions est pour le moins frappante.
Mais, depuis plusieurs mois, en dépit du fait que l’on a pour la première fois dans notre pays une femme solide comme candidate, des médias supposément objectifs ont évité d’évoquer l’implacable et terrible misogynie de la campagne. La haine non dissimulée de Donald Trump à l’égard des femmes et son langage répugnant pour parler de nous pourraient, peut-être, propulser Hillary Clinton à la Maison-Blanche. Je ne le sais pas. Ce que je sais, c’est que les droits des femmes n’ont pas encore le même statut que les droits de l’Homme, et que nous ferions bien de nous rappeler ces mots de Christine de Pisan dans « le Livre de la Cité des dames », écrit en 1405 : « La grandeur ou l’humilité d’un être humain ne sont pas déterminées par son sexe, mais par son comportement et ses vertus. » Si nous retenons ces critères, alors entre Donald Trump et Hillary Clinton, je dois dire qu’il n’y a pas d’hésitation possible.