CALIFORNIE, LE LABO DE LA GAUCHE QUI OSE
Cannabis, économie verte : le gouverneur Jerry Brown semble avoir trouvé la martingale dans l’un des Etats les plus riches de l’Amérique
Haleine contre salive, la guerre sera sans pitié ! A ma gauche, le breathalizer, testé par une start-up d’Oakland, Hound Labs; à ma droite, le potalyzer, développé par une équipe de l’université Stanford. Le premier permet aux conducteurs de sou er dans un boîtier afin de voir s’ils ont ou non consommé trop de cannabis pour prendre le volant. Le second utilise leur salive pour mesurer la même chose. Breathalizer ou potalyzer? Toute la Californie retient son sou e… en attendant de légaliser le hasch, dans moins d’un mois.
Le 8 novembre, les 39 millions de Californiens ne se contenteront pas de choisir leur président et leurs congressmen, juges ou shérifs. Ils trancheront sur 17 questions référendaires et décideront (sûrement) de légaliser la production et la consommation récréative de marijuana; (sans doute) de renforcer le contrôle des armes à feu et d’interdire les sacs en plast<ique jetables; (peut-être) d’abolir la peine de mort. Gauchistes, les Californiens? Ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Deux mois jour pour jour avant l’élection, leur gouverneur, Jerry Brown, a signé une loi imposant au Golden State de réduire de 40% ses émissions de gaz à e eAtUSdTeIN s(TeErXArSe). Le 19 septembre, il a récidivé en approuvant près de 1 milliard de dollars de crédit pour des programmes dédiés à l’environnement. Ce n’est pas tout. Le 1er juillet, avant de s’envoler pour deux semaines de vacances dans la Vieille Europe (l’incongruité !), Brown a promulgué plusieurs lois durcissant le contrôle des armes à feu. Cette signature survenait trois semaines après l’entrée en vigueur d’une loi d’option de fin de vie autorisant (sous condition) les malades en phase terminale à mettre fin à leurs jours, et quelques jours après que Brown eut signé une autre loi demandant à Washington d’autoriser l’Etat à permettWrAeSHIaNuGTxONiDmC migrés en situation irrégulière de bénéficier de l’Obamacare (la réforme de l’assurance-maladie mise en
place par Obama). Il est vrai qu’en Californie ces derniers peuvent déjà passer le permis de conduire, être couverts par la Sécu pour les mineurs ou encore postuler à des bourses pour leurs études supérieures…
A trop se fixer sur Donald Trump, on a fini par oublier l’autre réalité de cette campagne : une Amérique des grandes villes et des régions côtières qui change à toute vitesse et devient plus mélangée, tolérante et – mais oui – de gauche. Une Amérique qui préfigure celle de demain, bien di érente de celle de Trump, de couleur blanche, freinant des quatre fers et engluée dans un passé mythique et idéalisé. Cette Amérique-là, cette gauche-là ont un labo : la Californie. Labo… ou repoussoir. Car, pour la droite républicaine, le Golden State est un antimodèle, l’exemple de tout ce qu’il faut éviter si l’on ne veut pas que les Etats-Unis s’abîment dans une décadence à l’européenne. Mitt Romney, en 2012, avait à demi blagué sur le sujet, affirmant que les hommes d’a aires du monde entier craignaient de voir l’Amérique « devenir comme la Grèce, l’Italie, l’Espagne ou… la Californie ». Et le Texas s’est longtemps vanté de doper sa croissance en volant à son lointain voisin de l’Ouest des entrepreneurs découragés par trop d’impôt et de réglementation.
