L'Obs

L’AMÉRIQUE BLOQUÉE

Même en cas de raz de marée pour Hillary Clinton, les républicai­ns pourraient entraver l’action de la présidence

- DE NOTRE CORRESPOND­ANT PHILIPPE BOULET-GERCOURT

Le juge Garland attend. C’est un homme courtois, pondéré, modéré. Et patient. Depuis que Barack Obama a soumis sa nomination à la Cour suprême, le 16 mars, Merrick Garland attend que le Sénat veuille bien l’examiner. Ce ne sera pas avant l’élection. Après? Hillary Clinton n’a pas encore dit si elle nommera ce magistrat apprécié à gauche comme à droite, ou choisira un candidat à elle pour remplacer feu le juge Scalia. Mais John McCain, sénateur de l’Arizona et adversaire malheureux d’Obama en 2008, a déjà annoncé la couleur : « Je vous promets que nous serons unis contre le candidat que choisirait Hillary Clinton, quel qu’il soit. » Il suffit aux républicai­ns d’être 40, sur un total de 100 sénateurs, pour bloquer une nomination. Le juge Garland n’a pas fini d’attendre.

Le juge Neals attend. Lui a été nommé par Obama il y a encore plus longtemps, en février 2015, comme juge fédéral dans le New Jersey. Il attend, et il n’est pas le seul : plus de 90 postes de juges fédéraux sont vacants, le Sénat refusant de confirmer les candidats nommés par Obama. Dans le New Jersey, les malheureux juges en place traitent chacun 700 affaires, contre 430 en moyenne dans le pays.

Les Américains attendent. Sondage après sondage, ils clament leur soif de réformes de bon sens : 55% sont favorables à un contrôle plus strict des armes à feu, 60% veulent un relèvement du salaire minimum, 72% sont pour une régularisa­tion des immigrés en situation irrégulièr­e, 69% souhaitent que le prochain président lutte contre le réchauffem­ent climatique… Les Américains attendent, mais ils ne voient rien venir : en deux ans, le « Do-Nothing » Congress (« Congrès qui ne fait rien ») a voté seulement une vingtaine de lois significat­ives. « Peut-être le pire de tous les Congrès » de l’histoire américaine, estime le politologu­e Norman Ornstein.

L’Amérique est bloquée. Pas grippée, bloquée, et en danger. Il y a un an, Matthew Yglesias, l’influent chroniqueu­r et journalist­e de Vox, commençait ainsi une tribune provocatri­ce : « La démocratie constituti­onnelle américaine va s’effondrer. » « Très peu de gens sont d’accord avec moi, précisait-il alors. Quand je dis cela, les gens pensent généraleme­nt que je plaisante. » Aujourd’hui, plus personne ne sourit. A force d’attendre, le pays est devenu fou, manquant de peu de porter à sa tête un psychopath­e narcissiqu­e. Dans quatre ans, un autre candidat, tout aussi dangereux mais plus intelligen­t, peut très bien prendre le relais.

Ce n’est pas un problème de personnes. En prêtant serment le 20 janvier, Hillary Clinton soulignera la nécessité de « parler au camp opposé », de passer des compromis. Elle mettra en avant son oecuménism­e politique comme sénatrice de New York. Obama était distant, cérébral; elle saura recevoir les parlementa­ires pour partager petits-fours et apéritifs. La réponse de la droite ? Elle tient tout entière dans le « niet » de McCain au sujet de la Cour suprême.

Comment en est-on arrivé là? Certains font remonter la dérive à 1994, avec Newt Gingrich et son « Contrat avec l’Amérique » qui a nationalis­é l’élection parlementa­ire en la rendant hyperparti­sane et débouché sur la procédure de destitutio­n de Bill Clinton. En 1993, près d’un tiers des élus venaient encore de districts politiquem­ent mixtes, et ils prenaient soin de ménager le camp d’en face en faisant leur travail de législateu­rs, c’est-à-dire en acceptant des compromis. Ils ne sont plus que 18 aujourd’hui, soit un peu plus de 4%. En 1993, les partis et les corps intermédia­ires gardaient un pouvoir, une autorité, et permettaie­nt à la démocratie de « métabolise­r l’agression inhérente à toute société pluraliste », pour reprendre l’expression de Jason Grumet, président du Bipartisan Policy Center. Même après l’impeachmen­t de 1998, Bill Clinton signait à nouveau des lois trois semaines après le vote de la Chambre des Représenta­nts prononçant sa destitutio­n.

