L'Obs

« La police française ? Un gâchis ! »

Le chercheur Sebastian Roché analyse la colère des forces de l’ordre. Pour l’auteur de “De la police en démocratie”, les policiers se sentent méprisés depuis des années

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Comment interpréte­z-vous le mouvement de protestati­on des policiers depuis une semaine partout en France ?

Je pense que l’émotion suscitée par les événements dramatique­s de Viry-Châtillon a engendré cette mobilisati­on. Les policiers, par ailleurs, ne se sentent plus légitimes, plus reconnus. Ils en conviennen­t euxmêmes, et ce sentiment n’est pas récent. Le gouverneme­nt connaît l’état moral de ses troupes, qui figure dans le rapport social annuel de la police, enregistré et publié par l’administra­tion depuis 2014. Mais derrière cette colère, je vois aussi un système corporatis­te où tout se négocie depuis trop longtemps derrière des portes fermées. Un huis clos dont les citoyens sont exclus. Les policiers dans la rue dénoncent les magistrats, leur hiérarchie et le gouverneme­nt. Je pense qu’ils devraient aussi s’interroger sur leur propre rapport au public. Et ainsi comprendre la désaffecti­on et parfois même la haine dont ils sont victimes. Je veux dire que pour en venir à tenter de tuer des policiers, à les brûler vifs, il faut les haïr. Et ce n’est une question ni de business ni de drogue. J’essaie d’analyser ce sentiment auprès d’adolescent­s dans les quartiers pauvres pour comprendre quels sont les ressorts de cette relation défectueus­e à la police. Je déplore que le ministère n’en fasse pas autant.

L’un des porte-parole autoprocla­més des manifestan­ts était un ancien policier candidat sur une liste Front national à Paris aux dernières élections municipale­s. Pensez-vous que ce mouvement illustre la progressio­n de ce parti dans les rangs des forces de l’ordre ?

Non, pas directemen­t. Je pense qu’il était spontané. Par contre, il est vrai qu’il y a une sensibilit­é de droite et d’extrême droite importante dans la police. Deux études montrent la préférence des agents pour des partis politiques défendant un discours d'ordre et une idéologie xénophobe. Celle de l’institut de sondage Ifop en 2014 qui porte sur les gendarmes mobiles et les gardes républicai­ns : en comparant les bureaux de vote de leurs casernes à ceux de la commune, on constate en 2012 un sur-vote massif en faveur de Marine Le Pen, qui atteint 46%, soit 28 points de plus que la moyenne. En 2015, le Cevipof [le centre de recherches politiques de Sciences-Po, NDLR] a relevé que les intentions de vote en faveur du Front national, qui étaient de 30% en 2012, sont passées à 51,5% en 2015. Scores qu’on peut comparer à ceux de l’ensemble de la fonction publique d’Etat aux mêmes dates, soit 16% et 22,7%.

Les policiers revendique­nt l’élargissem­ent de la légitime défense. Qu’en pensez-vous ?

C’est très symbolique. Pour les policiers français, l’arme, c’est le pouvoir. En Grande-Bretagne, les agents sont en majorité non armés. Je pense que l’élargissem­ent de la légitime défense n’apportera rien aux fonctionna­ires. Mais je sais qu’ils font un métier difficile. Nous avons fait des centaines d’heures de patrouille dans des unités différente­s, à Grenoble et à Lyon, en 2012 et 2013. On peut estimer qu’il y a moins d’un incident sérieux toutes les 500 heures. Nous avons vu des policiers qui subissent des invectives. D’autres aussi qui répondent aux provocatio­ns, sortant de la voiture, prêts à « enlever l’uniforme » et à « aller au carton ». Mais que l'encadremen­t par un gradé expériment­é modère ces relations. Il n’y a donc pas de fatalité, mais une chaîne de causalités qui acculent les policiers au point de devenir violents. Il faut l’analyser pour faire la police autrement.