Plus maintenant. Plombé par la baisse du prix du pétrole et du gaz naturel, le Texas est en panne alors que la Californie tient la forme, avec 378 000 emplois créés en un an. Et, tandis que Trump accuse le Mexique d’envoyer aux Etats-Unis des immigrants qui « apportent la drogue, le crime » et « sont des violeurs », leur premier Etat d’accueil gère sans drame son nouvel ADN à 39% latino. Sur le campus de Riverside de l’université de Californie, à 100 kilomètres à l’est de Los Angeles, on croise partout des
freshmen (étudiants de première année) hispaniques, et pour cause : leur nombre a augmenté de 60% en un an, ils représentent la moitié des étudiants de première année. Des jeunes comme José, 18 ans. « Mes parents sont venus de Guadalajara, ils n’avaient pas un sou, raconte ce fils unique passionné d’informatique. Je suis le premier à aller à l’université. » Ou Norberto Carmona, arrivé aux Etats-Unis à l’âge de 2 ans et lui aussi fils de Mexicains pauvres. « J’ai choisi Riverside parce que c’est une fac accueillante pour tous », confie-t-il. Un peu plus loin, Veronica, Canna et Priscila font le tour de ce campus qu’elles ont choisi pour la même raison. « Je suis la première de la famille à aller en fac, témoigne Veronica. Vous imaginez la fête qu’il y a eu à la maison! » « Plus d’un “freshman” sur deux est un étudiant de première génération et 44% viennent de familles à bas revenus, indique Emily Engelschall, directrice des admissions pour le premier cycle. Pourtant, à l’arrivée, les taux de réussite à l’obtention du diplôme sont très similaires d’un groupe ethnique à l’autre. » Cerise sur le gâteau, la fac a recruté tous ces nouveaux étudiants sans faire baisser leur niveau à l’admission, excellent comme dans toutes les facs du système Ucla (université de Californie à Los Angeles).
Le changement sans drame? On le retrouve aussi dans ce qui concerne l’environnement. Sans doute parce qu’elle a longtemps été le cancre en la matière, la Californie a été l’un des premiers Etats à se décider à combattre le réchauffement de la planète. En 2006, Arnold Schwarzenegger promulguait une loi qui « changera le cours de l’histoire », promettait-il alors. Depuis, le mouvement n’a pas faibli. Plus du quart de l’électricité de l’Etat provient d’énergies
renouvelables, un pourcentage qui passera – obligation légale – à un tiers en 2020 et à 50% dix ans plus tard. Par une journée de beau temps, le solaire fournit déjà l’équivalent de huit réacteurs nucléaires, et plus personne ne nie le leadership technologique qu’a pris la Californie dans ce domaine. Et ce n’est qu’un début. Jerry Brown vient à peine de donner son accord à la loi ordonnant à l’Etat de réduire de 40% d’ici à 2030 ses gaz à effet de serre (par rapport à leur niveau de 1990) que l’on évoque déjà une nouvelle législation imposant une réduction de 80% d’ici à 2050 – l’année même où, selon certaines estimations, les émissions des grandes villes mondiales auront doublé.
L’idée, comme souvent avec cette « nouvelle frontière » qu’est la Californie, est de donner l’exemple, de lancer le mouvement. « Nous osons faire ce dont les autres se contentent de rêver », aime à répéter le gouverneur. Avec un mélange d’ingéniosité, de pragmatisme et d’activisme. Ingéniosité? L’Etat ne sera pas le premier à légaliser la marijuana à des fins récréatives, quatre autres l’ont déjà fait. Mais il est déjà le premier producteur de cannabis. Et, pour en revenir à notre breathalizer du début, il s’apprête à mettre la main sur le marché des « haschotests » (équivalents de l’alcootest pour le hasch). Histoires californiennes typiques : Hound Labs, la start-up testant un détecteur par l’haleine, a été fondée par un chirurgien des urgences qui est aussi shérif adjoint de son comté et investisseur en capital-risque (!). « En tant que chirurgien, j’étais aux premières loges pour voir les conséquences de la conduite sous l’effet du cannabis et, comme shérif adjoint, je suis témoin de la frustration de mes collègues », indique Mike Lynn, le PDG. L’équipe rivale, elle, en est encore au stade du prototype avec son potalyzer. « Nous ne savons pas encore si nous ferons appel au capital-risque », précise Tyler O’Brien Shultz, l’un des deux jeunes universitaires de Stanford travaillant sous l’autorité de leur ancien prof. « L’université Stanford nous soutient à fond, elle veut voir la recherche universitaire trouver des débouchés dans le monde réel. Elle paie nos salaires, mais les patentes liées à la technologie lui appartiennent. »