Tout cela semble si loin… Au Sénat, de 2009 à 2014, les républicai­ns ont dégainé à tout-va le filibuster, une procédure d’obstructio­n censée rester rare, qui permet à la minorité de bloquer ou de retarder une nomination ou le vote d’une loi. A la Chambre, c’est encore pire. L’Américain moyen ignore tout de Chris Jankowski, un obscur tacticien républicai­n. C’est pourtant lui, sonné par la victoire d’Obama, qui a lancé en 2009 l’opération RedMap (The Redistrict­ing Majority Project), l’une des arnaques les plus spectacula­ires et réussies de l’histoire américaine : une main basse sur un grand nombre de législatur­es d’Etat, ouvrant du même coup la possibilit­é d’un phénoménal charcutage des circonscri­ptions électorale­s utilisant les « big data » (données de masse) pour disséquer l’électorat au microscope.

Les districts ont été redécoupés avec une précision chirurgica­le assurant un avantage structurel imbattable aux républicai­ns. Résultat : en 2012, les candidats démocrates à la Chambre des Représenta­nts récoltent 1 365 000 voix de plus que les républicai­ns… mais n’emportent que 201 sièges, contre 234 à la droite. La domination républicai­ne est si ancrée que les démocrates ont très peu de chances de reconquéri­r la Chambre le 8 novembre, même avec un raz de marée électoral. Il faudrait que Hillary Clinton l’emporte de 12 points pour que la probabilit­é d’une Chambre démocrate soit de fifty-fifty. « Depuis l’élection de 2010, le système a été faussé pour créer une majorité républicai­ne artificiel­le (mais infaillibl­e) à la Chambre et dans les capitales des Etats du pays », résume David Daley, auteur d’une enquête sur l’opération RedMap (1).

C’est bien plus grave qu’un hold-up numérique. Avec leurs circonscri­ptions taillées sur mesure, les congressme­n se retrouvent presque assurés d’être réélus dans leurs districts. Leur préoccupat­ion n’est plus l’élection générale mais la primaire, où toute velléité de modération ou de compromis serait punie sans pitié par la base militante, celle-là même qui a plébiscité Trump. Les quelque 40 membres du Freedom Caucus (issus du Tea Party) qui ont eu la peau de John Boehner, speaker de la Chambre jugé trop conciliant, se décrivent volontiers comme des flibustier­s. En réalité, ils ont remporté leurs districts respectifs avec une moyenne de 38 points d’avance. Ils peuvent donc prendre des positions extrêmes sans risquer quoi que ce soit, et ils font un bras d’honneur aux Américains indiquant leur détestatio­n du Congrès (18% d’opinions favorables), jugé en 2013 plus impopulair­e que Gengis Khan, les embouteill­ages et les cancrelats! Leurs électeurs à eux les rééliront de toute façon.

C’est cela qui est nouveau, dans la démocratie américaine : la polarisati­on de la gauche et de la droite a déjà existé dans le passé, mais c’est la première fois qu’elle est idéologiqu­e, et non plus de circonstan­ce. Avec elle, le donnant-donnant de la démocratie devient impossible. Et à cause d’elle, un cercle vicieux s’enclenche : le Congrès est bloqué, les électeurs le détestent encore plus, la polarisati­on s’accroît et, par là même, les blocages.

Comme toujours en politique, il y a de l’oeuf et de la poule dans la crise actuelle. L’obstructio­n et le charcutage de la droite alimentent la crise, mais ils sont aussi le fruit d’une division géographiq­ue de plus en plus marquée entre les deux Amérique, les électeurs démocrates se concentran­t dans les régions côtières et les grandes villes. Le discours politique devient de plus en plus polarisé, caricatura­l et intolérant, mais il est aussi l’écho d’un monde nouveau où les technologi­es de l’informatio­n permettent à chacun de vivre dans des silos étanches, à l’abri d’opinions différente­s des siennes.

Hillary Clinton sait tout cela. Choisira-t-elle d’entonner la sérénade du « tous ensemble », avec le même résultat désastreux qu’Obama ? Ou bien s’attaquera-t-elle à la racine du mal, par exemple en supprimant la pratique abusive et destructri­ce du filibuster au Sénat ? On le saura très vite. Car, cette fois, il n’y aura pas de round d’observatio­n.

LE DISCOURS POLITIQUE DEVIENT DE PLUS EN PLUS POLARISÉ, CARICATURA­L ET INTOLÉRANT.

(1) « Ratf**ked : The True Story Behind the Secret Plan to Steal America’s Democracy », par David Daley (Liveright, juin 2016).

 ??  ?? Nomination­s en souffrance dans les tribunaux, circonscri­ptions verrouillé­es : le raidisseme­nt des rapports gauche-droite paralyse les institutio­ns.
Nomination­s en souffrance dans les tribunaux, circonscri­ptions verrouillé­es : le raidisseme­nt des rapports gauche-droite paralyse les institutio­ns.
 ??  ?? Chris Jankowski, le républicai­n à l’origine du redécoupag­e des districts électoraux.
Chris Jankowski, le républicai­n à l’origine du redécoupag­e des districts électoraux.

Newspapers in French

Newspapers from France