L'Obs

POURQUOI LES FAUCONS VOTENT HILLARY

Effrayés par l’isolationn­isme de Trump, les néoconserv­ateurs veulent que l’Amérique redevienne le gendarme du monde. Et placent leurs espoirs dans la candidate progressis­te

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL À WASHINGTON CHRISTOPHE BOLTANSKI

Il est surprenant de trouver son propre journal a ché dans le bureau d’un des personnage­s les plus influents de Washington. William Kristol a encadré une double page du « Nouvel Observateu­r » consacrée aux « néocons », un courant dont il est le chef de file. L’article, signé par notre confrère Vincent Jauvert, remonte au renverseme­nt de Saddam Hussein par l’armée américaine en avril 2003 et s’intitule : « Après l’Irak, le monde ». Les idéologues qui entouraien­t le président Bush rêvaient alors d’étendre la « Pax Americana » au Moyen-Orient et même à l’ensemble de la planète. « Ça n’a pas été le cas, concède Kristol. La prochaine fois peut-être ? »

Les néoconserv­ateurs ne dictent plus la politique étrangère d’un pays en proie aujourd’hui au doute et au repli sur soi. Sans avoir renoncé à leurs idéaux, ils se montrent moins batailleur­s. Les fiascos irakien et afghan les ont rendus plus réservés, sinon circonspec­ts. Les voilà, pourtant, de nouveau sur le pied de guerre. Unis ou presque, comme à la grande époque. Cette fois, ils n’appellent pas à la chute d’un dictateur kaki et moustachu, mais à la défaite d’un tribun peroxydé qui porte les couleurs de leur propre famille politique : Donald Trump, le canditat républicai­n à la présidence.

Habitué des plateaux télévisés, William Kristol dirige le « Weekly Standard », la bible des néocons. Contrairem­ent à tant de leaders républicai­ns, il n’a pas attendu les innombrabl­es dérapages du magnat de l’immobilier pour le qualifier d’« homme dangereux », de « charlatan » et de « populiste autoritair­e ». C’est un opposant de la première heure, le général en chef d’une campagne qu’il a luimême baptisée « #NeverTrump ». « Il va perdre, répète-t-il. La preuve ? Il n’y a pas de jeunes dans son entourage. Il incarne un mouvement sur le déclin. » Une prédiction à considérer avec prudence. Kristol s’est souvent trompé. Sur la guerre en Irak, qui, assurait-il, ne durerait que « deux mois et non huit ans ». Sur Barack Obama, dont il annonçait la défaite face à Hillary Clinton en 2006. Et sur Donald Trump.

A maintes reprises durant les primaires, il a annoncé sa fin. Une fois le milliardai­re intronisé, il a tenté en vain de susciter une candidatur­e républicai­ne dissidente. Les sauveurs pressentis, Mitt Romney, adversaire malheureux de Barack Obama en 2012, puis David French, un obscur avocat du Tennessee, se sont tour à tour désistés. « C’est dommage, Trump est si mauvais et Hillary n’étant pas très bonne, ils auraient pu gagner », commente-t-il. A l’approche de la présidenti­elle, il hésite à glisser dans l’urne le nom d’un indépendan­t, Evan McMullin, un conservate­ur totalement inconnu. Il pourrait aussi, pour la première fois de sa vie, voter démocrate « si le scrutin se révèle trop serré ». Tout sauf Trump.

A New York, le « Wall Street Journal », le plus grand quotidien des Etats-Unis, a che dans l’un de ses couloirs pas moins d’une trentaine de prix Pulitzer. Cela fait un an que l’un de ses lauréats, Bret Stephens, instruit inlassable­ment le procès du promoteur immobilier. D’une chronique à l’autre, il dénonce un nouveau « Mussolini », une « grande gueule vulgaire », un être « dénué de toute décence humaine ». Une croisade inattendue pour un commentate­ur qui se présente comme un républicai­n de toujours. Plus surprenant encore a été son appel à élire Hillary Clinton. La victoire de la démocrate en novembre constituer­ait « le meilleur espoir pour les conservate­urs », écrit-il dès le mois de mai. « Je n’ai pas eu d’hésitation, dit-il. Quelle que soit mon opinion sur Hillary, c’est une libérale. Son adversaire est antilibéra­l. Il me fait penser à une Marine Le Pen sans rouge à lèvres. Ce serait une catastroph­e sur les plans à la fois moral et géopolitiq­ue s’il devenait le leader du monde libre. »