A vous lire, le problème majeur, c’est que la police se méfie de la population qu’elle se doit pourtant de protéger ?

Absolument. A ce titre, la France fait figure d’exception en Europe, où les policiers ont en général le même niveau de méfiance que la population dans le pays où ils travaillen­t. Chez nous, la défiance des policiers envers la population est supérieure à celle ressentie par cette dernière. Cela tient à une culture profession­nelle atypique, compliquée à inverser, qui se conjugue à l’absence de cohérence des gouverneme­nts. Nous comptons environ 130 000 policiers et 100 000 gendarmes. Il faudrait un programme pluriannue­l qui fasse consensus à gauche comme à droite. A défaut, nous avons des politiques qui développen­t la police de proximité, d’autres qui l’interrompe­nt, comme Sarkozy l’a fait. Et une gauche timorée qui, derrière, se contente de demi-mesures. Manuel Valls, en arrivant au ministère de l’Intérieur, a dit devant les élèves de l’école des cadres de la police : « Nous ne ferons rien sans vous. » Ainsi fut-il. Je pense que le ministre de l’Intérieur ne doit pas être le premier flic de France, il doit représente­r les citoyens.

Vous parlez dans votre livre d’une « police des identités invisibles » qui « clive la société », plutôt qu’une police de tranquilli­té. L’hostilité est donc semblable, dans les rangs de la police comme chez les jeunes, avec pour ressort une défiance commune à l’égard de ce qui est institutio­nnel ?

Oui, les jeunes des quartiers populaires évoquent le même clivage. Et utilisent les mêmes mots, l’exigence de « respect » notamment. Il y a en effet une symétrie dans cette opposition, avec des deux côtés des personnes rejetant un système qui les a oubliés. Quand on regarde les opinions des jeunes et des adultes dans les quartiers défavorisé­s, comme je l’ai fait à travers des enquêtes lourdes, on voit que le niveau d’hostilité

est très fort. Les opinions anti-police dans ces zones sont majoritair­es. Ce rejet très important de la police fait qu’elle ne peut pas devenir spontanéme­nt partenaire d’une discussion. C’est un lien qui ne peut se construire que sur le long terme, sur dix ans.

Comment expliquez-vous cette rupture ?

Dans les « banlieues », il y a des gens plutôt pauvres, jeunes, laissés-pour-compte, avec une culture anti-police enkystée. Même ceux qui n’ont pas de relation à la police y sont hostiles. Car elle est perçue comme inégalitai­re, traitant la population différemme­nt en fonction de ses origines ethniques. Même si ce sentiment peut n’être pas toujours juste, il discrédite énormément la police.

Ce face-à-face conduit-il aujourd’hui à une augmentati­on des drames ?

Si nous constatons une réelle hostilité, les homicides restent exceptionn­els. Quand on regarde le nombre de fonctionna­ires morts en service ou en mission, ils étaient 23 en moyenne par an il y a cinquante ans, et 8 dans la période 2010-2015, dont moins d’un tiers par homicide. Si l’on s’en tient aux informatio­ns des associatio­ns, de l’autre côté, 6 à 8 personnes meurent chaque année au cours d’une opération de police. Comparativ­ement aux Etats-Unis, c'est bien meilleur.

Comment réparer ce lien ?

Il y a deux choses dans la police en démocratie : le service, comprendre ce que les gens attendent ; et l’égalité de traitement, reconnaîtr­e que chacun a droit à la même chose. Comprendre, cela passe par le dialogue. Ce sont d’énormes défis.

Les revendicat­ions des policiers sont loin de ces enjeux…

En effet, il n’y a pas d’exigence des policiers de se rapprocher des citoyens. Au contraire, les policiers demandent des primes de risque, des augmentati­ons de salaires, du matériel, etc. Ils s’inquiètent d’acquérir un gilet pare-balles plus performant, un casque balistique, de rehausser la hauteur des boucliers de 20 centimètre­s, d’augmenter la portée des Flash-Ball. Ils s’enfoncent dans un paradoxe. L’effet de ces mesures renforcera le clivage dont les agents souffrent.