Le pragmatisme? Celui de l’ONG écolo Sierra Club, forte de 2,4 millions d’adhérents. Le 16 septembre, la ville de Los Angeles, si longtemps synonyme de smog, s’est ralliée à son initiative « Ready for 100 », qui veut voir 100 villes américaines s’engager à fonctionner avec une énergie « propre » à 100%. A L.A., le DPW – le Service d’eau et d’électricité, le plus important du pays – a reçu l’ordre de mettre en place les étapes qui permettront d’atteindre ce but. « Chaque ville est différente et il n’y a pas une seule façon d’y arriver, explique Jodie Van Horn, directrice du programme de Sierra Club. L’important, c’est de démarrer le processus. » Les activistes écolos de L.A. se sont mobilisés en masse et le résultat est là : après San Francisco, San Jose et San Diego, Los Angeles est la dernière grande ville de l’Etat à se fixer un objectif qui aurait encore paru complètement farfelu il y a quelques années. Mais elle le fait sans se glisser dans un carcan rigide, un costume réglementaire à taille unique. Pragmatisme très californien, aussi, de la part de l’avocat Richard Ruggieri, mais dans un tout autre domaine. Ce type aux yeux doux, qui vit sur les hauteurs de Berkeley, a obtenu une victoire unique, sans précédent aux Etats-Unis : il a mis en faillite un fabricant d’armes à feu, Bryco Arms. Tout seul, avec sa patience de moine jonglant avec 150 cartons de documents et dépositions, Ruggieri a défendu un client paralysé, alors qu’il était enfant, par un coup tiré accidentellement avec un revolver défectueux. Cela a pris de longues années, mais son client a déjà récupéré 8 millions de dollars. « J’ai empêché la défense de politiser le dossier, raconte l’avocat, je n’ai cessé de dire aux jurés que nous n’étions pas hostiles aux armes à feu. » Sa victoire lui vaut malgré tout des lettres haineuses, comme celle d’un « vrai Américain » anonyme envoyée du Mississippi, qu’il nous tend : « Espérons que quelqu’un visera ta tête avec son arme et appuiera sur la gâchette […], le voilà, l’Etat niqué merdeux qu’est la Californie ! »
Le réalisme de Richard Ruggieri n’est pas si éloigné de celui de Jerry Brown, le gouverneur : celui-ci a fait voter cet été six lois renforçant le contrôle des armes à feu, mais a mis son veto à cinq autres.
Brown est un pragmatique, nourri par sa longue expérience (il fut déjà gouverneur dans les années 1970), par son naturel prudent et une amitié avec un philosophe français de l’université Stanford, Jean-Pierre Dupuy, « catastrophiste éclairé ». Brown est un mélange étonnant : son scepticisme centriste qui se méfie des solutions toutes faites colle bien à la culture individualiste et libertaire de l’Etat. Il se défie tout autant des lobbys syndicaux, par exemple, que de ceux de la Silicon Valley. Il a un côté jésuite austère qui lui fait regarder à deux fois à la dépense. Ainsi, il a insisté pour que l’on mette de côté un matelas de plus de 2 milliards de dollars en prévision du prochain retournement de conjoncture. Et il sait parfaitement que la Californie est loin d’être exemplaire : la distribution de la richesse y est particulièrement inégalitaire (avec plus de 20% de pauvres, un record national), et les bulles high-tech que sont la Silicon Valley, San Francisco et maintenant Los Angeles rendent la vie chaque jour un peu plus inabordable pour les habitants de ces régions.
Mais Jerry Brown est aussi un véritable homme de gauche, qui ne met pas ses convictions dans sa poche : il a signé une loi instituant le paiement d’heures supplémentaires pour les travailleurs agricoles et une autre fixant le salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Comptable mais courageux : à 78 ans, Jerry Brown a peut-être trouvé la martingale de la gauche gagnante. En Californie, en tout cas, celle-ci se porte plutôt bien.
LE GOUVERNEUR BROWN SE DÉFIE TOUT AUTANT DES LOBBYS SYNDICAUX QUE DE CEUX DE LA SILICON VALLEY