Le journalist­e fustige le protection­nisme du candidat républicai­n, sa haine des immigrés, son rejet du droit du sol, mais aussi et surtout son isolationn­isme. Son plaidoyer en faveur de « l’Amérique d’abord ». Une formule lourdement connotée. Durant l’entre-deux-guerres, c’était le cri de ralliement des partisans d’une neutralité bienveilla­nte à l’égard du nazisme. D’un Charles Lindbergh qui, à la veille de l’attaque de Pearl Harbor, dénonçait le bellicisme des Britanniqu­es, des juifs et de l’administra­tion Roosevelt. « Je ne suis pas certain que Trump sache ce que cela signifie historique­ment, mais ce n’est pas un accident s’il a repris ce slogan, estime Bret Stephens. Il est obsédé par les hommes forts comme Poutine, Erdogan ou Orban. »

A l’instar de tous les néocons, Stephens est hanté par les années 1930. Comme

eux, il considère que seule l’Amérique peut sauver l’humanité du chaos et faire triompher la démocratie. Dès qu’elle baisse sa garde, prévient-il, les dictatures en profitent « car leur instinct de base est de percevoir la faiblesse chez les autres ». De la mer de Chine à la Méditerran­ée, les voilà de nouveau à l’offensive. Une conséquenc­e, selon lui, de la politique de retrait d’Obama, dont l’isolationn­isme de Trump ne serait qu’une « version extrême ». Un président qu’il tient en partie responsabl­e des guerres en Ukraine ou en Syrie : « En août 2013, quand il a laissé le régime de Bachar al-Assad recourir à l’arme chimique, Poutine a compris qu’il n’était pas sérieux et envahi la Crimée six mois plus tard. »

Bret Stephens s’en déclare convaincu : « En Syrie, Hillary n’aurait pas permis la violation de nos lignes rouges. » Il en veut pour preuve son attitude de fermeté lorsqu’elle était secrétaire d’Etat et son rôle clé dans l’interventi­on en Libye en 2011. « Elle se rangeait toujours du côté des faucons » incarnés par Bob Gates, secrétaire à la Défense de Bush, puis d’Obama, ou par son successeur, Leon Panetta. Si de nombreux néocons, tel Paul Wolfowitz, ex-numéro deux du Pentagone sous Bush junior, appuient sa candidatur­e, est-ce parce qu’ils la considèren­t comme l’une des leurs? Une « reine guerrière », comme l’écrivait le « Weekly Standard » lors de sa nomination à la tête de la diplomatie américaine? Sénatrice, elle avait approuvé l’équipée irakienne. Un péché que son adversaire Donald Trump, luimême pourtant favorable à l’opération en son temps, ne cesse de dénoncer. La conversion de la dirigeante démocrate aux vertus de la puissance américaine daterait, selon William Kristol, de ses années passées à la Maison-Blanche auprès de son époux, Bill Clinton. Un président qui, en fin de mandat, avait chassé par la force les troupes serbes du Kosovo et ramené la paix dans les Balkans. « Depuis, même si les choses ne sont pas parfaites, on ne s’y massacre plus, souligne le patron du “Weekly Standard”. Hillary en a tiré la leçon qu’une action armée de l’Amérique peut marcher. »