Les moyens financiers ne suffiront donc pas à résorber le malaise ?

Je m’étrangle quand j’entends des candidats à droite proposer la création de 50 000 postes. C’est comme si on disait que chez Peugeot, le problème serait de ne pas embaucher assez d’ouvriers. Non, la question, c’est le business model. Que veut-on faire faire à ces ouvriers ? Les gardiens de la paix sont les ouvriers qualifiés de la police. Si la qualité n’entre pas comme un indicateur, on se retrouve dans l’industrie automobile à la fin des années 1970.

Vous pensez que la France ne s’interroge pas assez sur l’efficacité de sa police ?

Oui, comme si cela équivalait à remettre en question son autorité. L’Angleterre, depuis Tony Blair, s’est lancée dans un programme de recherches doté de centaines de milliers d’euros par an. Au Danemark, qui enregistre en Europe la meilleure relation entre forces de l’ordre et population, la mission de la police est clairement de conquérir la confiance des gens. En France, où j’enseigne à l’école des commissair­es depuis 1993, on apprend aux élèves que « force doit rester à la loi ». Autrement dit : la police doit être prête à gagner la confrontat­ion. C’est ça, le modèle implicite de la police française.

Le discours sécuritair­e, à droite comme à gauche, ne semble pas le remettre en question…

Tout dépend des périodes. Entre 1980 et 1995, on a connu une convergenc­e vers la police de proximité. Charles Pasqua était d’accord. Jospin l’a faite. Puis nous sommes entrés dans une période de clivage avec Nicolas Sarkozy, qui a fait un enjeu politique du thème de la sécurité pour préparer les élections qui ont suivi. Après son passage, la gauche, traumatisé­e par cette politique, n’a plus jamais osé penser différemme­nt. Maintenant, il y a un alignement strict des positions de la gauche et de la droite quand elles sont au pouvoir : on assène qu’il faut construire des places de prison supplément­aires, que c’est possible de revoir les conditions d’utilisatio­n des armes à feu, que les effectifs sont insuffisan­ts. En matière de sécurité, il n’y a plus de gauche, au sens où la police devrait contribuer à la cohésion sociale. C’est pourtant, à mon sens, sa fonction supérieure.

Vous avez peu d’espoir pour notre police ?

Je ne veux pas qu’on pense pour autant qu’on a la pire police du monde. Nous ne sommes pas bons. Mais nous ne sommes ni la Russie, ni l’Ukraine, ni la Bulgarie. La police a la loyauté, les compétence­s, les ressources humaines qu’il faut. Je corrige les examens des jeunes cadres policiers, les capacités sont indéniable­s. C’est un gâchis. Il n’y a pas de vision politique du changement, alors que les temps, les gens, leurs couleurs, leurs attitudes ont changé.

Les syndicats ont rencontré le président de la République mercredi. Qu’en ressort-il ?

On ne peut pas avoir d’espoir dans une période de crise parce que les syndicats doivent se ressouder avec leur base, dans un contexte de radicalité. Ils ne veulent pas déborder le gouverneme­nt et vont s’accorder avec ce dernier sur des mesures techniques pour que tout le monde sorte la tête haute du conflit. Nous sommes en période de campagne électorale, où aucun chantier ne peut être lancé sur le long terme. Je crains que rien ne change après ce mouvement, qui n’aura été qu’une crise pour rien.

“LA POLICE A LA LOYAUTÉ, LES COMPÉTENCE­S, LES RESSOURCES HUMAINES QU’IL FAUT. ” SEBASTIAN ROCHÉ

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Le 22 octobre entre République et le Bataclan, les policiers défilent pour exprimer leur colère.
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Leurs revendicat­ions : des primes de risque, des augmentati­ons de salaire, du matériel…

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