POURQUOI LES FAUCONS VOTENT HILLARY
Effrayés par l’isolationnisme de Trump, les néoconservateurs veulent que l’Amérique redevienne le gendarme du monde. Et placent leurs espoirs dans la candidate progressiste
Il est surprenant de trouver son propre journal a ché dans le bureau d’un des personnages les plus influents de Washington. William Kristol a encadré une double page du « Nouvel Observateur » consacrée aux « néocons », un courant dont il est le chef de file. L’article, signé par notre confrère Vincent Jauvert, remonte au renversement de Saddam Hussein par l’armée américaine en avril 2003 et s’intitule : « Après l’Irak, le monde ». Les idéologues qui entouraient le président Bush rêvaient alors d’étendre la « Pax Americana » au Moyen-Orient et même à l’ensemble de la planète. « Ça n’a pas été le cas, concède Kristol. La prochaine fois peut-être ? »
Les néoconservateurs ne dictent plus la politique étrangère d’un pays en proie aujourd’hui au doute et au repli sur soi. Sans avoir renoncé à leurs idéaux, ils se montrent moins batailleurs. Les fiascos irakien et afghan les ont rendus plus réservés, sinon circonspects. Les voilà, pourtant, de nouveau sur le pied de guerre. Unis ou presque, comme à la grande époque. Cette fois, ils n’appellent pas à la chute d’un dictateur kaki et moustachu, mais à la défaite d’un tribun peroxydé qui porte les couleurs de leur propre famille politique : Donald Trump, le canditat républicain à la présidence.
Habitué des plateaux télévisés, William Kristol dirige le « Weekly Standard », la bible des néocons. Contrairement à tant de leaders républicains, il n’a pas attendu les innombrables dérapages du magnat de l’immobilier pour le qualifier d’« homme dangereux », de « charlatan » et de « populiste autoritaire ». C’est un opposant de la première heure, le général en chef d’une campagne qu’il a luimême baptisée « #NeverTrump ». « Il va perdre, répète-t-il. La preuve ? Il n’y a pas de jeunes dans son entourage. Il incarne un mouvement sur le déclin. » Une prédiction à considérer avec prudence. Kristol s’est souvent trompé. Sur la guerre en Irak, qui, assurait-il, ne durerait que « deux mois et non huit ans ». Sur Barack Obama, dont il annonçait la défaite face à Hillary Clinton en 2006. Et sur Donald Trump.
A maintes reprises durant les primaires, il a annoncé sa fin. Une fois le milliardaire intronisé, il a tenté en vain de susciter une candidature républicaine dissidente. Les sauveurs pressentis, Mitt Romney, adversaire malheureux de Barack Obama en 2012, puis David French, un obscur avocat du Tennessee, se sont tour à tour désistés. « C’est dommage, Trump est si mauvais et Hillary n’étant pas très bonne, ils auraient pu gagner », commente-t-il. A l’approche de la présidentielle, il hésite à glisser dans l’urne le nom d’un indépendant, Evan McMullin, un conservateur totalement inconnu. Il pourrait aussi, pour la première fois de sa vie, voter démocrate « si le scrutin se révèle trop serré ». Tout sauf Trump.
A New York, le « Wall Street Journal », le plus grand quotidien des Etats-Unis, a che dans l’un de ses couloirs pas moins d’une trentaine de prix Pulitzer. Cela fait un an que l’un de ses lauréats, Bret Stephens, instruit inlassablement le procès du promoteur immobilier. D’une chronique à l’autre, il dénonce un nouveau « Mussolini », une « grande gueule vulgaire », un être « dénué de toute décence humaine ». Une croisade inattendue pour un commentateur qui se présente comme un républicain de toujours. Plus surprenant encore a été son appel à élire Hillary Clinton. La victoire de la démocrate en novembre constituerait « le meilleur espoir pour les conservateurs », écrit-il dès le mois de mai. « Je n’ai pas eu d’hésitation, dit-il. Quelle que soit mon opinion sur Hillary, c’est une libérale. Son adversaire est antilibéral. Il me fait penser à une Marine Le Pen sans rouge à lèvres. Ce serait une catastrophe sur les plans à la fois moral et géopolitique s’il devenait le leader du monde libre. »
Le journaliste fustige le protectionnisme du candidat républicain, sa haine des immigrés, son rejet du droit du sol, mais aussi et surtout son isolationnisme. Son plaidoyer en faveur de « l’Amérique d’abord ». Une formule lourdement connotée. Durant l’entre-deux-guerres, c’était le cri de ralliement des partisans d’une neutralité bienveillante à l’égard du nazisme. D’un Charles Lindbergh qui, à la veille de l’attaque de Pearl Harbor, dénonçait le bellicisme des Britanniques, des juifs et de l’administration Roosevelt. « Je ne suis pas certain que Trump sache ce que cela signifie historiquement, mais ce n’est pas un accident s’il a repris ce slogan, estime Bret Stephens. Il est obsédé par les hommes forts comme Poutine, Erdogan ou Orban. »
A l’instar de tous les néocons, Stephens est hanté par les années 1930. Comme