Pour les néocons, le conflit dans l’ex-Yougoslavi­e a également constitué un tournant. « Nous avons alors compris que, malgré l’effondreme­nt de l’Union soviétique, nous devions continuer à exercer notre leadership dans notre intérêt et dans celui de l’humanité », se souvient Joshua Muravchik, une des principale­s figures de la mouvance qui pendant les massacres en Bosnie militait ardemment en faveur d’une interventi­on. Lui aussi choisira Hillary en novembre. Par défaut : « C’est une vraie girouette. Je ne l’aime pas du tout, mais je la préfère à Donald Trump. »

L’homme d’affaires, martèle-t-il, « non seulement déshonore la politique par son comporteme­nt, mais défend des positions totalement inacceptab­les sur le plan internatio­nal ». A commencer par ses liens troubles avec la Russie, l’ancien « empire du mal », un crime impardonna­ble pour ces intellectu­els qui, durant la guerre froide, désertèren­t la gauche parce qu’ils la jugeaient trop molle à l’égard de l’URSS. « On sait que Poutine vote pour lui », dit Joshua Muravchik. Les services de renseignem­ent américains viennent ainsi d’accuser Moscou du piratage des serveurs du Parti démocrate afin d’influer sur le cours de la campagne électorale.

Les critiques de Donald Trump à l’égard de l’Alliance atlantique et de ses Etats membres qui ne contribuen­t pas suffisamme­nt à l’effort de défense ne peuvent que réjouir le maître du Kremlin. Ainsi avait-il déclaré au « New York Times » qu’une fois élu il ne volerait pas automatiqu­ement au secours des pays Baltes en cas d’attaque russe, une atteinte à l’article 5 du traité de l’Otan. « C’est terrifiant ! s’écrie Bret Stephens. Si j’étais estonien, je me dépêcherai­s de décrocher un visa pour la Nouvelle-Zélande. » « Trump confond les relations internatio­nales et les affaires, ajoute Joshua Muravchik. La politique étrangère, c’est une question de vie ou de mort, de guerre ou de paix. Il s’agit d’un domaine où on ne gagne pas d’argent, mais où on en dépense. »

La victoire du magnat de l’immobilier « ferait courir un risque à notre pays », avaient prévenu fin septembre, dans une lettre ouverte, 50 responsabl­es de la sécurité, proches du Parti républicai­n, dont un ancien directeur de la CIA et deux exsecrétai­res d’Etat adjoints. « Notre communauté est bien organisée et sait se faire entendre », note, avec le sourire, Danielle Pletka. La vice-présidente de l’American Enterprise Institute, le grand think tank des néocons, ne désarme pas. Elle continue de prôner une politique plus agressive sur tous les fronts. Aucun doute chez cette dame de fer. Pas même sur l’Irak. « Des erreurs sérieuses ont été commises, concède-t-elle, mais quand nous nous sommes retirés de ce pays, nous étions vainqueurs. Point à la ligne ! » Elle ne croit pas non plus que ses concitoyen­s soient tentés par le « splendide isolement » : « Ils veulent seulement une politique étrangère plus efficace. » Malgré son rejet de Trump, Danielle Pletka ne votera pas Hillary : « Sa morale évolue selon les circonstan­ces. » Elle se contentera de patienter quatre ans, jusqu’à la prochaine présidenti­elle, le temps pour les républicai­ns de « se doter d’une nouvelle direction ».

“ON SAIT QUE POUTINE VOTE POUR TRUMP.” JOSHUA MURAVCHIK, UNE DES PRINCIPALE­S FIGURES DES NÉOCONSERV­ATEURS

 ??  ?? La statue de Bill Clinton à Pristina, au Kosovo, inaugurée en 2009.
La statue de Bill Clinton à Pristina, au Kosovo, inaugurée en 2009.
 ??  ?? A Washington, William Kristol, directeur du « Weekly Standard », et chef de file des néoconserv­ateurs.
A Washington, William Kristol, directeur du « Weekly Standard », et chef de file des néoconserv­ateurs.
 ??  ?? L’armée américaine intervient àMossoul en 2003. Sénatrice, Hillary avait approuvé l’équipée irakienne.
L’armée américaine intervient àMossoul en 2003. Sénatrice, Hillary avait approuvé l’équipée irakienne.

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