eux, il considère que seule l’Amérique peut sauver l’humanité du chaos et faire triompher la démocratie. Dès qu’elle baisse sa garde, prévient-il, les dictatures en profitent « car leur instinct de base est de percevoir la faiblesse chez les autres ». De la mer de Chine à la Méditerranée, les voilà de nouveau à l’offensive. Une conséquence, selon lui, de la politique de retrait d’Obama, dont l’isolationnisme de Trump ne serait qu’une « version extrême ». Un président qu’il tient en partie responsable des guerres en Ukraine ou en Syrie : « En août 2013, quand il a laissé le régime de Bachar al-Assad recourir à l’arme chimique, Poutine a compris qu’il n’était pas sérieux et envahi la Crimée six mois plus tard. »
Bret Stephens s’en déclare convaincu : « En Syrie, Hillary n’aurait pas permis la violation de nos lignes rouges. » Il en veut pour preuve son attitude de fermeté lorsqu’elle était secrétaire d’Etat et son rôle clé dans l’intervention en Libye en 2011. « Elle se rangeait toujours du côté des faucons » incarnés par Bob Gates, secrétaire à la Défense de Bush, puis d’Obama, ou par son successeur, Leon Panetta. Si de nombreux néocons, tel Paul Wolfowitz, ex-numéro deux du Pentagone sous Bush junior, appuient sa candidature, est-ce parce qu’ils la considèrent comme l’une des leurs? Une « reine guerrière », comme l’écrivait le « Weekly Standard » lors de sa nomination à la tête de la diplomatie américaine? Sénatrice, elle avait approuvé l’équipée irakienne. Un péché que son adversaire Donald Trump, luimême pourtant favorable à l’opération en son temps, ne cesse de dénoncer. La conversion de la dirigeante démocrate aux vertus de la puissance américaine daterait, selon William Kristol, de ses années passées à la Maison-Blanche auprès de son époux, Bill Clinton. Un président qui, en fin de mandat, avait chassé par la force les troupes serbes du Kosovo et ramené la paix dans les Balkans. « Depuis, même si les choses ne sont pas parfaites, on ne s’y massacre plus, souligne le patron du “Weekly Standard”. Hillary en a tiré la leçon qu’une action armée de l’Amérique peut marcher. »
Pour les néocons, le conflit dans l’ex-Yougoslavie a également constitué un tournant. « Nous avons alors compris que, malgré l’effondrement de l’Union soviétique, nous devions continuer à exercer notre leadership dans notre intérêt et dans celui de l’humanité », se souvient Joshua Muravchik, une des principales figures de la mouvance qui pendant les massacres en Bosnie militait ardemment en faveur d’une intervention. Lui aussi choisira Hillary en novembre. Par défaut : « C’est une vraie girouette. Je ne l’aime pas du tout, mais je la préfère à Donald Trump. »
L’homme d’affaires, martèle-t-il, « non seulement déshonore la politique par son comportement, mais défend des positions totalement inacceptables sur le plan international ». A commencer par ses liens troubles avec la Russie, l’ancien « empire du mal », un crime impardonnable pour ces intellectuels qui, durant la guerre froide, désertèrent la gauche parce qu’ils la jugeaient trop molle à l’égard de l’URSS. « On sait que Poutine vote pour lui », dit Joshua Muravchik. Les services de renseignement américains viennent ainsi d’accuser Moscou du piratage des serveurs du Parti démocrate afin d’influer sur le cours de la campagne électorale.
Les critiques de Donald Trump à l’égard de l’Alliance atlantique et de ses Etats membres qui ne contribuent pas suffisamment à l’effort de défense ne peuvent que réjouir le maître du Kremlin. Ainsi avait-il déclaré au « New York Times » qu’une fois élu il ne volerait pas automatiquement au secours des pays Baltes en cas d’attaque russe, une atteinte à l’article 5 du traité de l’Otan. « C’est terrifiant ! s’écrie Bret Stephens. Si j’étais estonien, je me dépêcherais de décrocher un visa pour la Nouvelle-Zélande. » « Trump confond les relations internationales et les affaires, ajoute Joshua Muravchik. La politique étrangère, c’est une question de vie ou de mort, de guerre ou de paix. Il s’agit d’un domaine où on ne gagne pas d’argent, mais où on en dépense. »
La victoire du magnat de l’immobilier « ferait courir un risque à notre pays », avaient prévenu fin septembre, dans une lettre ouverte, 50 responsables de la sécurité, proches du Parti républicain, dont un ancien directeur de la CIA et deux exsecrétaires d’Etat adjoints. « Notre communauté est bien organisée et sait se faire entendre », note, avec le sourire, Danielle Pletka. La vice-présidente de l’American Enterprise Institute, le grand think tank des néocons, ne désarme pas. Elle continue de prôner une politique plus agressive sur tous les fronts. Aucun doute chez cette dame de fer. Pas même sur l’Irak. « Des erreurs sérieuses ont été commises, concède-t-elle, mais quand nous nous sommes retirés de ce pays, nous étions vainqueurs. Point à la ligne ! » Elle ne croit pas non plus que ses concitoyens soient tentés par le « splendide isolement » : « Ils veulent seulement une politique étrangère plus efficace. » Malgré son rejet de Trump, Danielle Pletka ne votera pas Hillary : « Sa morale évolue selon les circonstances. » Elle se contentera de patienter quatre ans, jusqu’à la prochaine présidentielle, le temps pour les républicains de « se doter d’une nouvelle direction ».
“ON SAIT QUE POUTINE VOTE POUR TRUMP.” JOSHUA MURAVCHIK, UNE DES PRINCIPALES FIGURES DES NÉOCONSERVATEURS